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Le blog de Frédéric Delorca

Chateaubriand à Prague

13 Mars 2024 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire, #Lectures, #XIXe siècle - Auteurs et personnalités

Mémoires d'Outre-tombe L. IV. «Entré à Prague, le 24 mai (1833), à sept heures du soir, je descendis à l’hôtel des Bains, dans la vieille ville bâtie sur la rive gauche de la Moldau. J’écrivis un billet à M. le duc de Blacas pour l’avertir de mon arrivée; je reçus la réponse suivante :

" Si vous n’êtes pas trop fatigué, monsieur le vicomte, le roi sera charmé de vous recevoir dès ce soir, à neuf heures trois quarts ; mais si vous désirez vous reposer, ce serait avec grand plaisir que Sa Majesté vous verrait demain matin, à onze heures et demie.  Agréez, je vous prie, mes compliments les plus empressés.  Ce vendredi 24 mai, à sept heures.  Blacas D’AULPS. "

Je ne crus pas pouvoir profiter de l’alternative qu'on me laissait; à neuf heures et demie d usoir, je me mis en marche; un homme de l’auberge, sachant quelques mots de français, me conduisit. Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu’au pied de la haute colline que couronne l’immense château des rois de Bohême. L’édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait de ses fenêtres; il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou du temple de Jérusalem, vu de la vallée de Josaphat. On n’entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j’étais obligé de m’arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la ponte était rapide.

A mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous

Parvenu au plateau sur lequel est bâti Hradschin, nous traversâmes un poste d’infanterie dont le corps de garde avoisinait le guichet extérieur... Comme je montais le second étage, je rencontrai M. de Blacas qui descendait. J’entrai avec lui dans les appartements de Charles X; là étaient encore deux grenadiers en faction. Cette garde étrangère, ces habits blancs à la porte du roi de France, me faisaient une impression pénible : l’idée d’une prison plutôt que d’un palais me vint.

Nous passâmes trois salles anuitées et presque sans meubles : je croyais errer encore dans le terrible monastère de l’Escurial. M. de Blacas me laissa dans la troisième salle pour aller avertir le roi, avec la même étiquette qu’aux Tuileries. Il revint me chercher, m’introduisit dans le cabinet de Sa Majesté, et se retira.

Charles X s’approcha de moi, me tendit la main avec cordialité en me disant : "Bonjour, bonjour, M. de Chateaubriand, je suis charmé de vous voir. Je vous attendais. Vous n’auriez pas dû venir ce soir, car vous devez être bien fatigué. Ne restez pas debout ; asseyons-nous. Comment se porte votre femme?" Rien ne brise le cœur comme la simplicité des paroles dans les hautes positions de la société et les grandes catastrophes de la vie. Je me mis à pleurer comme un enfant ; j’avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. Toutes les choses hardies que je m’étais promis de dire, toute la vaine et impitoyable philosophie dont je comptais armer mes discours, me manqua. Moi, devenir le pédagogue du malheur ! Moi, oser en remontrer à mon roi, à mon roi en cheveux blancs, à mon roi proscrit, exilé, prêt à déposer sa dépouille mortelle dans la terre étrangère! Mon vieux prince me prit de nouveau par la main en voyant le trouble de cet impitoyable ennemi, de ce dur opposant des ordonnances de Juillet. Ses yeux étaient humides; il me fit asseoir a côté d’une petite table de bois sur laquelle il y avait deux bougies; il s’assit auprès de la même table, penchant vers moi sa bonne oreille pour mieux m’entendre, m’avertissant ainsi de ses années qui venaient mêler leurs infirmités communes aux calamités extraordinaires de sa vie.

