Pourquoi « la Révolution des montagnes » ? (I)
Pourquoi « la Révolution des montagnes » ?
(texte inachevé du 15 octobre 2006)
Introduction
Alors qu’il était encore peu connu en Allemagne – et il le fut jusqu’à sa mort – Nietzsche intitula un des essais d’Ecce homo « Pourquoi j’écris de si bons livres ». N’étant point aussi provocateur que le philosophe moustachu, je me contenterai d’un « Pourquoi la Révolution des montagnes ». Certes il n’est point de réponse définitive au « pourquoi » d’une oeuvre littéraire, ni non plus de commentaire meilleur qu’un autre. L’auteur ne peut délivrer aucune clé, et toutes sortes d’éclairages subjectifs sur son oeuvre peuvent valoir mieux que le sien.
Je me bornerai donc ici à simplement rappeler dans quel contexte historique et psychologique est né le roman « La révolution des montagnes », et quelle vision du monde et de la vie, je n’ose dire quelle philosophie, sous-tendait au moment où je l’écrivais, certaines de ses scènes.
Qui furent pour moi Fulgaran, Tania Heaven, qu’ont représenté les grands thèmes auxquels je les ai confrontés ? Je voudrais expliciter quelque peu l’arrière-plan de toute cette affaire, ne serait-ce que pour limiter certains malentendus grossiers.
Je dois tout d’abord préciser que ce roman eut une histoire un peu singulière. J’en ai écrit une première version en 1990, à l’âge de 20-21 ans. J’étais alors étudiant à Paris, très loin de mon Béarn natal. Issu d’une famille ouvrière du Sud-Ouest, je supportais assez mal à la vie dans les chambres de bonne et l’ambiance bourgeoise de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Cet univers de solitude et de dureté tranchait avec la douceur des années de lycée à Pau. En même temps, j’étais tenu par l’ambition. Il semblait que le sacrifice que je vivais était rempli de promesses. C’est à cette époque que j’ai commencé à réfléchir à l’identité béarnaise, à sa place dans la France du XX ème siècle.
J’écrivis alors une première version de La Révolution des Montagnes. Ce fut un roman très long (300 pages) dont le personnage central, François Delorca était une sorte d’homme à femmes et de philosophe charismatique qui portait pour ainsi dire sur ses épaules une révolution identitaire un peu « post-moderne » en Béarn. Il était assisté par une compagne très belle, Patricia Dumonteil, et tout le roman racontait l’essor et le déclin du couple, tout en alimentant l’intrigue de personnages secondaires (des étudiants révolutionnaires notamment) qui allaient problématiser cette histoire, jusqu’à l’effondrement final de la République pyrénéenne.
Le roman collectionnait les clichés, quoi qu’il prétendît en jouer, dans la forme du roman philosophique. Je l’envoyai à quelques éditeurs qui tous le refusèrent. Et je ne le repris que 15 ans plus tard, en 2006, à l’âge de 35 ans.
J’avais désormais vécu 15 années loin du Béarn. Mes travaux en sciences sociales, mon engagement politique autour de la Yougoslavie, mes lectures en histoire et en anthropologie avaient sensiblement modifié ma vision de l’ordre social et du sens de la politique, sans parler de mes expériences affectives qui m’avaient éloigné de la naïveté de mes 20 ans. Il va sans dire aussi que le monde dans son ensemble avait beaucoup changé.
J’éprouvais le besoin d’écrire sur mon identité béarnaise, et de retrouver à travers cette écriture des traces de mon enfance, voire de mon adolescence. Il me fallait absolument recoudre les fils du passé pour trouver une cohérence à mon projet actuel. En outre je pensais ne pouvoir me pencher à nouveau sur le Béarn que du vivant de mes parents, tant qu’il restait des traces de ce que j’avais connu. Or ceux ci étaient septuagénaires ; . L’idée de remanier ce vieux roman me vint assez naturellement à l’esprit. J’y vis non seulement un lien possible avec l’enfance, mais aussi l’occasion de faire le point sur ma conception de l’existence humaine sans rien sacrifier de sa complexité.
