Chomsky à Paris, Yaoline à Bangkok, Carlos à Cannes
Je lis dans Le Monde Diplo que Noam Chomsky sera à Paris du 28 au 31 mai. Je demande à tout hasard à Jean Bricmont qui est un de ses amis s'il organisera une rencontre entre Chomsky et les contributeurs du Cahier de l'Herne qui lui est consacré. Lui ou la maison d'édition peuvent le faire : après tout une firme américaine de publication en ligne comme lulu.com organise bien des rencontres entre auteurs, pourquoi pas L'Herne ? Mais je sais qu'ils ne le feront pas. L'esprit qui consistait à mettre en contact les auteurs entre eux, qui était très vivace au début du 20ème siècle (qu'on lise "Si le grain ne meurt" de Gide par exemple), est absent de l'intelligentsia actuelle, sauf peut-être dans les milieux les plus bourgeois, chez les gros éditeurs. Ailleurs, les gens écrivent dans des livres, et puis basta, "adieu il pleut" comme on disait chez moi.
Enfin bon, je suppose que les jeunes "altermondialistes" du 5ème arrondissement (avec ce qu'il leur reste de jeunesse et ce qu'il leur reste d'altermondialisme) se masseront au Collège de France le 28.
Pour ma part, je n'y serai pas. Bourdieu, Chomsky, tous ces grands auteurs nous furent utiles au début des années 2000 à la grande époque de l'altermondialisme. Mais c'est comme Godard qui du haut de ses 80 ans ressort encore et toujours les mêmes blagues les mêmes citations : il arrive un moment où l'on sait d'avance ce que les grands auteurs vont dire, surtout quand ils vieillissent. Il faut aller au delà.
Aujourd'hui je pense à la capitulation des Chemises rouges en Thailande. Avec quelle légèreté ils se sont lancés dans ce combat : sans armes, et sans aucune chance de diviser les forces armées ! Surtout sans aucun relais à l'étranger pour obtenir des soutiens. Quel manque de sens stratégique !
Yaoline Buntang (selon son pseudo d'Internaute) m'a nommé d'office administrateur du groupe des pro-Chemises rouges sur Facebook avec cinq autres personnes sans même me demander mon avis. Les gens prennent des habitudes de désinvolture sur le Net. Etait-ce parce qu'elle était pressée ? Les soldats frappaient-ils déjà à sa porte quand elle a composé sa liste d'administrateurs ? Je plaisante un peu, mais je devine que la situation doit être fort angoissante là-bas. Comme le dit Yaoline, la répression va pouvoir s'abattre sans attirer aucunement l'attention de l'opinion internationale. L'accusation de "crime de lèse-majesté" va fonctionner à tour de bras. Pire qu'en Espagne !
Au fait avez-vous vu la jolie gauche bobo parisienne se mobiliser pour le juge Garzon, à Sciences Po-Paris et dans le 15ème arrondissement derrière Anne Hidalgo ? Allez, pour une fois que les bobos font quelque chose de bien ne faisons pas la fine bouche : Garzon a besoin de soutien. Et ceux qui veulent la République en Espagne aussi !
Je tombe aussi dans les actualités sur la bafouille sans grand intérêt que Carlos adresse à l'acteur qui joue son rôle dans un film présenté au festival de Cannes. Je ne suis pas spécialement admiratif devant Carlos, quoique son itinéraire soit bien sûr plus estimable que celui de bien des guérilleros (des guérilleros salafistes notamment). J'avais assisté à une séance de son procès en 1997 à Paris. Le personnage ne m'a pas impressionné. Mais je veux bien croire que le film le caricature.
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PS : j'ai retrouvé mon compte-rendu de la séance du procès, le vendredi 19 décembre 1997 (il y a presque 13 ans déjà...). Je suis un peu surpris par la brutalité de mon propos à cette époque, contre tout le monde : les juges, le public, les avocats. Peut-être l'ardeur (ou le mal-être) de mes 27 ans. Je n'écrirais certainement pas comme ça aujourd'hui sur une séance judiciaire, même médiocre. Il y avait au fond trop d'idéalisme, trop d'attentes existentielles à l'arrière-plan de ce texte...
Le procès
En vacances cet après midi, j'ai fait un saut au palais de justice, histoire d'assister au procès du terroriste international Carlos.
