Voyage en Lettonie - août 2003 (avant l'européisation)
L’approche d’un pays, de nos jours, passe souvent par l’univers abstrait et uniforme des aérogares. Dans ce monde stéréotypé, les signes se font plus rares, mais ils en sont d’autant plus expressifs, comme dans les tableaux d’art minimaliste.
Il n’y a que deux moyens, au départ de Paris, pour se rendre en Lettonie : soit en changeant d’avion à Copenhague sur Scandinavian Airlines (« SAS »), soit au prix d’une escale à Munich, sur une ligne de Lufthansa. Autrement dit, les portes occidentales de la Baltique sont, encore aujourd’hui, entre les mains des Vikings et des Germains. Pour des raisons purement matérielles, j’ai remis le destin de mon voyage entre les mains des premiers.
Bien sûr, il est un peu absurde de plaquer sur les Scandinaves les traits de leurs ancêtres, comme quand la grande presse étrangère appelle les Français « gaulois ». Nous savons quel conservatisme nourrit en ce moment cette vision muséologique des peuples qui nie l’histoire et l’apport de la modernité. Pourtant, je ne peux nier que les hôtesses de Scandinavian airlines portent en elles les gènes des Vikings, aussi sûrement que je porte en moi ceux des anciens peuples celtes et protobasques d’Aquitaine ainsi que ceux des Ibères. Je ne saurais non plus douter que les Danois et les Suédois, à bord de cet avion, ont été conditionnés par leur école, leur radio, leur télévision, à voir dans la geste des Vikings le récit mythique de leur origine, à se définir par rapport à eux. Ce à quoi il faut ajouter que des éléments objectifs dans leur rapport aux peuples voisins et à l’espace géographique européen reproduit, de génération en génération, sur un mode plus qu’analogique les équations identitaires qui travaillaient la conscience de leurs ancêtres.
Je retournais très précisément dans ma tête cette question des permanences historiques, et d’autres problématiques propres aux sciences sociales, vendredi dernier, quand mon avion, en provenance de Paris, daigna percer les nuages pour approcher les côtes du Danemark. Je me disais aussi que j’essaierais de ne point aborder ce voyage en Lettonie avec les préjugés des journalistes, des écrivains, et des mauvais savants. Songeant à la phrase de Bourdieu qui disait vouloir faire de la sociologie un art, je me disais que je tenterais d’exercer mon regard, mieux encore que dans mes précédents voyages, à incorporer en permanence tout l’apport d’une anthropologie critique. Certes je ne pourrais éviter d’aborder la réalité lettone à travers mon regard d’homme, plutôt intello, français, qui, pas plus que quiconque, ne peut jouer sur toute les gammes des sensations ni de la connaissance, ni dépasser les petits détails et les grandes catégories qui orientent sa perception depuis plusieurs années, pas plus que je ne pourrais forcer mes interlocuteurs à dépasser leur conditionnement propre pour me donner une vision « totale » de leur pays. Au moins je voulais que tout ce qui me serait livré, et tout ce dont je rendrais compte se donne sur arrière-plan d’interrogations sur moi-même, sur mon milieu social, sur mon histoire et celle de ma culture, tout autant que d’interrogations sur les particularités des gens que j’interrogerais et de ce que je verrais. Et ce tout, en laissant ouvertes, sans cesse, à l’état de simples pistes problématiques, toute une série de questions auxquelles je n’ai pas les moyens d’apporter de réponse.
Je voulais d’ailleurs profiter de l’anthropologie plus comme d’un non-savoir que d’une science sûre et traiter mon ignorance crasse de l’univers des Baltes comme un atout pour tout mettre en question sur des bases naïves et déconstruire les discours politiques ou académiques sur ceux que je visiterais.
La sage rangée d’éoliennes que je vis au large des côtes du Danemark, qui me rappelaient celles des Pays-Bas, vues trois mois plus tôt le long d’une ligne ferrovière, me fit l’effet d’un ultime signe familier, une sorte de symbole du cœur de l’empire de l’Union européenne, cette Europe bien-pensante protestante écolo, qui bannit l’énergie nucléaire, la chasse aux palombes et la persécution des minorités au nom d’une morale que presque personne au sud de l’Europe ne comprend. Passées les éoliennes, nous entrerions dans un univers plus contrasté, la Baltique, dans lequel figurent des peuples que les fonctionnaires de Bruxelles jugent nécessaire de convertir à leur propre vision des choses, qui est celle de ceux qui ont planté les éoliennes.
Pour marquer mieux encore la différence entre le monde des éoliennes et celui des terres à l’Est, l’aéroport de Copenhague organise un contrôle de passeport – qui disparaîtra, promet-on, quand les terres à convertir seront membres de l’Union. Les préposés n’y avaient pas la mine crispée et insolente des douaniers hongrois sur la route vers la Serbie en 1999, mais il est vrai qu’on évoluait dans un contexte plus pacifique. Une image de douceur s’attache aux Pays Baltes. J’ai toujours vu en eux, depuis 1991 des sortes de Suisses d’Europe du nord-est. J’ignore d’où je sors cette image. En tout cas l’ambiance dans l’aérogare au départ vers Riga était exceptionnellement calme et détendue. Les touristes ne s’ y bousculaient pas comme au départ de Paris. Il y avait moins d’une centaine de passagers.