Etant par ailleurs en pourparlers avec les éditeurs pour la publication de l’Atlas ainsi que d’un récit sur la Yougoslavie, j’étais conscient désormais de l’urgence qu’il y avait à verser pour ainsi dire dans le domaine public le plus de phrases possibles, avant que la culture du livre – sous la pression d’Internet – ne disparaisse complètement, enfouie sous un foisonnement de sites et de textes fragmentaires. Ayant déjà une trame romanesque à ma disposition, j’économisais pour ainsi dire quelques années de travail et de recherche d’inspiration, tout en rendant justice au jeune homme que j’avais été.
Le « François Delorca » qu’il avait imaginé était un homme de 36 ans, et pour ainsi dire, la projection idéale de ce que j’aimais concevoir de moi-même si j’avais cette âge là. J’avais cet âge désormais, à quelques mois près, et Delorca était devenu – à la suite de quelques hasards que je ne détaillerais pas ici, mon pseudonyme auprès des milieux militants. Il était temps pour moi de construire un nouveau personnage central de ce roman, d’imaginer une autre vie pour lui, une autre « révolution ». Je voulais offrir ce livre au jeune homme que j’avais été, et le donner à tout le monde, en espérant qu’il apporterait quelque chose à mon époque.
Mais entrons plus avant dans recoins de cette nouvelle version de l’œuvre, dont bien des aspects ont surgi dans mon imaginaire souvent à mon corps défendant (ou plutôt à ma conscience défendante) et qui, à bien des égards, restent aussi obscurs à mes yeux qu’à ceux de mes lecteurs.
Fulgaran
Commençons par le personnage central, Stéphane Fulgaran.
Son nom vient de nulle part. J’ai seulement cherché des associations gratuites de phonèmes. Il fallait qu’il ne puisse être rattaché à aucune culture particulière, même si on dit quelque part qu’il est d’origine espagnole. C’est un premier élément d’universalité. La culture du XXI ème siècle valorise les mélanges dans lesquels au temps de la puissance des Etats-nations on décelait plutôt des signe de corruption et de bâtardise. Fulgaran est un nom de mélange (u de bâtardise) par excellence. J’ai cherché sur Internet, après l’avoir inventé, si quelqu’un le portait, et je l’ai trouvé associé aux Philippines, c’est à dire presque aux antipodes de la France, ce qui me convient tout à fait. A certains égards il fait penser à la culture des mangas (les « cornofulgures » de Goldorak) dont je ne suis pas friand, mais qui était présente dans mon enfance, et à la fulgurance, mais aucune de ces connotations n’était présente au moment de l’écriture, et je voulais seulement que ce nom soit bizarre, et atopos comme disait Platon à propos de Socrate.
Le prénom Stéphane, français, hérité du christianisme grec, et très à la mode dans les années 1970, partage ces trois caractéristiques avec mon véritable prénom. Il enracine le personnage dans des circonstances de temps et de lieu auxquelles « Fulgaran » contribue à l’extraire ce qui immédiatement crée une tension interne dans l’identité du personnage.
Le héros de la version initiale de La Révolution des Montagnes était un philosophes. Au sortir de mon bac de lettres, avec un prix au concours général de philo en poche qui me consacrait aux yeux des institutions, j’étudiais la philo parallèlement à mon cursus à Sciences Po, et je trouvais dans cette discipline un mélange de modestie et de noblesse que je ne décelais dans aucune autre. Logiquement le roman devenait une sorte d’épopée hegelienne dans laquelle l’Idée rencontrait sa réalisation historique au prix de nombreux détours dialectiques. Non sans quelque distinction, voire sans quelque snobisme, j’affectais de prendre mes distances avec tout ce que j’écrivais – notamment l’emploi abondant de stéréotypes que je feignais de mobiliser à dessin – y compris à l’égard de la philosophie elle-même (dont je n’étais pas tout à fait résolu à faire mon métier).