Il est bon de voir un procès d'assise tel qu'en lui même, en dehors du regard biaisé que nous donnent les journalistes. Il nous faut perdre cette habitude de saisir toute réalité telle qu'elle nous apparaît sous le feu des projecteurs, après mise-en-scène, découpage, montage. Il la faut retrouver, telle qu'en elle-même, pour aussi sordide qu'elle nous semble
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Commme c'était aussi le premier procès judiciaire auquel j'assistais, j'y suis allé avec mon point de vue "philosophique", c'est-à-dire en faisant table rase de tout, en me disant "voilà : il y a des hommes qui se réunissent pour juger un homme. Comment cela se passe-t-il ? " Dans ma tête c'était un peu comme si j'allais assister à un des premiers procès de l'histoire de l'humanité, à Athènes au Vème siècle avant Jesus Christ, au début du processus que décrit Vernant, lorsque l'Aréaopage abandonne son côté religieux pour laisser place au logos et à la contradiction.
Cette table rase me permettait d'être réceptif aux moindres détails, de m'étonner de tout, comme le recommandait Platon.
D'abord ce palais de justice, vieillot et imposant. Le public, dans la queue : des étudiantes en droit, bourgeoises, d'une connerie incroyable, qui se racontaient leurs rêves nocturnes et multiplaient les réflexions débiles, pendant une heure derrière moi. Au milieu de leurs caquetages, les propos passionnés et intelligents d'une grande femme pas très jolie qui expliquait à un étudiant son point de vue sur les reconduites à la frontière. Sans doute une militante des droits de l'homme. Il y avait tant de grâce dans ses gestes, tant de pertinence dans ses mots, que je crevais d'envie de lui parler. Mais que lui dire ? que j'étais juriste, spécialiste en chef des reconduites ? c'eût été si vain…
J'eus encore un éclairage sur la composition du public quand j'entendis derrière moi, dans la salle d'audience, un vieux qui n'avait pas son certificat d'études et qui expliquait que le SIDA est sûrement l'invention de quelque apprenti sorcier.
Il était important pour moi de bien saisir la nature de ce "peuple" au nom duquel la justice serait rendue, ce peuple dans sa diversité de physionomies, d'âge, de mode de pensée.
Dans ma soif de tout voir, tout comprendre, j'ai aussi observé les gendarmes, semblables à ceux que j'ai connus pendant mon stage en préfecture : braves gars, extrêmement polis et serviables, modestes, rigoureux. J'écoutais la façon dont ils résumaient les premiers jours du procès aux étudiants écervelés qui les interrogeaient à ce sujet. C'était instructif.
Instructive aussi l'atmosphère de prosaïsme qui se dégageait de cette salle. La couverture médiatique des procès gomme, aux yeux du téléspectateur, ce côté très terre-à-terre, humain, trop humain, dérisoire même d'une ambiance de tribunal.
La cour est entrée. Le président a interrogé les parents des victimes. Il y eut un moment d'émotion, parce que ces gens des victimes n'arrivaient pas à parler. Le premier a fondu en larmes. Dans le box, Carlos, en quinquagénaire moustachu de grande classe, prenait des notes.
Toutefois, l'émotion était un peu ternie par le point d'honneur que tous mettaient a dire que leur père, flingué par Carlos, fils d'immigré italien, les avait élevés dans le culte de la non-violence, du refus de la haine, de la foi dans la démocratie. Pourquoi cette avalanche de bons sentiments ? L'émotion ne se suffisait-elle pas à elle-même?
Nouvelle fausse note encore : le témoignage d'SOS attentat. Fausse note à plus d'un titre. D’abord parce que c'était le discours institutionnel d'une structure qui revendiquait son aide aux victimes, reconnaissait les avoir soutenues – et, d'une certaine façon, encadrées, enfermées dans son discours. Fausse note aussi parce qu'on jugeait Carlos pour un crime de droit commun (l'assassinat de deux policiers) et pas pour des attentats. Que venait faire cette association à nous parler de l'explosion du Drugstore St Germain ?
L'avocate de Carlos l'a fait remarquer en prenant courageusement la parole. Elle a aussi contesté le fait qu'on ne pouvait pas entendre de témoins directs. Puis, emportée par son élan, elle s'est laissée aller à des imprécations assez faciles et mal formulées, du genre "je regrette que le jury populaire qui est le vrai tribunal n'ait pas eu accès aux pièces écrites."