Dans le nouvel avion, estampillé cette fois « Baltic Airlines » et non plus « SAS », je négligeai mes lectures françaises – les mémoires du cardinal de Retz – pour écouter l’hôtesse parler dans la langue lettone, que j’entendais pour la première fois. Depuis longtemps je n’avais qu’une vague idée de son lexique qui me paraissait ne ressembler à rien. Dans l’avion, sa sonorité me rappela curieusement le russe que je comprends aussi peu que le letton.
Je me résolus à parcourir, en sirotant une Zelta, bière lettone fort douce comme celles d’Espagne, « Baltic outlook », une de ces revues subventionnées par les chambres de commerce qui veulent convaincre les hommes d’affaires que le pays qu’ils vont visiter est plus attractif qu’ils ne le pensent. Dans le cas letton, le discours promotionnel passait par de nombreuses pages sur le thème « nous sommes très européens et nous le prouvons » avec des jeux quizz sur l’ancienne appartenance à Riga à la Ligue hanséatique médiévale, une longue interview d’un ex-ministre socialdémocrate islandais d’origine courlandienne qui fut en 1991 un chantre de l’indépendance de la Lettonie et de son rattachement à l’Europe occidentale, une interview qui me fit penser une fois de plus à la bienveillance paternelle des pays vikings à l’égard des Baltes, mais la couverture, elle, insistait surtout sur le fait que M. Hannibalson - c’est son nom – avait été marxiste dans ses jeunes années avant de devenir un chaud partisan de l’OTAN… Comme MM. Fischer et Solana en quelque sorte.
A côté de moi un passager lisait dans le Baltic Times (seule publication que je puisse comprendre avec Baltic Outlook dans la forêt des journaux allemands et baltes) que, dans un des trois pays – peut-être l’Estonie –, un parti centriste appelait à voter « non » au prochain référendum sur l’entrée en Europe. Ce qui prouvait que l’apologie de l’européanité n’était pas la panacée sociale dans ce coin du globe.
Fidèle à certains de mes maîtres en sociologie qui, malgré leurs insuffisances intellectuelles, me sensibilisèrent à l’intérêt des choses apparemment futiles, je lus un article sur la mode qui classait les peuples comme aux XIX ème siècle : les Russes et les Latins (surtout les femmes) sont très aguicheurs, ils utilisent la mode comme instrument sexuel, les Britanniques sont revendicatifs dans leur style, les Allemands utilitaires. Les Baltes, pris entre plusieurs influences, seraient de tendance « modérée » (whatever that means, comme dirait l’autre). Je me demande toujours ce que ce genre de typification vaut. En tout cas il est possible, me dis-je, que ce genre de discours soit assez répandu pour influencer l’idée que les gens se font d’eux-mêmes. Hélas mes connaissances vestimentaires trop limitées ne me permettraient pas de vérifier auprès des gens que je verrais à Riga le bien fondé de cette opinion. En tout cas j’étais déterminé à savoir si ma correspondante Inese qui vivait avec 300 euros par mois avait un rapport quelconque avec ce discours des stylistes. L’article mobilisait le témoignage de quelques professionnels de la mode de Riga qui reconnaissaient que la Lettonie était un pays bien petit et bien éloigné des grandes capitales du savoir-s’habiller de sorte que leur milieu ne représentait au fond pas grand monde.
L’avion atterrit presque sur la mer, comme à Saint-Sébastien. De même que la première image qui avait frappé mon attention à l’aéroport de Belgrade trois mois avant la chute de Slobodan Milosevic était une grande publicité pour Mac Donald’s, de même à Riga, mon regard traîna sur une affiche vantant les mérites d’un grand cabaret de striptease – que j’avais également croisée dans Baltic outlook. Cela faisait penser à des spectacles vulgaires pour vieux bonhommes riches en quête d’ivresse rapide parce que time is money. Une autre affiche disait « Riga – The city that never sleeps » – slogan que d’habitude on attribuerait plus volontiers à des villes comme Madrid. Je concevais que Riga, ville cosmopolite, portuaire, ouverte sur l’Occident, plus grosse des capitales baltes avec ses presque un million d’habitants, n’est pas une petite Genève, malgré la prédominance de la religion luthérienne en son sein. Mais de là à en faire une sorte de Séville orientale…
Je fus presque rassuré de retrouver le prosaïsme du réel au sortir de l’aéroport. Il démentait si violemment l’imagerie aéroportuaire que c’en était comique. Après avoir salué ma correspondante lettone, et m’être engouffré dans un vieux taxi avec elle, nous traversâmes l’espace infiniment vide et pluvieux des grands boulevards qui mènent à son domicile, dans le quartier de l’ancien aéroport au nord-ouest de Riga. Sur notre route des stations services russes et scandinaves, à la radio de la musique moscovite. Je retrouvais dans ces chansons et cette grisaille quelque chose de fort peu « madrilène », quelque chose de très soviétique en vérité (ou du moins de ce que nous tenions autrefois pour « soviétique » en Occident), et mon impression fut nettement confirmée quand je mis les pieds pour la première fois au bas de l’immeuble où habite Inese. C’était, comme je m’en doutais, une bâtisse de cinq étage plus délabrée encore que nos pires immeubles de banlieue, avec des boîtes aux lettres défoncées, et une cage d’escalier qui n’a pas été peinte depuis probablement trente ans.
