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Le blog de Frédéric Delorca

Heisenberg et le Logos

17 Août 2023 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes, #1910 à 1935 - Auteurs et personnalités, #Peuples d'Europe et UE, #Christianisme, #La droite, #Lectures

Comme le bon film de Nolan Oppenheimer est encore sur les écrans, j'en profite pour rappeler que E. Michael Jones avait écrit en 2015 sous le titre "Beyond the Bomb" un texte intéressant sur Heisenberg, le spécialiste de la physique quantique qui, lui, était resté dans l'Allemagne nazie quand beaucoup de ses pairs l'avaient quittée.

Je ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'écrit cet auteur mais disons qu'il a le mérite de poser en des termes tranchés (parfois comparables à ceux de Nietzsche, quoiqu'en moins provocateurs), les termes du débat religieux et culturel, sans trop s'encombrer des tabous de notre époque qui empêchent de penser.  Le point intéressant de E. Michael Jones tient à ceci que d'après lui Heisenberg, encouragé en cela par l'harmonie entre nature et culture du paysage bavarois où il séjournait (il a reconnu sa dette intellectuelle à l'égard du paysage dans ses écrits), harmonie due, selon E. Michael Jones, à la culture catholique de ce pays, a d'une certaine façon réhabilité sans trop en être toujours conscient l'idéalisme allemand du début du XIXe siècle en soutenant, dans ses théories quantiques, une participation du sujet dans la réalité même observée, ce qu'on pourrait rattacher, selon E. Michael Jones à l'idéalisme platonicien.

Cette conquête d'Heisenberg, selon l'auteur, serait due au fait qu'il voulait garder une vue d'ensemble du savoir et gardait une approche confiante de celui-ci là où Einstein en tenant à une vision dogmatiquement réaliste (anti-idéaliste) du monde, s'enfermait dans des contradictions entre deux théories de la relativité dont une admettait l'existence de l'éther, et pas l'autre.

E. Michael Jones montre comment, alors que les penseurs juifs avaient été chassés d'une Allemagne nazie qui ne voulait pas entendre de la physique quantique identifiée à une "science juive", Heisenberg lui-même avait été attaqué par des savants proches de la SS (Lenard et Stark) qui l'accusaient d'être une "juif blanc" et de ne pas comprendre la grandeur d'une "science germanique" ou "science nordique" qui revendiquait la volonté comme fondement épistémique (renvoyant ainsi bizarrement Heisenberg du côté du réalisme sans rien comprendre à ses désaccords avec Einstein) - il était aussi reproché d'ailleurs à Heisenberg d'avoir pris des assistants juifs. Cela aurait pu coûter la vie à celui-ci sans les accointances de sa mère avec celle d'Himmler.

Au passage on apprend aussi dans ce livre comment Heisenberg contribua à dissuader des nazis de fabriquer la bombe atomique, et comment ses efforts parallèles pour obtenir le même renoncement de la part des Américains échouèrent du fait d'un malentendu entre lui et le physicien danois Niels Bohr.

Selon E. Michael Jones, après le remplacement du plan Morgenthau (pour affamer l'Allemagne) par le plan Marshall pour faire face à l'URSS, la guerre contre la culture allemande devint plus "mentale" en passant par la psychanalyse et l'Ecole de Francfort.

Heusenberg qui créa en mars 1949 un conseil scientifique de 24 membres ne prit pas position dans le combat contre ces sciences humaines anarchisantes. Il était trop préoccupé (comme Oppenheimer) par les effets de l'invention de la bombe sur le nouveau monde (ce qui n'empêcha d'ailleurs pas le chancelier Adenauer d'installer des missiles nucléaires en Allemagne).