Il m’était impossible de retrouver la voix, en regardant dans la demeure des empereurs d’Autriche le soixante-huitième roi de France courbé sous le poids de ces règnes et de ses soixante-seize années; de ces années, vingt-quatre s’étaient écoulées dans l’exil, cinq sur un trône chancelant; le monarque achevait ses derniers jours dans un dernier exil, avec le petit-fils dont le père avait été assassiné et de qui la mère était captive. Charles X, pour rompre ce silence, m’adressa quelques questions. Alors j’expliquai brièvement l’objet de mon voyage : je me dis porteur d’une lettre de Mme la duchesse de Berry, adressée à Mme la Dauphine, dans laquelle la prisonnière de Blaye confiait le soin de ses enfants à la prisonnière du Temple, comme ayant la pratique du malheur. J’ajoutai que j’avais aussi une lettre pour les enfants. Le roi me répondit : « Ne la leur remettez pas; ils ignorent en partie ce qui est arrivé à leur mère; vous me donnerez cette lettre. Au surplus, nous parlerons de tout cela demain, à deux heures ; allez vous coucher. Vous verrez mon fils et les enfants à onze heures et vous dînerez avec nous. » Le roi se leva, me souhaita une bonne nuit et se retira. Je sortis; je rejoignis M. de Blacas dans le salon d’entrée ; le guide m’attendait sur l’escalier. Je retournai à mon auberge, descendant les rues sur les pavés glissants, avec autant de rapidité que j’avais mis de lenteur à les monter. (...)

Le mardi 28 mai, la leçon d’histoire à laquelle je devais assister à onze heures n’ayant pas lieu, je me trouvai libre de parcourir ou plutôt de revoir la ville, que j’avais déjà vue et revue en allant et venant.

Je ne sais pourquoi je m’étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagnes qui portaient leur ombre noire sur un tapon de maisons chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants ; son architecture rappelle une ville de la renaissance. La longue domination des empereurs sur les pays cisalpins a rempli l’Allemagne d’artistes de ces pays ; les villages autrichiens sont des villages de la Lombardie, de la Toscane, ou de la terre ferme de Venise : on se croirait chez un paysan italien, si, dans les fermes à grandes chambres nues, un poêle ne remplaçait le soleil.

La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d’un côté, on aperçoit les vergers d’un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville, qui descendent jusqu’à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l’autre côté, on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s’embellit d’une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l’Elbe. Un bateau qui m’aurait pris au pont de Prague m’aurait pu débarquer au Pont-Royal à Paris. Je ne suis pas l’ouvrage des siècles et des rois ; je n’ai ni le poids ni la durée de l’obélisque que le Nil envoie maintenant à la Seine ; pour remorquer ma galère, la ceinture de la Vestale du Tibre suffirait.

Le pont de la Moldau, bâti en bois en 795 par Mnata, fut, à diverses époques, refait en pierre. Tandis que je mesurais ce pont, Charles X cheminait sur le trottoir ; il portait sous le bras un parapluie ; son fils l’accompagnait comme un cicérone de louage. J’avais dit, dans le Conservateur, qu’on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie : je la voyais passer sur le pont de Prague.

Dans les constructions qui composent Hradschin, on voit des salles historiques, des musées que tapissent les portraits restaurés et les armes fourbies des ducs et des rois de Bohême. Non loin des masses informes, se détache sur le ciel un joli bâtiment vêtu d’un des élégants portiques du cinquecinto : cette architecture a l’inconvénient d’être en désaccord avec le climat. Si l’on pouvait du moins, pendant les hivers de Bohême, mettre ces palais italiens en serre chaude avec les palmiers ? J’étais toujours préoccupé de l’idée du froid qu’ils devaient avoir la nuit.

Prague, souvent assiégé, pris et repris, nous est militairement connu par la bataille de son nom et par la retraite où se trouvait Vauvenargues. Les boulevards de la ville sont démolis. Les fossés du château, du côté de la haute plaine, forment une étroite et profonde entaille maintenant plantée de peupliers. À l’époque de la guerre de Trente Ans, ces fossés étaient remplis d’eau. Les protestants, ayant pénétré dans le château le 23 mai 1618, jetèrent par la fenêtre deux seigneurs catholiques avec le secrétaire d’État : les trois plongeurs se sauvèrent. Le secrétaire, en homme bien appris, demanda mille pardons à l’un des deux seigneurs d’être tombé malhonnêtement sur lui. Dans ce mois de mai 1833, on n’a plus la même politesse : je ne sais trop ce que je dirais en pareil cas, moi qui ai cependant été secrétaire d’État.