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Je ne cherchais pas « à tout prix » des traces du passé soviétique, mais je ne voulais pas me bercer avec des sornettes publicitaires. Et là, au moins, j’étais dans le réel. Inese, visiblement gênée, me dit dans son anglais maladroit de ne pas m’inquiéter, que l’appartement serait plus coquet que la cage d’escalier. C’était en effet le cas : un petit trois pièces d’une cinquantaine de mètres carrés, le genre de minimum social que l’Union soviétique pouvait donner à ses ouvriers - ce que le capitalisme ne sait pas faire, en tout cas dans les pays pauvres. Inese y vit avec sa mère, veuve depuis trois ans. C’est un appartement de femmes, astiqué en permanence, bien rangé. Un appartement de gens pauvres mais très dignes, des femmes qui passent leur temps à égayer, ornementer, améliorer dans la mesure de leurs moyens.
Leur lutte permanente contre la poussière et la saleté m’aura beaucoup touché. Lorsque, le lendemain dans la soirée, je vis un cafard sur un mur, Inese vécut cette découverte comme une défaite personnelle, une humiliation. Elle, qui est pourtant peu bavarde en anglais, passa de longues minutes à en parler, à dire qu’elle était furieuse, parce que cela faisait des années qu’elle n’avait pas vu ce genre d’animal traîner dans l’appartement, et que maintenant c’était fichu, que moi, le Français, j’allais dire partout autour de moi à mon retour que les Lettons vivent dans les cafards, alors que c’est faux, qu’il n’y en avait plus depuis des années.
C’était étrange. Les cafards, symboles de saleté, se trouvent dans certains hôtels du sud de l’Europe. A Paris il y en a de temps en temps. Des services de désinfection – miracles de l’assistanat dans les pays riches – viennent piquer les tapisseries avec des produits spéciaux. On peut se permettre d’être sales.
A Riga, la propreté des appartements est un combat. Peu importait que la lunette des WC fût complètement défoncée, qu’il n’y eût pas de lavabo (on se brossait les dents au robinet de la baignoire), que l’eau chaude fût coupée de temps à autre. Tout cela n’était pas de la responsabilité des propriétaires de l’appartement. Mais les cafards pouvaient l’être et l’angoisse d’Inese ne fut apaisée que quand j’observai que le cafard venait probablement d’un autre appartement.
Ce souci d’afficher un propreté, une dignité, me fit penser au témoignage des ouvriers serbes en France, que j’ai enregistrés dans le cadre d’une même enquête sociologique. J’ai déjà rapproché cela des écrits de Norbert Elias. Je retrouvais ce trait chez les Lettons.
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J’ai passé plusieurs heures sur trois jours à observer Inese et sa mère, à les interroger, à tenter de comprendre ce que leur façon d’être, de penser, leur vécu pouvaient me dire d’elles et du pays où elles vivaient. Je ne pourrais à ce stade que dresser une esquisse de deux « portraits parallèles », comme eût dit le cardinal de Retz.
Leontine K, est une petite dame de 55 ans aux yeux fort bleus comme sa fille. Je trouve son visage très russe. Pourtant elle ne l’est pas. C’est une petite bonne femme très expressive, qui sourit et rit très souvent. Très dynamique. Elle ne parle ni anglais, ni espagnol, ni français. Seulement letton, russe, et un peu allemand. Nous n’avons donc pas pu dialoguer réellement d’autant qu’Inese qui s’exprime mal en anglais répugnait à jouer les interprètes.
Ce que je sais de sa vie par sa fille, c’est qu’elle est née dans une région de l’est de la Lettonie qu’on appelle Ladgala. Une région très catholique. Elle va donc à la messe quand elle peut, et chante pour la chorale paroissiale. Elle se signe à table pour remercier le Bon Dieu.
Elle était ouvrière à l’époque soviétique, dans l’industrie textile je crois. C’est là qu’elle a rencontré son mari. Il y a des portraits d’elle dans l’album de photo familial. Des portraits stylisés façon années 60, où l’on reconnaît pourtant sans peine la beauté de ses traits. Aujourd’hui elle travaille six jours sur sept comme facteur, pour un salaire de misère, de 7 h du matin à 1 h de l'après-midi. Elle use ses jambes car il n’y a pas de métro ni de vélo pour elle et commence à en souffrir sérieusement.
Inese n’a pas eu les avantages physionomiques de sa mère. Son apparence n’est pas vraiment avantageuse ce qui, combiné avec un caractère compliqué, fait qu’elle n’a pas trouvé de mari, à 33 ans, et n’est plus vraiment sûre d’en vouloir un. Mais elle a sur sa mère l’avantage d’avoir pu accéder à un niveau d’étude « bac+5 » à l’université de philologie et elle enseigne au lycée la littérature lettone.