Quinze ans plus tard, sans rien renier de ma profonde adhésion à la philosophie, je me reconnais si peu dans ses dérives académiques qu’il n’était plus question de faire de ce roman un texte hegelien, pas même sur un mode ironique. Il y avait bien mieux à faire que de faire l’apologie du monde des Idées, et notamment il n’était plus du tout question de faire de la politique le simple champ d’expérimentation (problématique ou non) d’une théorie quelconque.
En vérité, le mot « philosophe » lui-même est aujourd’hui complètement piégé puisqu’il désigne soit un professionnel de la métaphysique (ou de la post-métaphysique), dissertateur ennuyeux et pompeux, enfermé dans Heidegger, Derrida et les illusions de l’académisme, soit des bonhommes incultes qui se disent « philosophes » parce qu’ils sont détachés de leurs pulsions, ou simplement plus pacifiques que les autres. L’avantage du roman est précisément qu’il peut se situer dans un ailleurs. Hors les murs de l’université, et hors les murs de la bêtise épaisse. Je craignais que le mot « philosophe » ne le tire vers un de ces deux pôles auquel il fallait à tout prix le soustraire.
J’ai fait de Fulgaran un sociologue, pour des raisons multiples.
La principale est sans doute qu’en 2006 quand j’ai écrit ce roman, la sociologie était bien plus prestigieuse auprès des jeunes gens qu’en 1990, en partie sous l’influence de Bourdieu. En France on avait basculé d’un monde où on lisait Deleuze et Foucault à un univers qui valorisait les enquêtes de terrain et les gloses infinies autour des classes, des habitus et des formes de domination. Cette nouvelle approche « sociologique » du réel, qui se veut moins académique que la philosophie, l’est en réalité bien davantage, et elle est l’affaire, comme la philosophie universitaire, de pauvres pontes qui traînent leur mal-être dans des huis-clos poussiéreux. On eût envie de leur lancer comme Deleuze le disait aux psychanalystes : « ouvrez les fenêtres ».
Moi qui ai décroché un doctorat en sociologie (j’étais dans l’attente de ma soutenance au moment où j’ai écrit ce livre), j’ai déjà raconté dans un autre livre combien Bourdieu lui-même, et plus encore ses épigones (* ?) m’ont déçu, notamment par leur incapacité à faire intellectuellement et éthiquement face à des problèmes de vaste ampleur comme la guerre de Yougoslavie, ou la mainmise américaine sur le monde. Leur pusillanimité conceptuelle, en même temps que leur plaisir à rester sur le terrain condescendant et « charitable » (chrétien au pire sens du terme) de l’étude des déshérités. Beaucoup de grands esprits se fourvoient dans cette impasse, pas seulement dans les laboratoires bourdieusement orthodoxes (qui restent politiquement un peu radicaux), mais aussi dans les labos « modérés », qui ne prennent de Bourdieu que le vocabulaire et en rejettent le côté révolté.
Il serait long de décrire à la fois ce que je dois et ce que je reproche à Pierre Bourdieu, avec qui j’avais entretenu une correspondance de son vivant. On en trouvera quelques traces également dans ma contribution au livre de Jean Bricmont sur Chomsky. Je m’y essaye à comparer la pensée du grand linguiste et celle du sociologue, en montrant où se situent selon moi les mérites et les limites de ce dernier.