Selon E. Michael Jones (p. 74), le zoologue Alfred C. Kinsey (l'auteur du célèbre et très délétère rapport sur la sexualité), qui débarqua en Allemagne en 1955 auréolé de prestige, et qui allait poursuivre la guerre psychologique contre les institutions sociales issues du christianisme, n'avait retenu de la démarche scientifique que la nécessité d'aligner la morale sur la vérité, là où Heisenberg s'était réfugié dans une "sorte d'averroïsme" avec deux vérités distinctes : la vérité scientifique d'un côté (ésotérique et réservée aux "happy few"), la vérité morale de l'autre comme gardienne de l'ordre social. Dans Der Teil und das Ganze (1971), en anglais Physics and Beyond, en français La Partie et le Tout, il soutint qu'il n'y avait pas de conciliation possible entre les eux ordres de vérité. Il eut le tort de ne pas attaquer les théories de Kinsey, dernière vague de la science juive, et avait la légitimité pour le faire puisqu'il avait été persécuté par les nazis pour avoir défendu justement cette science.

Heisenberg en 1958 attaquait la recherche de la particule ultime qui animait la recherche scientifique depuis les années 1830 et rappelait sur un fondement platonicien que la base de la science est dans les lois mathématiques.

Cependant, estime E. Michael Jones, sa compréhension n'allait pas au delà des pré-socratiques à défaut d'une foi au Dieu incarné. D'où, ensuite, les égarements de ses successeurs sur le monde créé à partir de rien. A cause de ses insuffisances il a fait rentrer le monde dans le Kali Yuga et laissé l'Allemagne tomber définitivement sous les psy ops de la CIA.

Pour terminer cette présentation je soulignerai simplement que E. Michael Jones n’est pas un philosophe, mais, comme Finkielkraut ou Onfray, une sorte de « journaliste philosophique » comme auraient dit dans les années 1990 les collaborateurs des Actes de la recherche en sciences sociales. Lui-même quelque part aime à se définir comme un journaliste. A ce titre son intérêt n’est pas de fournir des analyses crédibles mais simplement des grands récits stimulants, un peu comme en produisaient les grands auteurs du XIXe siècle. Jones en a produits sur des tas de sujets, par exemple sur le chiisme iranien, et toujours d’un point de vue catholique militant. Même si je suis loin, comme je l’ai souvent dit, de tout approuver dans ses théories (même sur le sujet sur lequel je suis le plus proche de lui qui est celui de Medjugorje, j’ai quelques réserves sur ce qu’il avance), mais je lui suis reconnaissant de construire ce genre de récit, même lorsqu'il force le trait, parce qu'il force à remettre en cause des routines de pensée que favorise le martelage de l'idéologie mainstream.

Heisenberg n'était probablement pas le héros potentiel de l'Allemagne face aux sciences humaines qui voulaient détruire son pays mais penser l'émasculation de ce grand pas européen dans les années 1950 à 2000 à travers ce prisme est intéressant. De même, à un niveau plus philosophique, il n'est probablement pas vrai que ce physicien très versé dans la lecture des Grecs anciens ait de quelque manière que ce soit réhabilité l'idéalisme allemand, et, au delà, l'idéalisme chrétien en tenant tête au "réalisme" d'Einstein. Pour creuser ce point, je vous renvoie à l'article du physicien Jean Bricmont dans le livre "Philosophie de la Mécanique quantique", qui rappelle que l'Ecole de Copenhague était surtout marquée par le scepticisme, et qui examine de près la question de savoir si la physique quantique est idéaliste ou réaliste. D'une façon convaincante il montre notamment que le physicien doit au moins postuler l'existence de ses instruments de mesure, et donc l'idéalisme en physique impliquerait la négation même de la science. Bien que j'ai eue des rapports personnels difficiles avec cet auteur qui avait préfacé l'Atlas alternatif sans écrire plus d'une phrase sur son contenu (un tour de force pour un préfacier !) mais qui a tout de même bien voulu accueillir un de mes articles dans un livre collectif sur Chomsky, je crois que son ouvrage, assez ardu pour un non-scientifique, pose des questions beaucoup pus pertinentes que Jones autour de la philosophie quantique.

Cependant encore une fois, ces quelques objections ne me paraissaient pas de nature à m'abstenir de vous proposer, chers lecteurs, ces quelques lignes sur Heisenberg, qui permettent d'aller un peu plus loin que l'avalanche de poncifs à laquelle a donné lieu la sortie du film sur Oppenheimer.

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