J’ai sans doute eu tort de laisser entendre, dans un de mes précédents textes, que son point de vue pouvait refléter celui d’une « Lettonne moyenne» (à supposer que cette expression puisse avoir un sens), car Inese se conçoit comme quelqu’un d’au-dessus de la moyenne du fait de son éducation, et construit ses opinions en fonction de cela. Ceci n’implique pas que ses opinions soient de ce fait plus valables que d’autres, mais simplement qu’elles ne peuvent pas être reçues comme des avis émis par quelqu’un qui arrangerait sa vie de la façon la plus ordinaire possible.
Difficile de sonder l’enfance d’Inese par delà les clichés des photos de l’album familial qu’elle montre aux visiteurs. Née en 1970 comme moi, elle a passé la première moitié de sa vie dans un univers soviétique. On la voit petite fille soignant une pneumonie à la station balnéaire de Yalta en Ukraine (le seul voyage en avion de sa vie). Adolescente avec le foulard des pionniers (komsomolsk) autour du cou, puis, dans une école d’infirmière, portant un petit pin’s de Lénine à la boutonnière. Sa vocation pour la carrière d’infirmière procède d’une inspiration « catholique », dit-elle, qui la poussait à s’occuper des autres. Mais elle a dû l’abandonner pour reprendre ses études à la fac et devenir prof, une autre façon, selon elle, de s’occuper des autres en ayant plusieurs élèves. Mais elle avoue que l’hésitation entre la littérature et la médecine la travaille encore.
L’inspiration catholique perdure aussi, évidemment. Elle dit l’avoir suivie seule sans avoir été poussée par sa mère, et qu’elle a pu vivre plus librement après la chute du communisme, en se faisant baptiser en 2000. Une part de sa vie tourne, comme celle de sa mère, autour d’une des églises catholiques de Riga.
On décèle dans la vie d’Inese une grande solitude psychologique qui a pris racine dans sa condition d’enfant unique, dans les disputes fréquentes entre son père et sa mère qu’elle évoque à demi-mots, et dans cette sédentarité terrible qui fait que le centre de sa vie depuis maintenant 33 ans est cet immeuble au milieu de nulle part, hanté par la pauvreté et les chats errants. On sent qu’elle a construit autour des tristes sentiers forestiers qui entourent sa résidence toute une mythologie personnelle, mélancolique au sens le plus amer du terme.
Les études littéraires, comme la religion du reste, ont été pour elle une sorte de pharmakon, à la fois remède et poison. Elles ont nourri des formes nouvelles de religiosité. Alors qu’on ressent chez sa mère, une religiosité paysanne et populaire, qui se combine avec un intérêt très important pour les choses concrètes, pour la nourriture par exemple (elle s’attache au goût des choses avec des airs inspirés et aux conversations insignifiantes sur le quotidien avec des intonations qui me rappellent celles de certaines femmes de ma propre famille), Inese, elle, affecte une certaine indifférence ascétique à l’égard de la gastronomie. Sa religiosité s’agrippe à des thèmes plus abstraits, notamment le nationalisme, comme je le montrerai plus loin.
Au fond, ce que partagent ces femmes surtout, outre l’histoire commune de leur famille, c’est la nécessité de faire face aux mêmes difficultés matérielles, et donc un sens de la combativité que beaucoup d’Occidentales de même niveau intellectuel n’ont pas - un commun sens du devoir, du travail, une commune aversion pour la paresse.
Mais la culture les sépare. Inese s’est enfermée dans un rôle de pseudo-intellectuelle de banlieue. Elle a publié il y a quelques années un recueil de poème au titre éloquent de « L’oiseau se cogne à la vitre » dans lequel elle étale la métaphysique triste de sa solitude. Sa mère reste une ouvrière.
L’impact de la différence culturelle, doublée de la différence de génération, se trouve, particulièrement accentué, dans leurs regards respectifs sur l’identité lettonne, un thème qui m’intéresse depuis plusieurs années.
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Inese a été éduquée dans une école lettone. L’URSS n’a jamais interdit les langues locales. Elle les a même parfois artificiellement valorisées. Mais ma correspondante a toujours senti que cette liberté d’apprendre la langue était pour ainsi dire octroyée avec condescendance par l’occupant russe. C’était une sorte de liberté très surveillée pour éviter qu’elle ne débouche sur des revendications séparatistes, comme en 1920. Du moins est-ce la lecture a posteriori qu’Inese fait des problèmes qu’elle trouve dans le passé.
Si l’on suit l’itinéraire du nationalisme d’Inese on tombe inévitablement sur la Perestroïka. En 1989 quand moi-même, confronté à la violence de l’univers parisien, je recherchais le sens de ma vie dans mes origines méridionales, Inese et ses amis apprenaient dans la presse ce que la propagande soviétique leur avait caché pendant des années : que Molotov et Ribbentrop en 1939 ont négocié les pays baltes comme on se partage un gâteau. Pour elle c’était la découverte d’une immense injustice faite à son peuple. Une injustice dit-elle que seul un Letton peut comprendre, et dont le récit semble fonctionner, sur le plan psychanalytique et socioanalytique comme une sorte de substitut d’un autre récit possible, celui d’une existence placée sous le signe de la tristesse et de la pauvreté.