Tycho-Brahé mourut à Prague : voudriez-vous, pour toute sa science, avoir comme lui un faux-nez de cire ou d’argent ? Tycho se consolait en Bohême, ainsi que Charles X, en contemplant le ciel ; l’astronome admirait l’ouvrage, le roi adore l’ouvrier. L’étoile apparue en 1572 (éteinte en 1574), qui passa successivement du blanc éclatant au jaune rouge de Mars et au blanc plombé de Saturne, offrit aux observations de Tycho le spectacle de l’incendie d’un monde. Qu’est-ce que la révolution dont le souffle a poussé le frère de Louis XVI à la tombe du Newton danois, auprès de la destruction d’un globe, accomplie en moins de deux années ? Le général Moreau vint à Prague concerter avec l’empereur de Russie une restauration que lui, Moreau, ne devait pas voir.

Si Prague était au bord de la mer, rien ne serait plus charmant ; aussi Shakespeare frappe la Bohême de sa baguette et en fait un pays maritime :

« Es-tu certain, dit Antigonus à un matelot, dans le Conte d’hiver, que notre vaisseau a touché les déserts de Bohême ? »

Antigonus descend à terre, chargé d’exposer une petite fille à laquelle il adresse ces mots :

« Fleur ! prospère ici… La tempête commence… Tu as bien l’air de devoir être rudement bercée ! »

Shakespeare ne semble-t-il pas avoir raconté d’avance l’histoire de la princesse Louise, de cette jeune fleur, de cette nouvelle Perdita[27], transportée dans les déserts de la Bohême ?

 
Prague, 28 et 29 mai 1833.
 

Confusion, sang, catastrophe, c’est l’histoire de la Bohême ; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres civiles et des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets, ou se collettent avec les ducs et les rois de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d’Autriche et de Bavière.

Pendant le règne de Venceslas VI, qui mettait à la broche son cuisinier quand il n’avait pas bien rôti un lièvre, s’éleva Jean Huss, lequel, ayant étudié à Oxford, en apporta la doctrine de Wiclef. Les protestants, qui cherchaient partout des ancêtres sans en pouvoir trouver, rapportent que, du haut de son bûcher, Jean chanta, prophétisa la venue de Luther.

« Le monde rempli d’aigreur, dit Bossuet, enfanta Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté. »

Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d’intérêts étrangers et de mœurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers.

D’anciennes poésies, découvertes en 1817 par M. Hanka, bibliothécaire du musée de Prague, dans les archives de l’église de Kœniginhof, sont célèbres. Un jeune homme que je me plais à citer, fils d’un savant illustre, M. Ampère[28], a fait connaître l’esprit de ces chants. Célakowsky a répandu des chansons populaires dans l’idiome slave.

Les Polonais trouvent le dialecte bohême efféminé ; c’est la querelle du dorien et de l’ionique. Le Bas-Breton de Vannes traite de barbare le Bas-Breton de Tréguier. Le slave ainsi que le magyar se prêtent à toutes les traductions : ma pauvre Atala a été accoutrée d’une robe de point de Hongrie ; elle porte aussi un doliman arménien et un voile arabe.

Une autre littérature a fleuri en Bohême, la littérature moderne latine. Le prince de cette littérature, Bohuslas Hassenstein, baron de Lobkowitz, né en 1462, s’embarqua en 1490 à Venise, visita la Grèce, la Syrie, l’Arabie et l’Égypte. Lobkowitz m’a devancé de trois cent vingt-six ans[29] à ces lieux célèbres, et, comme lord Byron, il a chanté son pèlerinage. Avec quelle différence d’esprit, de cœur, de pensées, de mœurs, nous avons, à plus de trois siècles d’intervalle, médité sur les mêmes ruines et sous le même soleil, Lobkowitz, Bohême ; lord Byron, Anglais ; et moi, enfant de France !

À l’époque du voyage de Lobkowitz, d’admirables monuments, depuis renversés, étaient debout. Ce devait être un spectacle étonnant que celui de la barbarie dans toute son énergie, tenant sous ses pieds la civilisation terrassée, les janissaires de Mahomet II ivres d’opium, de victoires et de femmes, le cimeterre à la main, le front festonné du turban sanglant, échelonnés pour l’assaut sur les décombres de l’Égypte et de la Grèce : et moi, j’ai vu la même barbarie, parmi les mêmes ruines, se débattre sous les pieds de la civilisation.

