Le sanctuaire d'Aglona en Latgalie
Toujours dans le cadre de la préparation de mon livre sur la Lettonie, je jette ici quelques remarques sur le sanctuaire catholique d'Aglona en Latgalie (province orientale de la Lettonie).
La basilique d'Aglona, construite dans le style baroque tardif, est le principal sanctuaire catholique romain de Lettonie. Les pèlerins affluent vers Aglona le 15 août de chaque année pour célébrer l'Assomption. Il s'y trouve une icône qu'on ne sort qu'au 15 août "Notre Dame Miraculeuse d'Aglona".
Une tradition raconte qu'un jour un paysan nommé Kristaps Mateisāns du village de Spīku emmenait autrefois son enfant à Aglona pour le faire baptiser. Une tempête éclata alors qu'il ramait son bateau sur le lac Cirisu et renversa son bateau.
Son enfant tomba à l'eau. Mais comme il invoquait Notre Dame d'Aglona il émergea miraculeusement de l'eau et fut sauvé par des gens sur le rivage.
On prête des vertus curatives surnaturelles à l'eau qui coule d'une source sur la rive du lac d'Egle près de la basilique.
Un sanctuaire païen aurait précédé celui des chrétiens dont la première mention remonte à 1263 lorsque le roi lituanien Mindaugas et ses deux fils, Ruklys et Rupeikis, ont été tragiquement tués à Aglona.
En 1525 l'Ordre teutonique opte pour le luthéranisme, mais la Lettonie reste quand même "Terra Mariana" comme l'avaient décidé l'évêque saxon Albert de Buxhoeved (1165-1201) et son Ordre des Frères de l'Epée.
"Il ne serait pas sans intérêt de constater ici, expliquera Hugo Vitols dans sa thèse de 1935, que ceux qui étaient placés en Livonie pour défendre l'Eglise romaine la trahirent sans scrupules dès que la Réforme se déclencha. L'Ordre, qui avait été créé par un évêque apostolique et confirmé par le Pape, abjura la cause de la religion pour des motifs peu avouables. Le Grand-Maître Plettenberg lui-même, le grand homme de l'âge d'or de la domination allemande en Livonie qui fut élevé à la dignité de prince d'empire (1527), favorisa le protestantisme pour miner la puissance des évêques. Les nobles en grande partie feudataires des évêques embrassèrent aussitôt la nouvelle confession et renièrent leurs anciens bienfaiteurs, pour devenir propriétaires allodiaux des domaines qu'ils avaient occupés à titre de fief. Les bourgeois firent de même pour se débarrasser de l'autorité gênante des prélats, et les prélats eux-mêmes ne cherchèrent qu'à s'enrichir et qu'à abandonner la cause dont ils eussent dû être les champions.
De tous côtés l'on ne connaît ni amour véritable de la religion, ni délicatesse de conscience, dit le comte de Bray : évêques, chevaliers, nobles et bourgeois, tous ne se sont occupés que d'assurer leurs intérêts temporels, d'augmenter leur autorité et de sauver leurs revenus".
L'aspect du protestantisme comme arme contre les paysans a été souligné par un avocat letton protestant de Mitau/Jelgava A. Sterste :
« Le clergé catholique de Livonie et de Courlande a commis beaucoup de fautes; il a montré plus d'attachement pour les biens terrestres que pour sa mission spirituelle; mais on doit lui rendre justice sur ce point qu'il ne fut jamais servile ni lâche. Il fut toujours suffisamment indépendant pour intervenir avec autorité dans les conflits entre la noblesse et les paysans. Sans être un défenseur ardent des droits des classes inférieures, il respectait les coutumes et les intérêts populaires. A la suite de la Réforme, les terres ecclésiastiques furent confisquées et partagées entre les nobles. Les nouveaux directeurs des âmes, les pasteurs, étaient trop sous la dépendance des nobles pour que leur courage fût réellement chrétien. A quelques exceptions près nous voyons le clergé évangélique appuyer servilement les exigences de la noblesse ».
Le développement du commerce (l'exportation de son excellent blé capable d'être conservé 8 ans vers l'Europe, du bois, du chanvre pour les cordes) a favorisé les regroupements latifundiaires et la population balte est réduite au servage, qui avait déjà été l'arme de domination germanique par les chevaliers sur les populations de la région jugées non assimilables depuis deux siècles avouera Heinrich von Treitschke .
Le comte de Nassau commandant des troupes suédoises en 1601 en parle ainsi : « Il est impossible de décrire l'état lamentable de ce malheureux pays, jamais et nulle part je n'ai vu rien de pareil... les paysans dépouillés de leur blé, de leurs chevaux et de leur bétail se sont enfuis ou sont morts, victimes de diverses épidémies. »
Cela fait écho au malheur de ses peuples déjà au XVe siècle dont parla Herder a posteriori :
" Le sort des peuples sur les bords de la Baltique constitue une triste page de l'histoire de l'humanité... L'humanité frissonne d'horreur devant le sang qui a été ici répandu, dans des guerres longues et sauvages, jusqu'à ce que les Vieux-Prussiens aient été presque anéantis, jusqu'à ce que les Koures et les Lettons aient été réduits en un esclavage sous le joug duquel ils languissent encore maintenant. Peut être que des siècles s'écouleront, jusqu'à ce qu'ils.en soient délivrés, et que, comme compensation des atrocités par lesquelles on a ravi à ces peuples paisibles leur pays et leur liberté, on les forme de nouveau, par respect pour l'humanité, à la jouissance et à l'usage d'une liberté meilleure " (Herder, Ideen zur Philosophie der Menscheit, ouvrage a paru de 1784 à 1791, IV° partie, XVI° livre, éd. de 1853, t. xxx, p. 14,15, 16)
Après l'effondrement de la ligue hanséatique, et la prise de Narva par Ivan le Terrible la Pologne de Sigismond Auguste était devenue le rempart contre la conquête de la Baltique par les Russes. Elle annexa la majorité de la Lettonie (Livonie) en 1561 en laissant une autonomie à ses protestants. Puis en 1621 elle passait sous domination suédoise (alliée à la France de Richelieu qui organisa la paix entre la Suède et la Pologne contre l'Autriche), puis en 1657 à nouveau sous une occupation russo-polonaise, avant leur retrait en 1660 après une intermédiation française. La Latgalie (peu peuplée : 200 000 habitants au 19e siècle, contre 1 million dans le reste de la Lettonie) toutefois restait polonaise depuis 1559 et en 1585 à Vilnius était sorti le premier livre en langue lettone : le Cathecismus Catholicorum, publication jésuite traduite par Peter Canisius (1521-1597), tandis qu'en 1687 les Suédois protestants allaient faire traduire la Bible.