De même qu’Inese veut soigner le mal fait à la chair du peuple en devenant infirmière, elle veut réparer le mal fait à la langue de ses ancêtres (ou plutôt ce qu’elle croit être la langue de ses ancêtres), et elle en est devenue la prêtresse autant que l’enseignante. Aujourd’hui encore elle est désolée devant les fautes d’orthographe en letton qui traînent sur les devantures des magasins.
Elle reprend aussi fréquemment les phrases de sa mère. C’est que celle-ci, à l’usine, pendant des années, travaillait avec des filles russes. Du coup un tiers de son vocabulaire (selon un décompte approximatif d’Inese) est truffé de mots et d’expressions russes. Son rapport à la langue est plus pragmatique. D’autant qu’elle vient d’une région où l’on ne parle que du dialecte.
A la maison, au lycée, dans la rue, Inese fait donc la police de la langue. Du coup elle en devient intransigeante. Sa mère est une patriote modérée, souple, prête à voter « oui » au référendum sur l’entrée dans l’Europe si cela peut apporter un supplément de bien-être au pays. Inese est une nationaliste sourcilleuse, devenue allergique à tout ce que les grandes puissances peuvent vouloir de mal à sa culture. C’est pourquoi elle milite contre les Mac Donald’s et contre l’occupation américaine de l’Irak. Pour cette raison aussi elle voudrait voter « non » au référendum sur l’entrée dans l’Union européenne. Elle craint que les voisins ne veuillent pas réellement du bien à la Lettonie…
Pour aborder le contenu concret de ce qu’on peut savoir de l’identité lettonne, de sa dimension dialectique avec les autres cultures et de l’expression politique qu’elle semble autoriser, rien de tel qu’une visite in concreto de Riga, spécialement de Riga vue à travers le prisme d’Inese, ou ce que l’on peut en comprendre.
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Riga, vue à travers les cartes postales, ressemble à une ville allemande, comme Strasbourg du reste, permanence du son passé hanséatique.
Les premières images que j’en ai eu, m’ont semblé, au contraire, peu germaniques. Comme nous l’avons noté plus haut, la grisaille, la pauvreté, les stations services Loukoil, corroboraient plutôt les clichés soviétiques. Même le style d’accueil que nous fit Léontine K. avait quelque chose de très russe. Des amis m’avaient fait le récit des règles d’hospitalité ukrainienne où l’on vous accable de bienfaits et de présents. C’est bien ce que m’offrit la mère d’Inese : un luxe de bienfaits à manger et à boire. Ce n’était pas assez de m’accorder le gîte, il fallait encore qu’on me donnât à déguster autant de viande, de vins, de glaces et de desserts que l’on pouvait, bien plus encore qu’on ne le fait en Espagne, au risque de m’enfermer dans un cercle pénible de dons et contre-dons. Très russe cet accueil plein d’effusion et de remerciement.
Très russe ce taxi collectif que nous prîmes pour le centre ville, une sorte d’estafette dans laquelle montent des passagers à différentes stations sans qu’on puisse pour autant comparer cela aux abondants tramways et autobus – qui pallient la pénurie relative de voitures.
Le hasard des arrêts de taxis fit que nous commençâmes la visite par un espace curieux qui met en scène l’opposition entre l’influence russe et l’influence allemande.
Il s’agit de la place Rats.
A l’époque soviétique trônait seulement là le musée d’une armée populaire des années 1910. Curieuse armée d’ailleurs que celle-là. J’ai appris après le voyage qu’un grand poète letton du XX ème siècle en a célébré très longuement la geste. Il s’agit de jeunes des quartiers ouvriers de Riga, recrutés à l’origine pour combattre l’agression allemande en 1915 et dont une partie finalement dans les années 1918-1920 soutinrent Lénine et défendirent son pouvoir contre les royalistes.
Le régime soviétique a vu dans cette armée le trait d’union par excellence entre Lettons et Russes sous la faucille et le marteau. Le gouvernement après l’Indépendance en 1991 a pu abattre les Lénine mais non pas le monument dressé en hommage à cette armée populaire. Seul le musée a été rebaptisé.
Autour du musée il n’y avait rien, la place ayant été rasée par les bombardements de la seconde guerre mondiale. Or il est venu aux autorités lettonnes une étrange idée depuis cinq ans. Outre la construction d’un Hôtel de ville derrière le musées, celles-ci ont édifié une étrange bâtisse faussement médiévale aux airs de château de Munchausen, et dressé devant elle, à deux pas du musée de l’armée populaire, une statue du Germain Rolland. Le château de Munchausen et le Rolland sont en hommage à l’Allemagne, comme la statue juste à côté et le musée l’avaient été à ceux qui l’ont combattue ardemment. Les deux impérialismes, russe et allemand, se font face sur la même place… qu’Inese n’aime pas, cela va presque sans dire…
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D’allemand, Riga n’a guère que l’architecture, notamment ses nombreux temples protestants en brique surmontés d’un coq. Certes il y a bien des détails pittoresques comme cette rue Richard Wagner où le musicien a vécu, mas dans l’ensemble, la germanité n’est pas très visible dans la ville. Les panneaux en allemands sont peu nombreux (même si l’arrivée progressive de touristes de ce pays pourrait les faire se multiplier), tout comme les enseignes russes ont disparu.