Cette phrase n'eut qu'un mérite : celui de démontrer que la justice française n'est pas sereine. En effet, à ces mots, on vit le sang monter aux joues du président "Précisez votre pensée maître, hurla-t-il. Est-ce que ça signifie que le tribunal composé de magistrats professionels n'est pas le vrai tribunal ?" Ce coup de colère surprit toute la salle. J'étais vraiement sidéré car les coups de gueule à l'audience sont étrangers à ma culture professionnelle. Dans mon travail c'est la négation même de l'image que la justice doit donner d'élle-même.
L'avocate un peu destabilisée baffouilla, essaya de continuer son argumentation en affirmant que la procédure française était condamnée à l'étranger. On n'entendait pas bien, mais le président enfonca le clou : "vous savez que vous êtes à la limite de l'outrage à la cour !" encore deux mots et le président absolument déchainé suspend la séance en concluant "Très bien nous allons saisir le bâtonier !"
Stupeur dans la salle. Et là, la sottise gluante des gens reprend le dessus. Personne ne se demande si l’avocate avait raison sur le fond. Elle fait l'objet de l'opprobre générale du seul fait qu'elle a osé tenir tête au président. Les gens sont comme des enfants : "Oh la la ! ça va barder pour elle !" Les étudiants en droits se surpassent en sottise "Elle n'avait pas à contester le fonctionnement des assises à la barre. Elle aurait dû garder ses reflexions pour des articles dans les revues juridiques" (sic!)
Sursaut légitimiste, unanimisme stupide de la foule. On attend une heure. On remarque au premier rang des latinos qui parlent en espagnol. L'avocate s'entretient dans la salle avec un type qui porte une kieffeh. On a l'impression qu'on juge un autre monde, celui de la résistance palestinienne et du gauchisme des années 70, quelque chose qui a vécu.
On retrouve dans les comementaires bornés des gens à peu près tous les poncifs qui seront ensuite repris dans la presse.
L'audience reprend. Brève intervention du batonnier. Puis le Président se lance dans une lecture fastidieuse des dépositions de toutes les connes qui ont prêté leurs fesses et leur appartement à Carlos en 1975 - tout ce petit monde d'étudiants latinos et de paumés qui avaient tous, à l'époque, au plus vingt sept ans et que le malfra manipulait à sa guise.
Rien de grandiose dans tout cela. En plus, le président lit mal, et d'une voix monocorde. Tout le monde s'ennuie à crever. Carlos baille.
Après la médiocrité du public, les errements faciles de l'avocate, la nullité du président, c'est la banalité de ces journées de jullet 1975 et de la vie du terroriste qui sautent aux yeux. Belle démystification.
Finalement, je quitte la salle avant même d'avoir entendu la déclaration de Carlos qui sera rapportée aux infos télévisées du soir, une phrase du genre "Je suis un révolutionaire et je mourrai en révolutionnaire". Une phrase que la présentatrice du journal de vingt heures, avec sa bonne tête de jolie diplomé de Sciences po, lira avec un sourire futile et stupide. Une phrase assez belle, mais inactuelle, si absurde après la journée qu'on a vécue qu'on aimerait savoir pourquoi elle a pu surgir ainsi en début de soirée. Carlos a-t-il voulu se sauver in extremis de l'envahissante médiocrité ? il n'y est guère parvenu.
Cette comédie judiciaire anéantissait tout dans sa grisaille. On ne pouvait en tirer qu'une impression mélancolique, tragiquement désabusée.
L'enthousiasme rebelle de la jeunesse
Ce matin je reçois ce mail d'une jeune Ethiopienne qui vit au Canada :
"bonjour je me disais et bien si je vous écrivis cela seriez vous emblallé: et bien si on utilise facebook pour faire un groupe ki est contre ce systeme mais qui va vraiment bouger voyager au quatre coins du globe pour parler avec nos frères.prendre sur place une personne qui comprendre l'englais et ki pourra traduire nos dires.nos arguments pour la rébellion contre ce système.lorsqu'on arrive. directement on demande o gens :s'il se considère comme un homme ou comme un robot?...après les arguments viendront et j'écris plus bas ce que je vais dire ou on va dire plutot.qu'on aura assemblé assez de personnes d'adultes de parents.on demandera si ils sont d'accord d'utliser comme arme contre ce système opprimant.une manifestation au quatre coindu monde avec la plus pure naive et sincère arme. l'ENFANT! ENFAITE JE SUIS FATIGUé!MAIS EN TT CAS REPONDS MOI STP"
Ca me touche toujous ce naïf enthousiasme de certains jeunes. Et c'est très dur de devoir leur expliquer que ce qu'ils croient facile à faire (un grand mouvement mondial anti-système) est en fait la chose la plus compliquée : qu'il faut au moins un million de dollars comme avait dit un économiste à un mien ami à propos de son projet de fondation anti-impérialiste afin que ça ne reste pas un simple site sur Internet, que ce mouvement risque toujours d'être récupéré, manipulé, trahi, ou tout simplement voué au boycott médiatique. Ces jeunes n'ont pas idée de la complexité de la chose. Et pourtant il ne faut pas les décourager, il faut les encourager, les accompagner.