En 1697, la noble polonaise locale, Jeta-Justina Sastodicka, soutenue par l'évêque livonien Mikolaj Poplawski (1636-1711), invita les dominicains de Vilnius à établir un monastère et une école à Aglona qui, dans la langue locale signifie "la pinède". Le dominicain Remigius Mosokowsky du monastère de Vilnius vient choisir le lieu de construction du monastère d'Aglona en 1688.
On fait alors sortir du monastère de l'île de Trakai en Lituanie une peinture exécutée selon la tradition au 1er siècle par l'apôtre saint Luc, que l'empereur Manuel II de Byzance (qui régna de 1391 à 1425) avait envoyé au grand-duc de Lituanie Vytautas le Grand en cadeau pour sa conversion au catholicisme.
À ce jour, on ne sait pas ce qui s'est réellement passé : si la peinture originale est revenue à Trakai ou est restée à Aglona, comme c'est courant dans le pays. On en parle beaucoup. Ce qui est curieux, c'est que les deux images ont accompli de nombreux miracles. Cependant, les partisans de la peinture d'Aglona soutiennent qu'en fait, cette image est la plus connue et la plus populaire, attirant les pèlerinages des catholiques russes et biélorusses.
Le sanctuaire a résisté à la tentative de fermeture grâce notamment à l'action énergique de l'évêque Kazimirs Dulbinskis qui fut déporté deux fois.
La notion de "Terra Mariana" (Maras Zeme) pour la Livonie historique (englobant la Latgalie, et allant jusqu'au nord de Riga) est assez mystérieuse, et est très exploitée dans le monde balte en ce moment, surtout estonien d'ailleurs. Gints Skutans explique ici : "Les astrologues mal aimés du clergé, quant à eux, confirment que toute la région des États baltes est sous le signe de la Vierge, qui détermine la mentalité et les caractéristiques ethniques des Lettons, des Estoniens et des Lituaniens. Et il existe une autre légende complètement douteuse selon laquelle Marie, la mère de Jésus, s'est enfuie dans les pays baltes à la fin de sa vie, évitant la persécution des disciples du Christ par les Romains. Cependant, cette histoire ne peut être prise au sérieux"
La Chronique d'Indrikis est la première à parler plus en détail de l'utilisation de ce nom, lorsque lors de la réunion de 1215 de l'Église du Latran, le pape Innocent III a annoncé qu'il soutiendrait également la Terre mère Livonie ainsi que la Terre fils Palestine. Ce fut un tournant à l'époque des croisades, car vu la situation désespérée en Terre Sainte, l'accent fut mis sur les rives de la mer Baltique. Avec ce vocable "Terre de Marie" le christianisme en Livonie a pu entrer en résonance avec un passé païen.
Les moines catholiques allemands travaillaient dans la Baltique orientale depuis au moins 20 ans et ont appris à connaître la langue, la mentalité et les caractéristiques religieuses des populations locales. Ils ont dû rencontrer des chansons folkloriques lettones dans lesquelles Dieu le Père et sainte Marie étaient chantés. La similitude avec la tradition chrétienne était évidente, seul le fils de Dieu - Jésus-Christ - manquait. Afin de promouvoir la mission de la foi chrétienne, ils ont eu recours aux moindres parallèles avec la Bible et la Terre Sainte.
"Par conséquent, conclut Skudans, ce nom pourrait avoir fusionné deux traditions, à la fois le païen local et le catholique nouvellement arrivé. Bien sûr, il y aura des incroyants qui contesteront l'influence de la païenne Mara sur ce symbole. D'une part, ils ont raison - nulle part ailleurs, à part les chansons folkloriques, la déesse Mara n'apparaît. Son nom ne se retrouve pas dans les diverses sources écrites, ni dans les œuvres des romantiques nationaux du XIXe siècle (Auseklis, J. Alunāns, A. Pumpurs, etc.). Et ce n'est qu'en connaissant mieux le contenu des chansons lettones que nous pourrions nommer notre propre Sainte Marie. Par conséquent, seule l'intuition des chercheurs en folklore permet d'attribuer l'image de Mara à une époque bien plus ancienne que les croisades médiévales dans les pays baltes."
A noter qu'il existe un livre estonien qui essaie de fédérer Lettons et Estoniens sous la déesse Maras. En juillet 2018, celle-ci fut convoquée pour célébrer l'identité lettone dans un spectacle de danse de 18 000 danseurs introduit par le président et le ministre de la culture. Un parti politique letton nommé "Maras Zeme" en décembre 2005 avait demandé que la vieille religion païenne Dievturs/dievturiba, se voit reconnaître par l'Etat et soit enseignée dans les écoles. Mais l'amendement en ce sens avait été rejeté par le Parlement.
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