Partout ce sont des écriteaux en letton, vieille langue indoeuropéenne étrange qui s’écrit dans un alphabet latin.
Beaucoup de façades ont été récemment repeintes. Les couleurs jaunes, bleues, roses, se succèdent.
Lors de ma première visite je fus particulièrement frappé par l’impression de modestie qui se dégage de cette population et de ses bâtisses. En centre ville aucun bâtiment ne dépasse trois étages. Le palais présidentiel est une sorte de petite maison où on a l’impression de pouvoir entrer comme chez un particulier. Cette réflexion me fit comprendre en retour combien le gigantisme parisien peut être étouffant pour ceux qui y vivent et combien il contribue à notre mal-être citadin.
A Riga c’est une ambiance provinciale qui domine un peu partout. Les gens se parlent assez volontiers, même entre inconnus dans la rue, quoi qu’ils ne fassent guère d’efforts pour se sourire. A chaque instant on a l’impression d’avoir affaire à des gens corrects, sans arrogance, sans prétention, ce qui rend les rapports humains plus authentiques qu’à Paris.
Tous sont plus accaparés par les problèmes matériels que les français. La nourriture coûte quatre fois moins cher qu’à Paris, mais les salaires y sont sept à huit fois moindres. On sait ce que vaut un lat, et l’on s’appesantit beaucoup quand quelqu’un vous offre même un peigne ou un stylo bille. Beaucoup arrondissent leurs fin de mois en vendant des cartes postales ou des objets à base d’ambre. Cette difficulté matérielle, jointe à la conscience d’appartenir à une contrée périphérique doit contribuer aussi à cette modestie ambiante et au relâchement des tensions qu’elle autorise.
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Le deuxième jour fut l’occasion de comprendre le rapport des Lettons à la nature, en même temps que, sous un angle plus approfondi, leur rapport aux impérialismes russe et allemand.
Le matin Inese et moi fûmes à Sigulda, à une heure à l’est de Riga.
Un vieux train soviétique assure la liaison à partir d’une gare centrale refaite à neuf. Il s‘arrête dans diverses bourgades où les gens descendent avec des bouquets de fleurs sous le bras qu’ils vont planter dans leur petit lopin de terre.
On arrive dans une petite bourgade, on traverse les voies sans se soucier des trains qui peuvent nous renverser. Pas d’annonce au micro, pas de distributeurs de boissons. Les latrines publiques sont d’époque soviétique. Elles n’ont sans doute pas été lavées depuis quarante ans. Une odeur pestilentielle s’en dégage.
Tout au long du chemin qui sépare la gare de Sigulda du château médiéval de Turaida, Inese se répandit en commentaires élogieux sur la nature lettonne en des termes qui rappelaient ceux des Allemands pour leurs campagnes et leurs forêts (il me semble que la similitude va si loin que, à ce qu’on m’a dit, les Lettons pratiquent également le naturisme avec la même ferveur que les Allemands). Il est vrai que cette nature est belle, verdoyante, toute de boulots, de pins et de conifères. Un air très pur s’en dégage.
Au bord de la route qui serpente vers le château nous empruntâmes un chemin qui mène à la muraille de Gūtmaņa Ala, qui est une sorte de sanctuaire.
Sur certaines pentes argileuses, avant même d’arriver à ce sanctuaire, des passants avaient écrit des graffitis. Inese fit remarquer qu’ils étaient tous en russe. Elle observa alors que les Russes étaient moins disciplinés que les Lettons, lesquels ressemblaient en cela aussi bien plus aux Allemands. Cette remarque rejoignait l’analyse de Baltic outlook rapprochant les Russes des Italiens. Elle n’eût pas pour effet de dévaloriser à mes yeux les Russes comme Inese l’espérait peut-être. J’étais simplement heureux de voir que ces petits détails champêtres permettaient de déceler des similitudes inattendues entre les peuples. Et je trouvais autant de charme dans l’expressivité anarchique russo-latine que dans la maîtrise de soi des germano-baltes.
Des touristes allemands venus en vélo s’agglutinaient aux portes de sanctuaire, image vivante de ce vieux paganisme balte qui fait les délices des experts en religions.
Selon Inese, la présence de touristes germaniques en ce lieu est récente, de même que celle du petit bar-boutique juste à proximité, en pleine campagne lettonne. Ce qu’il y a de pittoresque en ce sanctuaire en forme de grotte naturelle ce sont les graffitis multiples qui en ornent la paroi et qui remontent à toutes les époques depuis le XIV ème siècle.
Nous bûmes un verre de Kvas, la boisson nationale, faite à partir du pain noir. Une sorte de Coca-cola, mais bien plus saine et bien meilleure, sans aucun narcotique, qui étanche fort bien la soif.