Difficile...
Godard (suite) - le rire
Il y a vingt ans, les enfants du babyboom (Sollers, Godard, et même Deleuze quoiqu'il fût d'avant le baby boom) ne faisaient déjà plus beaucoup de politique mais nous apprenaient à rigoler avec de la culture savante ou les beaux arts. C'était un sens de l'amusement qui n'était même pas aristocratique comme au 18ème siècle. C'était libérateur.
Mais ce rire m'est apparu décalé au regard des enjeux des "guerres de la globalisation" à partir de 1999.
Aujourd'hui on ne rigole plus avec la culture savante (qui n'a pas plus de valeur que des hobbies de bricoleurs du dimanche), et on ne rigole plus de grand chose à vrai dire : un journal de la côte d'azur me contacte cet après midi pour m'interviewer sur la nudité - en vérité ils veulent apprendre à traiter ce sujet sérieusement !
En écoutant Godard, je me dis que c'est lui qui a raison. Que moi aussi, au lieu de tenir ce blog très scolaire, je devrais m'amuser à faire de la libre-association d'idées et de références culturelles pour filer la métaphore, et que je devrais même introduire des vidéos X dans ce blog sur chaque sujet comme je l'ai fait sur la burqa jusqu'à ce qu'Overblog m'exclue de ses rangs pour manquements aux règles de la bienséance.
Je cotoie tous les jours dans ma banlieue des gens très sérieux qui se font énormément de mal les uns aux autres parce qu'ils ont des oeillères : des gens qui répètent le colonialisme, le déni de l'histoire, des gens qui taraudent le ressentiment, des gens qui, en toute innocence, pousseront ce pays à la guerre civile s'ils continuent comme ça. Pour rendre supportable toute cette irresponsabilité peut-être devrais-je revenir au rire. Mais on ne peut plus rigoler comme en 1990. Le rire est historique. Plutôt que de pondre un essai sur le stoïcisme, c'est peut-être un nouveau rire que je devrais inventer.
Pourquoi Aristophane consacra-t-il sa vie à la comédie ? Pourquoi cet homme contemporain de la révolution philosophique (une des révolutions les plus passionnantes de l'histoire humaine), a-t-il choisi le parti du rire plutôt que d'entrer dans les polémiques intellectuelles ? A-t-il eu le sentiment de pousser ainsi plus loin la philosophie ? Comment est née la comédie ? Questions sans réponse sans doute. Tout juste peut-on se féliciter d'avoir compris où mettre la ponctuation dans les textes qui sont parvenus jusqu'à nous.
N'avons nous pas besoin d'un grand rire politique aujourd'hui ? N'est-ce pas la porte ouverte pour sortir de la bêtise ambiante, et de toutes les catastrophes (économiques entre autres) qui nous guêtent ?
"Film socialisme" de Godard
J'ai été fan de Godard jadis. J'ai cessé de l'être pendant la guerre de Yougoslavie, parce que Godard n'a pas eu de bonne position sur cette guerre (comme Derrida que j'ai toujours rapproché de Godard), ce qui m'a fâché avec le côté un peu "prophète bourré d'intuitions" qu'on vénérait encore en France à l'époque. Je n'ai pas vu le film. Je vous livre la bande annonce et le début d'une interview du réalisateur. La suite est sur Dailymotion. Je n'émets aucun jugement pour l'instant. Je m'offre le luxe de n'en rien penser, sans même savoir du reste si je le verrai un jour.
Sur la burqa
Ici une vidéo de sociologues de l'IEP d'Aix sur la burqa, et, à la suite, un clip (interdit aux moins de 18 ans) qui dit quelque chose de l'imaginaire des défenseurs de la prohibition). Le plus ridicule dans cette affaire est qu'on s'acharne à faire passer une loi sans fondement juridique (voir l'avis du Conseil d'Etat) dont les tribunaux devront écarter l'application du fait de son inconventionalité au regard de la convention européenne des droits de l'homme.