Faire de Fulgaran un sociologue me permettait de dire un mot de l’enfermement sociologique. L’anecdote du déplacement des archives de Magloire (dans lequel on reconnaîtra sans peine Pierre Bourdieu) m’a été inspirée par le fait que le bureau de Bourdieu à l’Ecole des Hautes études en Sciences sociales est resté pendant deux ans inoccupé après son décès en janvier 2002, et ce bien que les chercheurs fusent à l’étroit à la Maison des sciences de l’homme, tandis que personne n’osait enlever son nom sur sa porte. Le directeur du Centre de Sociologie lors de l’éloge funèbre de Bourdieu dans un colloque retransmise à la radio disait « Père Bourdieu » au lieu de « Pierre ». Tous ces signes de dévotion, entrecoupés de dénégations occasionnelles (« ce n’est parce que Bourdieu pensait cela que nous devons faire de même ») qui tenaient plus de la rebellion adolescente contre le cadre familial que d’une recherche intellectuelle honnête m’agaçaient profondément d’autant que la pensée de Bourdieu elle-même invitait à refuser la « bourdivinisation ».
Les raisons profondes pour lesquelles je n’ai jamais pu intégrer pleinement et sincèrement tiennent à mon hostilité à l’espèce de religiosité qu’engendre toute forme d’académisme, mais aussi au fait que la rencontre avec la linguistique chomskyenne, ainsi qu’avec l’empirisme de Bricmont me faisaient révoquer en doute les principaux présupposés épistémologiques des sciences sociales – notamment leur constructivisme (là encore je renvoie à l’article sur Bourdieu et Chomsky).
J’ai donc pris le risque de faire de ce roman une machine de guerre non seulement contre la mode des sciences humaines, mais aussi contre une manière académique de concevoir le rapport au réel humain. Et il importait que je le fasse d’un point de vue « de gauche » qui n’ait rien à voir avec les critiques que certains sociologues ou philosophes conservateurs ont adressées à Bourdieu, ni avec l’anti-intellectualisme d’une certaine droite (la droite populiste) dont le président des Etats-Unis de l’époque, et le ministre de l’intérieur français étaient les incarnations les plus imposantes.
Fulgaran est donc l’homme en rupture avec la sociologie académique, avec tout académisme d’une manière général, et avec Paris, support de toutes les vanités qu’engendre cet académisme.
Mais les conditions de son « décrochage » de cet univers n’étaient pas faciles à mettre en scène. Il fallait que cela procède à la fois de motivations intérieures, liées à un passé rempli de contradictions, et de la médiation présente de personnages qui font irruption dans sa vie – des femmes, dont on reparlera plus loin, mais aussi son ami d’enfance Perdu, petit instituteur de province investi dans la défense un peu fétichiste de la culture occitane à Paris.
C’est là encore un épisode un peu autobiographique puisque je venais de revoir l’année précédente un jeune instituteur palois perdu de vue depuis 15 ans et avec qui j’avais manifesté contre le projet de loi Devaquet en 1986. Mais lui ne grenouillait pas dans les cercles occitanistes et il travaillait en Béarn. Les instituteurs de la « diaspora » occitane, j’en entendais davantage parler en 1990-91 quand j’écoutais Radio Pays à Paris et songeais à fonder un syndicat occitaniste dans ce fief du parisianisme qu’était Sciences Po. C’est même dans l’exil parisien que j’ai le plus réfléchi à mon identité et appris le plus de choses sur le culture occitane.
Perdu ne peut pas être du tout sur la même longueur d’ondes que Fulgaran ne serait-ce que parce que leurs vécus diffèrent radicalement. L’un a vécu dans sa région jusqu’à trente ans, l’autre s’est brûlé au feu de la culture des grandes écoles parisiennes à 18. Cela crée des visions très différentes du monde social, un rapport différent aux institutions, aux diverses classes même si les deux partagent des opinions de gauche communes. Néanmoins Perdu se sent pousser des ailes au contact de Fulgaran, et ce dernier se laisse gagner par son pragmatisme.