Le plus surprenant pour moi, fut sans doute le château de Turaida. En apparence il s’agit seulement de petites ruines maladroitement rénovées façon château de Münchausen encore une fois, et là encore relativement abondamment peuplé de touristes allemands (en comparaison avec le reste de la Lettonie d’où ils sont absents). A la visite de l’exposition dans les murs du château, on comprend qu’il s’agit d’un des hauts lieux de l’histoire d’une des minorités de Lettonie, la minorité finlandophone – en voie de disparition - des Livs. En même temps, le château garde aussi le souvenir d’une des plus sanglantes batailles que les Chevaliers allemands de l’Ordre de la fraternité de l’épée livrèrent au Treizième siècle aux peuples baltes.
L’intérêt de cette guerre fut qu’elle prit, comme celle contre les Albigeois, la forme officielle d’une croisade, avec création d’un Ordre, légitimation officielle par le pape, alors qu’elle visait manifestement à satisfaire des intérêts économiques que manifeste notamment la fondation de Riga par l’évêque Albert. Nietzsche avait cette histoire en tête je crois (peu connue des Français) quand il dénonçait la bêtise du ralliement des « brutes blondes » (selon son vocabulaire aujourd’hui daté) à une certaine forme d’intégrisme papal.
Ma correspondante ne connaît pas bien l’histoire médiévale des Baltes. Mais elle se révéla très éloquente pour évoquer la triste épopée des peuples de son pays dépossédés de leurs terres par les croisés allemands et transformés en esclaves.
Il est bien évident que cette histoire-là ne peut laisser insensible. Et c’est en l’entendant que je mesurai plus clairement que jamais combien le nationalisme letton ne pouvait être traité à l’image du nationalisme français, russe ou allemand. L’élan identitaire d’un peuple qui fut indéfiniment privé d’existence et de liberté, ne peut susciter la même aversion que l’enthousiasme agressif ou « civilisateur » des plus grands. Bien sûr on peut regretter que l’attachement de petits intellectuels comme Inese à l’idée de nation ait grandi dans un contexte de ressentiment qui en rend le contenu égocentrique et chimérique, mais on ne peut non plus oublier l’arrière plan d‘injustice et de crainte multiséculaires qui a présidé à sa naissance. Il est clair qu’aucune forme fédérale ou impériale ne peut donner à un peuple le sentiment d’une rétribution des affronts endurés sans une phase au moins transitoire de reconnaissance comme Etat-nation, et c’est dans ce contexte que la jeune Lettonie se trouve, avec son langage qu’elle ne sait pas orthographier et sa petite douceur provinciale suisse dans laquelle personne ne saurait voir aucune menace.
En entendant Inese parler de la croisade allemande, je songeais à ce monument à Riga que même Staline n’osa faire abattre, cette sorte de statue de la liberté lettonne (Brīvības piemineklis) construite en 1935 grâce à une cotisation populaire massive.
Une mienne amie bavaroise me confiait il y a quelques années son malaise devant le fait que les musées et les conversations en permanence rappellent aux Allemands où qu’ils soient que leur nation a mis en œuvre la Shoah. Les touristes allemands éprouvaient-ils le même inconfort devant la mémoire de la croisade germanique contre Touraida ?
Une exposition dans une autre tour célébrait au contraire le temps de l’annexion de l’Est de la Lettonie (jusqu’à Riga) par la Suède (au XVII ème siècle). « Ce fut notre âge d’or, dit Inese, car les Suédois firent beaucoup d’efforts pour éduquer les paysans baltes ». Pourquoi certains peuples se créent-ils des réputations de bienfaiteurs et d’autres d’esclavagistes ?
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Dans l’après-midi le passage par Yourma, à l’Ouest de la capitale lettonne, fut l’occasion d’autres interrogations et de nombreux autres éclairages.
La ville a des allures de jolie station balnéaire comme nous en avons en Gascogne. Elle n’était pas, l’a précisé Inese, une ville de nomenklaturistes, mais plutôt un lieu de villégiature pour les gens de la capitale, les Russes notamment. Beaucoup disposaient de grandes maisons là, dont un grand nombre furent abandonnées.
La Baltique est sublime à cet endroit. Des vagues violentes sous un ciel embrumé venaient se jeter sur le sable jaune.. La rue principale est remplie de restaurants de toutes nationalités, non seulement des chinois et indiens comme on en a l’habitude en France, mais aussi ukrainiens, arméniens – Inese remarqua avec dépit qu’il n’y avait pas de restaurant « letton » à proprement parler dans cette bourgade. La présence russe semble y être restée très forte. Ne pouvant reconnaître les sonorités russes du letton (malgré la très grande différence syntaxique et lexicale) à chaque fois que je demandai si les passants parlaient lettons ou en quelle langue étaient les musiques qui sortaient des boutiques elle répondait immanquablement « russe ».
La présence des Russes en Lettonie est ancienne. Elle remonte à l’époque tsariste. A l’époque stalinienne la communauté russe de Lettonie poussée à s’installer par les autorités russes avait un caractère nettement plus populaire que celle du XIX ème siècle. En 1991 certains fonctionnaires sont partis en même temps que l’armée rouge, mais le gros des immigrés russes sont restés. Ils représentent un quart de la population du pays, et la moitié de celle de Riga.