Un post scriptum sur l'affaire Onfray-Freud
Je remercie "frdm" d'avoir versé en commentaire sur ce blog un dossier assez complet sur la polémique à la mode "Onfreud", et surtout d'avoir fait dévier le débat vers une question plus importante que l'affrontement entre jouisseurs et psychanalystes : le débat sur la thérapie du mal être contemporain. Onfray, ayant une guerre de retard dans ce débat comme sur le reste joue la carte freudo-marxiste contre le conservatisme (selon moi avéré) de la psychanalyse. Qu'il faille penser politiquement le mal être des individus j'en suis convaincu, mais pas dans une spéculation métaphysique sur la connexion entre rapports de production et névrose comme entend le faire le freudo-marxisme (que j'appréciais pourtant beaucoup jadis). Bien sûr il faut penser le rapport au travail, le rapport au pouvoir politique, à l'espace public, les rapports de classe, le rapport au langage, à l'argent, pour réfléchir à l'émancipation de l'individu. Mais il faut le faire sans esprit de système, et avec une attention particulière à chaque cas et à ce que le sujet peut en dire.
L'allusion au problème de la normalité est aussi importante. Pour ma part je trouve qu'il y a aussi un usage fonctionnaliste (et donc normativiste) de la psychanalyse, comme des neurosciences, dont il faut se méfier. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille adhérer à un relativisme complet, voire verser dans l'apologie de la psychopathologie comme on le faisait un peu trop aisément dans les années 60. Si l'on raisonne du point de vue de l'intérêt de l'espèce, un intérêt dynamique (et non statique comme le pensent les thérapeutes comportementalistes), l'état psychique idéal est celui d'une certaine inadaptation sociale (et donc d'un certain mal être), assez perceptible pour maintenir le sujet dans une volonté de changer le réel (et l'ordre social), mais suffisamment bénin pour ne pas le plonger dans une trop grande négativité ou des fixations morbides.
Ajoutons que si Onfray était réellement conséquent avec le freudo-marxisme, au lieu de consacrer sa prochaine université d'été à ce sujet et de prôner la méditation comme thérapie (ce qui fait trop 17ème siècle cartésien), il organiserait, comme Wilhelm Reich, une communauté expérimentale qui, sans forcément rechercher "l'orgone", serait axée sur la praxis, politique et sexuelle.
Au fait : un texte anti-Onfray assez juste : http://camarade.over-blog.org/article-proposition-de-loi-pour-l-interdiction-de-michel-onfray-dans-l-ensemble-de-l-espace-public-une-initiative-citoyenne-par-spinoza-45854267.html
Badiou, Onfray, Freud........... Dawkins, Zénon
Un débat s'est engagé sur ce blog, comme ailleurs dans la grande presse, sur le livre d'Onfray. J'en suis coupable car je fus le premier à en parler en citant un article de Badiou dans Le Monde.
Ma philosophie personnelle m'impose de ne pas m'embarquer dans des discussions sur des sujets dictés par l'air du temps qui ne font pas avancer une réflexion réellement utile au bien être de notre espèce. Voilà pourquoi vous constaterez que ce blog évite soigneusement depuis 3 ans 80 % des grands thèmes de l'actualité. La volonté de montrer que l'on est capable d'avoir un avis sur un grand thème à la mode (surtout un thème à la mode chez les gens lettrés) est un ressort puissant qui permet aux ados d'investir de l'énergie dans la lecture et la réflexion, mais dont il faut se défaire à partir de 30 ans sous peine de devenir le jouet d'un conformisme totalitaire.
Comme il est 4 heures du mat' et que j'espère me rendormir bientôt, je ne dirai que quelques mots très brefs.
La psychanalyse, comme le marxisme académique, ou le structuralisme, fait partie de ces maladies de l'esprit qui ont empoisonné la vie intellectuelle du continent européen pendant toute la deuxième moitié du XXème siècle - en réalité elles sont plus anciennes, mais elles ne sont vraiment devenues dominantes qu'à ce moment-là, et encore même dans ma jeunesse, en 1990, l'université qui formait 50 % des agrégés de philo en France (la matière reine des lettrés), la vieille Sorbonne, avait le bon goût de mépriser ces maladies.