Je n’ai pas beaucoup creusé la personnalité de Perdu, parce que les personnages sont principalement appréhendés à travers le regard que porte sur eux Fulgaran, or celui-ci est toujours surdéterminé par le projet existentiel et politique qui l’anime. De ce point de vue là, le roman rejoint l’existence dans laquelle, comme le notait Searle, chaque être est saisi sous la catégorie du « considéré comme... en vue de.. ». Tel est particulièrement le cas chez Fulgaran, qui, toujours inquiet du caractère potentiellement absurde et ubuesque de son entreprise a beaucoup de mal à s’interroger sur la personnalité des gens qu’il rencontre en dehors du cadre de son projet donquichottesque.
Il était important que Fulgaran dépende d’un bout à l’autre de personnages comme Perdu ou Crésouret – le vieux poète béarnais –, car Fulgaran est un être plein d’incertitudes, facilement sujet au découragement, comme le sont d’ailleurs beaucoup de rejetons de la société de consommation contemporaine. C’est l’exaltation souvent un peu naïve de ses lieutenants qui le persuadent d’aller de l’avant.
Fulgaran est le contraire d’un charismatique, il est incapable de porter à bout de bras un mouvement politique, et doit une large partie de son succès au vide qu’il rencontre face à lui, tant des notables locaux que des autorités françaises.
C’est une figure de la mélancolie, qui a du mal a assumer le poids de tout ce qu’il sait sur l’humanité, mais qui malgré tout garde une légèreté, une désinvolture, une liberté suffisantes pour jouer avec l’ordre social (et donc avec sa propre vie), le défier, tenter de définir de nouvelles règles du jeu.
Les femmes
Dans la version initiale du roman, Patricia Dumonteil était le personnage féminin principal. Mais elle manquait singulièrement de relief et reflétait à elle seule la faible connaissance de la psychologie féminine qui me caractérisait à l’époque (mes lacunes sur ce point ont été partiellement comblées depuis lors, mais il me reste sans doute beaucoup à apprendre). Elle reflétait alors mon fantasme de séduire une bourgeoise parisienne (blonde), le nom « Dumonteil » procédant lui-même en partie du patronyme d’une étudiante de Sciences Po que j’avais vaguement draguée un jour.
Dans la version de 2006, Patricia Dumonteil reste une journaliste, comme en 1990, mais elle n’assume plus qu’un rôle secondaire. Elle eût été pour Fulgaran une maîtresse parfaite voire un jour peut être une épouse si précisément le sociologue était resté dans l’univers académique, car les deux personnages se rejoignent et se complètent par leur position à l’égard de l’université : l’un vivant à l’intérieur mais rêvant d’en sortir, l’autre rêvant de l’intégrer en venant de l’extérieur.
Si Fulgaran n’avait pas franchi le pas d’une rupture avec le milieu universitaire leurs deux positions se seraient probablement équilibrées. Mais le chemin que prend Fulgaran, et les formes baroques de sa propagande électorale sont incompatibles avec les attentes de Dumonteil.
Il revient alors à Tania Heaven de devenir, nolens volens, la partenaire principale de Fulgaran dans son entreprise révolutionnaire.
Le personnage de Tania Heaven représente sans doute l’invention la plus importante du roman, celle qui m’a aussi apporté le plus de satisfaction personnelle.
Tania Heaven est le support parfait de toutes les craintes que Fulgaran (mais aussi que moi-même, et avec moi une grande partie des hommes du début du XXI ème siècle) peuvent projeter sur la féminité.
Ses origines mêmes (le Caucase) la rapprochent explicitement de Médée et de cette barbarie féminine qui hante l’imaginaire masculin d’Euripide à Pasolini. L’idée des origines caucasiennes m’est venue pour échapper au cadre habituel de mes fantasmes, qui jusque là m’avait plutôt porté vers les pays baltes ou les Balkans. Quelques mois auparavant une franco-géorgienne ministre des affaires étrangères à Tbilissi avait donné du fil à retordre au Quai d’Orsay. C’est une histoire dont j’avais eu à connaître. J’avais aussi en mémoire le mépris dont un Letton de mes connaissances avait accablé les peuples du Caucase, semblable au dédain des Serbes à l’égard des Albanais.