On imagine aisément ce que la présence d’une population aussi consubstantiellement liée aux intérêt nationaux de la Russie peut poser comme problèmes à la jeune nation lettone. Le problème est analogue, semble-t-il, çà celui des rapports en 1991 entre les Croates et la minorité serbe de Krajina (à ceci près que l’implantation serbe était plus ancienne que celle des Russes).
La presse des aéroports malgré son souci de plaire aux investisseurs ne passe nullement sous silence les nombreuses revendications de la minorité russe de Lettonie. Et une mienne connaissance revenue de Riga l’an dernier n’hésitait pas à blâmer les Lettons pour leur incompréhension à l’égard de leur minorité.
Ma correspondante, elle, soutient qu’il ne sera pas possible de construire un Etat unitaire tant que les Russes de Riga se montreront si particulariste et si hostiles à l’apprentissage du Letton. Elle trouve anormal que la culture russe soit présente partout autour d’elle.
Il est vrai que cette espèce de dualité de la société lettonne entre russe et non-russe a quelque chose de choquant pour qui a grandi dans le jacobinisme. Les russes depuis l’époque soviétique ont leurs écoles, leur théâtre (parallèle au théâtre national letton), leurs lieux de sociabilité favoris. Le soir, ma correspondante et moi regardâmes la télévision. Outre les chaînes satellites, et notamment une chaîne moscovite spécialement créée pour les Russes des pays baltes ceux-ci disposent d’une des deux chaînes de télévision publique lettone qui diffuse des programmes spéciaux à leur intention. Alors que tout film en letton diffusé sur les chaînes nationales est automatiquement sous-titré en russe, les émissions russes des chaînes nationales lettones ne sont pas sous-titrées en letton, et , même si la jeune génération semble se montrer plus ouverte, les plupart des Russes de Lettonie, selon ma correspondante n’acceptent pas davantage le fait national letton que les tsars et Staline ne le faisaient.
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Les Lettons cherchent à s’adapter aux modes occidentales. La revue Baltic outlook ne mentait pas tout à fait. Les femmes même dans les milieux pauvres fournissent beaucoup d’efforts d’élégance. Peu à peu de grands supermarchés remplacent peu à peu les boutiques de quartier. Un peu partout in rénove des bâtiments publics, et la présidente de ma République lettone – une francophone de la diaspora lettone au Canada – s’affiche dans la presse. Pourtant les plus pauvres en bénéficient-ils ?
Chez les Inese, le réfrigérateur est un vieux clou tchécoslovaque de l’époque soviétique. Les salaires n’augmentent guère, le prix ces soins médicaux lui ne cesse des progresser sans que la couverture sociale ne suive. Les clochards ne manquent pas. Partout on trouve des magasins de produits d’occasion où les gens vendent et rachètent de tout, même des vêtements.
Je retournais ces questions dans ma tête le dernier jour en regardant Léontine K faire tourner précautionneusement dans son fond de verre quelques gouttes d’alcool balsamique noir.
Selon ma correspondante, le capitalisme a seulement rendu les gens plus responsables dans leur travail. Autrefois les coupures d’eau chaude pouvaient durer des semaines car tout le monde s’en fichait. Maintenant elles sont règlées en quelques jours. Chacun s’applique davantage sans quoi il ne sera pas payé. Pourtant ce n’est pas le décollage, loin s’en faut, et ma correspondante doute beaucoup que l’Union européenne y change quoi que ce soit.
Quant au Kulturkampf pour la défense de la langue lettonne parmi les deux millions de gens qui la parlent, Inese K dit ne pas être la seule à y croire. Selon elle, tous les amis un peu cultivés qu’elle connaît en proclament la nécessité. Pourtant le risque de tension que ce Kulturkampf peut provoquer en permanence avec les Russes est très visible. Faut-il toujours vouloir réparer les injustices de l’histoire dans un Etat-nation ou laisser l’identité prendre des voies moins rigides comme le fond les populations de langue d’Oc en France ? J’ignore si cette question possède un réel droit de cité en Lettonie.
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Au cours de ce dernier repas nous parlons de la France. Inese croit qu’on y pratique encore le baise main, qu’on y boit du vin rouge dès le matin. En fait, elle connaît assez mal l’Occident. D’Astérix par exemple elle connaît le film avec Depardieu, mais pas la bande dessinée. Durant la période soviétique les BD étaient interdites et les enfants ont grandi seulement avec la lecture des contes de fée. Quand je lui fais observer que les Serbes eux connaissent nos BD depuis l’enfance, elle répond que les Balkans ont toujours été plus développés que la Lettonie.
Etrange renversement. Aujourd’hui les rôles s’inversent. C’est l’Europe du Nord-Est dont on veut accélérer l’entrée dans le paradis de la consommation capitaliste tandis qu’on ralentit celle des Serbes. Le trafic intense de bâtaux qu’on aperçoit depuis l’avion du retour sur la Baltique paraît plus important que celui du Danube. Les problèmes ethniques de la Finlande à l’enclave de Kaliningrad inquiètent moins à tort ou à raison que ceux de l’ex-Yougoslavie.
A qui cela profitera-t-il le plus ? C’est bien sûr là une autre affaire.
Frédéric Delorca
dimanche 17 août 2003