En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s’appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d’une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j’apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.

 
Prague, 29 mai 1833.
 

Ma revue de Prague étant faite, j’allai, le 29 mai, dîner au château à six heures. Charles X était fort gai.(...)

 «Je représentai au Roi qu’il était trop loin de la France, qu’on aurait le temps de faire deux ou trois révolutions a Paris avant qu’il en fut informé à Prague. Le Roi répliqua que l’Empereur l’avait laissé libre de choisir le lieu de sa résidence dans tous les étals au tri chiens, le royaume de Lombardie excepté. "Mais, ajouta Sa Majesté, les villes habitables en Autriche, sont toutes a peu près à la même distance de France. A Prague, je suis logé pour rien, et ma position m’oblige à ce calcul. " Noble calcul, que celui-là pour un prince qui avait joui pendant cinq ans d’une liste civile de vingt millions, sans compter les résidences royales; pour un prince qui avait laissé à la France la colonie d’Alger et l’ancien patrimoine des Bourbons, évalué de 25 à 30 millions de revenu ! Je dis : " Sire, vos fidèles sujets ont souvent pensé que votre royale indigence pouvait avoir des besoins; ils sont prêts à se cotiser, chacun selon sa fortune, afin de vous affranchir de la dépendance de l’étranger. " — Je crois, mon cher Chateaubriand, dit le roi en riant, que vous n’êtes guère plus riche que moi. Comment avez-vous payé votre voyage ? — Sire, il m’eut été impossible d’arriver jusqu’à vous, si Mme la duchesse de Berry n’avait donné l’ordre à son banquier, M. Jauge, de nie compter 6,000 fr. — C’est bien peu ! s’écria le roi; avez vous besoin d’un supplément? — Non, sire; je devrais même, en m’y prenant bien, rendre quelque chose à la pauvre prisonnière ; mais je ne sais guère regratter.. — Vous étiez un magnifique seigneur à Rome ? — J’ai toujours mangé consciencieusement ce que le roi m’a donné ; il ne m’en est pas resté deux sous. — Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait- il pour être riche ? — Sire, vous y perdriez votre temps; vous me donneriez quatre millions "ce matin, que je n’aurais pas un palard ce soir. Le roi me secoua l’épaule avec la main : A la bonne heure ! Mais à quoi diable mangez-vous votre argent? — Ma foi, sire, je n’en sais rien, car je n’ai aucun goût et ne fais aucune dépense; c’est incompréhensible ! Je suis si bête qu’en entrant aux affaires étrangères je ne voulus pas prendre les 25,000 francs de frais d’établissement, et qu’en sortant je dédaignai d’escamoter les fonds secrets! Vous me parlez de ma fortune pour éviter de me parler de la vôtre. — C’est vrai, dit le roi;-voici à mon tour ma confession : En mangeant mes capitaux par portions égales d’année en année, j’ai calculé qu’à l’âge où je suis, je pourrais vivre jusqu’à mon dernier jour sans avoir besoin de personne. Si je me trouvais dans la détresse, j’aimerais mieux avoir recours, comme vous me le proposez, à des Français qu’à des étrangers. On m’a offert d’ouvrir des emprunts, entre autres un de 30 millions qui aurait été rempli en Hollande, mais j’ai su que cet emprunt, coté aux principales bourses en Europe, ferait baisser les fonds français; cela m’a empêché d’adopter le projet; rien de ce qui affecterait la fortune publique en France ne pouvait me convenir. — Sentiment digne d’un roi ! Dans cette conversation on remarquera la générosité de caractère, la douceur des mœurs et le bon sens de Charles X. Pour un philosophe, c’eût été un spectacle curieux que celui du sujet et du roi s’interrogeant sur leur fortune et se faisant confidence mutuelle de leur misère au fond d’un château emprunté aux souverains de Bohême ! »

Sur certaines inexactitudes du récit voir ici.

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