Il était intéressant pour moi de mettre en lumière cette figure de l’altérité qui est doublement autre parce qu’elle ne se rattache pas à l’histoire coloniale française en en faisant aussi une figure de la pauvreté – Tania Heaven est née dans une famille ouvrière comme une fille bulgare que j’ai aimée. Elle en a hérité une sorte de soif de revanche sociale, et ces origines la rapprochent de Fulgaran. Au fond tout ce roman est une histoire de dominés, de gens qui ont des revanches à prendre, à ceci près que Fulgaran, lui, met une sorte d’aristocratisme dans son positionnement social, un aristocratisme tout entier lié à l’intellectualité et qui le place plus d’une fois au bord du nihilisme complet.
Heaven n’est jamais connu que sous son nom d’artiste – son vrai nom probablement se termine pas en « vili » ou quelque chose comme ça, mais on ne le saura jamais.
Il importait pour moi que cette fille des bas-fonds soit une actrice de film X. Pendant toutes les années 1990 le porno a connu une explosion en Occident et les sociétés de tournage se sont ruées vers l’Est. En 2000 quand j’ai réalisé une enquête à la sortie d’un salon de la vidé érotique, j’ai croisé une ou deux filles de bars qui voulaient tourner dans des films pornos. L’image de la féminité dans l’esprit masculin est désormais très fortement marquée par la possibilité pornographique, même chez les gens qui ne regardent pas ce genre de film. La possibilité de basculement du corps – et donc de la personnalité de la femme – sous cette catégorie fait absolument partie de l’arrière-plan de la culture occidentale actuelle (et peut-être même des cultures du tiers-monde, dès lors qu’elles savent que l’Occident consomme ce genre de chose).
L’apparition du porno, comme le développement des sciences cognitives, ont joué un rôle très positif dans la pensée analytique et dans la démystification des illusions poético-religieuses. Elle participe de ce mouvement critique issu des Lumières qui aboutit à constater que les choses sont ce qu’elles sont, une fois qu’on les a soustraites aux artifices dont les entourent des stratégies de pouvoir malséantes. On a souligné à juste titre que la pornographie était l’envers du féminisme, et qu’il participait du même mouvement que lui. A partir du moment où l’émancipation des femmes a été voulue et où le romantisme et la galanterie ont été démystifiés comme autant de cache-sexes, si l’on peut dire, du machisme patriarcal, reste une sorte de positivité objective du corps de la femme, et de la relation sexuelle homme-femme, une sorte de réduction (peut-être une épochè ?) du matériau à sa nue objectivité dont la pornographie est l’expression. Je ne pense pas que cette réduction implique nécessairement une « consommation » des corps, voire une consommation violente et machiste comme la pornographie des années 1980 l’a engendrée sous l’influence de l’emballement néo-libéral du système capitaliste. Certes la pornographie crée une sorte de « disponibilité » de l’objet corporel qui le rend vulnérable à une dérive consumériste. Mais cette orientation n’est pas univoque. Après tout la pornographie des années 1960 par exemple n’est pas aussi consumériste que celle de notre époque, elle est porteuse de critique sociale, et le reste dans aussi dans des tentatives actuelles de définir une pornographie féministe.
Evidemment, le roman n’entre pas dans ce débat. Il fait seulement de Tanya Heaven un corps qui est « passé » par la pornographie, passé à la moulinette pornographique, et qui, de ce fait, en est aussi le produit.
Cette situation crée d’emblée une cassure dans la relation Fulgaran-Heaven, qui se surajoute aux cassures de la relation entre Fulgaran et les femmes en général. Heaven, qui est une femme sans nom, une femme sous pseudonyme (mais « Fulgaran » lui-même a-t-il un nom ?) et aussi, pour le chef de la révolution béarnaise, une femme sans corps, parce qu’elle est la femme de tout le monde.