Ces trois doctrines doivent leur succès au fait qu'elles permettent à une certaine petite bourgeoisie professorale de s'affirmer en rupture avec un ordre social dont elle peut prétendre dénoncer les ressorts intimes, tout en entretenant autour d'un vocabulaire abscons une forme de domination sur son propre public tout aussi dangereuse que les illusions dont elle prétend libérer le reste de la société.
La force de ces doctrines tient aussi au fait qu'elles n'ont trouvé pendant longtemps en face d'elles que de vieux barbons qui récitaient Platon, Malebranche - et à la rigueur Kant - sur un ton ennuyeux et pédant, ce qui, par effet de comparaison, donnait à ces doctrines un côté presque ludique et sexy (du moins quand on les consommait à doses homéopathiques, de loin, sans subir leur logomachie à longueur de journée).
Je dois dire tout de suite que j'ai aimé la manière dont les nietzschéens comme Deleuze ont assez tôt (dès les années 1960-70) démonté ces doctrines, sur un ton souvent plaisant, et je pense qu'Onfray n'a pas fait beaucoup plus que de vouloir prolonger le geste de Deleuze. Ce qui était agréable dans ce geste là, c'était qu'il ne visait pas à imposer aux esprits une nouvelle dictature professorale, mais à libérer des énergies créatrices. Cette force de la critique nietzschéenne était aussi sa faiblesse : elle demeurait esthétique, et ne prétendait pas opposer un discours de vérité à ce discours de mensonge.
Ce qui est plus intéressant depuis quelques décennies, c'est qu'un autre discours incompatible avec le marxisme académique, le structuralisme, et la psychanalyse, s'est développé, sur la base de découvertes passionnantes. Il s'agit du discours des sciences dures : neurosciences, éthologie animale, psychologie évolutionniste etc. Les sciences dures présentent plusieurs avantages : comme les doctrines maladives que je citais plus haut, elles permettent de démystifier certaines croyances que l'être humain a sur lui-même, mais, à la différence de ces doctrines, elles le font sur la base d'un travail rationnel collectif (qui neutralise les égos et leurs délires, il n'y a pas de Lacan des neurosciences), sur des segments de savoir toujours clairement limités, avec toujours des remises en cause possibles, des débats ouverts sur des bases modestes, et d'autant plus solides qu'elles sont modestes (l'étude minutieuse des cas, des expériences, le refus des effets de manche).
Autant il était utile que Deleuze ressorte Nietzsche dans les années 1970 contre le freudisme et le marxisme (je dis bien le marxisme académique car il y a des aspects de l'oeuvre de Marx que j'admire profondément). Autant le fait qu'aujourd'hui Onfray fasse la même chose (en moins bien d'ailleurs car c'est au nom d'une philosophie du désir extrêmement pauvre) est nuisible à la santé mentale du public lettré européen, parce que cela contribue à relancer pour un tour le débat entre les esthètes libertaires et les apparatchiks de la doctrine freudienne (façon Roudinesco si l'on veut), alors que ce dont le public européen a besoin aujourd'hui, c'est de lire des auteurs rationalistes proches du monde scientifique encore trop peu connus et même très partiellement voire pas du tout traduits : Richard Dawkins, Noam Chomsky, David Stove etc.
Aujourd'hui, je défends la lecture sérieuse de ces auteurs là (ce qui justifie aussi que je ne puisse pas suivre un Badiou, on s'en doute bien, même si quelques intuitions de Badiou, dans son livre sur Saint Paul par exemple, me semblent avoir une utilité). Cela ne veut pas dire que je veuille limiter la philosophie à une réflexion ultramodeste sur les sciences. Je pense que cette réflexion doit en effet être prioritaire, mais que cette réflexion bien sûr ne peut pas à elle seule donner toutes les réponses à notre besoin de penser notre vie (nos itinéraires individuels et collectifs). Aussi, à côté de cette priorité cognitive que j'accorde aux sciences dures, j'encourage chacun à se constituer une philosophie personnelle qui ne peut avoir qu'une valeur de second rang par rapport au savoir scientifique, mais qui satisfait le "besoin de sens" que les sciences ne peuvent combler. Cette philosophie doit autant que possible se fonder sur une lecture honnête et subtile (ce que ne sait pas faire Onfray) des anciens, tout en faisant la part de ce qui, chez les anciens, relevait des particularismes de leur temps et de leur culture, et de ce qui peut parler aux constantes universelles (et en tout cas celles qui ont perduré jusque dans notre culture) de la condition humaine.