En posant ce principe je pose une équivalence entre actrices de porno et prostituées qui est sans doute contestable, mais qui dans l’ordre des représentations me paraît assez justifié. Tout spectateur veut s’approprier le corps d’une actrice de X, et se l’approprie par le fantasme, comme tout client est susceptible de s’approprier pour une durée limitée le vagin d’une prostituée. Pour cette raison il n’y a pas de mainmise véritable sur ce corps là, qui par la-même devient extrêmement abstrait. Il en est résulté très logiquement qu’il ne peut y avoir de relation sexuelle entre Fulgaran et Heaven. Plus précisément s’il peut y en avoir une, elle serait de toute façon dépourvue de sens. Or les deux personnages, dans le cadre de l’absurdité potentielle de leur aventure commune, ne peuvent se payer le luxe d’actes dépourvus de sens. Ils sont absorbés par autre chose...
Bien sûr au tiers du roman une relation physique intervient entre Fulgaran et Heaven mais il s’agit de tout autre chose que d’une relation sexuelle délibérément et mutuellement consentie. C’est un acte que Heaven « inflige » pour ainsi dire à Fulgaran du fait de l’impossibilité pour elle d’inspirer une confiance par le truchement des mots. A vrai dire cette confiance n’existera jamais, mais l’acte physique qu’impose Heaven dans un contexte de kidnapping a au moins pour effet d’inscrire Fulgaran dans une posture d’ouverture, d’humilité, d’acceptation du devenir (d’amor fati) tandis que le couple sera désormais fortement (quoique problématiquement) uni au point qu’in fine ils entretiendront des rapports d’ex amant et maîtresse.
Je pense que cette relation ambiguë dit quelque chose des rapports homme-femme de notre époque en Occident. En même temps elle est complètement assumée par ses protagonistes qui n’adhèrent plus de toute façon aux conte de fée d’autrefois.
Le roman est un roman masculin, qui voit beaucoup à travers les yeux de Fulgaran. Du coup, on ne saisit jamais vraiment le point de vue véritable de Tanya Heaven ni sa psychologie. Cela procède d’un choix, afin de mieux installer l’intrigue dans l’ambiance d’angoisse et d’indécidabilité qui hante les actes de Fulgaran. Jusqu’à quel point Heaven n’est-elle que le rouage d’une société de production pornographique liée à la mafia. Jusqu’à quel point est-elle susceptible ensuite de faire le jeu de l’Etat français (et des Américains) ?
A divers moments Heaven apparaît comme une femme sincère et lucide, qui porte en elle l’histoire de son pays, qui manifeste une grande volonté psychologique et politique, notamment lorsqu’elle exhorte Fulgaran à défendre son peuple contre l’humiliation. Mais, leurs trajectoires ne se rejoignent jamais au bon moment. Heaven est absente quand Fulgaran a besoin de soutien et, lorsqu’elle fait ressortir son volontarisme, c’est à contre-temps, ou sur un mode décalé (par exemple quand Fulgaran sait qu’il ment à son peuple sur la question des attentats). De toute façon la solitude, l’incompréhension, arrangent Fulgaran qui est très enclin à faire taire Heaven à chaque fois que celle-ci essaie de le rejoindre. Sans doute cette solitude est-elle nécessaire à l’idée qu’il se fait de sa vie et de sa dérive. Et c’est elle finalement qui va conduire Heaven à se rabattre sur un programme de vie assez conventionnel (s’éprendre de Marouf, rêver de procréation) qui la mettra définitivement en porte-à-faux avec le projet de Fulgaran et en fera effectivement le rouage d’un ordre politiquement stérile. Fulgaran produit ainsi une prophétie auto-réalisatrice, un effet Oedipe.
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