A la différence d'Onfray qui se fonde sur une vision populaire (et mal comprise, car débarrassée de la religiosité profonde qui l'animait) de l'épicurisme, je défends moi une morale stoïcienne, qui s'inspire du premier stoïcisme, celui de Zénon et Chrysippe, qui ne se refusait aucune audace (notamment sur le plan de la théorie sexuelle), mais restait arrimé à une ferme volonté de comprendre la nature humaine et de définir des devoirs individuels et collectifs en harmonie avec l'insertion de l'animal humain dans son environnement. Je sais que mon propre parcours ne me permettra jamais de passer des mois à écrire des bouquins sur ma vision de ce stoïcisme-là comme a pu le faire Onfray (et tant d'autres profs de philo) sur son épicurisme, mais au moins je tente, de temps à autre, sur ce blog, de rappeler la possibilité d'une telle option intellectuelle, par delà les modes intellectuelles de notre époque.
Voilà, cette petite mise au point s'imposait. Elle explique pourquoi je n'entends pas continuer à écrire sur l'opposition entre Onfray et les freudiens qui me paraît, telle qu'elle est posée dans le débat public en ce moment, assez stérile.
L'idéologie du naturel, de l'authenticité personnelle, et la bêtise qui en découle
Une dame sur Facebook à qui je demandais si elle était adepte des théories d'Arnsperger, me répondait ce matin :
"Je le connais de nom seulement , je ne suis et n'ai jamais été adepte de personne c'est une particularité "vivante" chez moi ; probablement car je n'ai pas eu de modèle de parentalité..... j'ai eu un maitre "à vivre" et non à penser, comme j'aime à dire , il ne m'a rien transmis si ce n'est d'écouter mon bon sens , ma nature profonde, humaine , biologique , mon incontournable libre arbitre et mon esprit critique , mon "étant " ( das sein) pas par réactivité mais par nécessité vitale....., ....j'en parle parfois et j'ai mis une vidéo hier , il s 'agit de Jiddu Krishnamurti . On le nomme philosophe éducateur , enseignant , et on l'a surnommé l'antigourou ..... il me semble qu'il était un phénomène très rare en matière d'Etre Humain ..... "
Inutile de préciser que cette dame a par ailleurs un blog d'émancipation personnelle ou je ne sais quelle sottise de ce genre.
Malheureusement pour elle, il est des détails qui déconsidèrent tout un propos. Le détail qui tue dans cette phrase, ce sont les quatre mots les plus prétentieux, les plus cuistres de cette profession de foi : "mon 'étant' (das sein)".
"Etant" ne s'est jamais dit "das Sein" en allemand. L'étant, chez Heidegger notamment, se dit das Seiende. Il y a un autre mot, plus typique de la philosophie heideggérienne, que l'on cite plus souvent, c'est Dasein (et pas das sein). Ce mot est une vieille forme germanique pour dire existence, vieille forme que les heideggeriens ont fini par traduire en français par "être-là" après que leur maître ait fait toute une analyse ontologique de ce "da" (là) par où l'être accède au langage.
Quand on tombe sur ce mauvais pudding ("bien lourd nappé de crême pâtissière" comme le chantait Anaïs) à la gloire du "naturel" si beau, si libre de l'auteur de ces lignes, et surtout sur cette jolie cerise sur le gâteau, du Dasein aussi pompeusement que maladroitement transformé en "étant" et "das sein", on se dit que c'est bien joli de ne pas vouloir que les maîtres vous apprennent quoi que ce soit et laissent libre cours à votre "nature profonde". Ca va bien avec l'idéologie de notre temps. Mais le résultat est qu'on ne forme avec ça que des esprits "demi-habiles" comme disait Bourdieu, qui veulent faire les malins avec de fausses traductions, des références tronquées qui révèlent simplement qu'ils ne lisent pas, qu'ils ne comprennent pas, qu'ils n'ont aucune rigueur, qu'ils cherchent juste à parader pour soigner leurs bobos intimes. Pauvre culture ! Ces gens si fiers de leur "authenticité personnelle" feraient bien au contraire de se remettre à l'école des grands auteurs. Non pour être "guidés" par eux, mais pour au moins savoir ce qu'ils ont écrit et façonner leur propre pensée en fonction de cela. Tout montre ici que les fétichistes de la "nature profonde" ne sont même pas capables de ça...