"Faut pas dormir"
Quand j'avais 10 ans, en 1980, sur TF1, il y avait un générique de feuilleton qui disait "Faut pas dormir quand on a la vie devant soi". Je ne sais pas pourquoi dans ma mémoire c'était la chanson d'une pub, comme Eram "est-ce une fille ou un garçon". Je découvre ce soir que c'était un générique. Mais peu importe. Cela faisait partie des messages que la TV adressait à la jeunesse, et à l'égard desquels l'enfant de 10 ans que j'étais jouissait d'une souveraine liberté. Je n'étais pas dans la tranche d'âge du public que visait ce générique, et pourtant oui, j'avais la vie devant moi. Je pouvais tout me permettre, retenir les mots de ce générique, les ignorer, les confondre avec une pub.
Aujourd'hui que j'ai 40 ans, que je n'ai plus la vie devant moi mais juste une misérable moitié de vie (au mieux), que je suis à deux doigts d'entrer dans le royaume des grisonnants qui me semblaient si éloignés de moi à 10 ans, je pourrais dormir, m'enfoncer dans un très profond sommeil, comme "L'homme qui dort" de Pérec.
C'est étonnant mais je n'ai aucune envie de prendre ma place dans le monde d'aujourd'hui. Tout ce que je fais, j'ai l'impression de condescendre à le faire, presque à mon corps défendant. A 10 ans j'avais hâte de prendre ma place dans le monde, j'aurais même aimé, je crois, diriger le monde de la génération de mes parents. J'avais soif de tout apprendre sur son compte. Au fond de ma cour de récré je me récitais la liste des protagonistes de la guerre du Liban et de leurs jeux d'alliance. Aujourd'hui, tout me pèse. Quand je donne une interview comme je l'ai fait à l'ICD, j'ai l'impression de rédiger un testament. Le monde d'aujourd'hui ne m'intéresse plus, voilà la vérité.
Quand je prends des nouvelles du monde, je me rends compte que ceux qui le font tourner sont des gens de mon âge, ou alors des gens qui ont au plus quinze ou vingt ans de plus que moi. J'ai l'impression que ce dont je suis censé m'occuper, ce monde dans lequel je suis censé prendre ma place, n'a plus du tout les dimensions que je prêtais à celui de mes parents à 10 ans. En fait il est un peu comme ma cour de récréation d'école primaire, multipliée par quelques dizaines de millions d'habitants, mais au fond très semblable à elle. Et donc j'ai aussi peu envie d'y jouer aux billes que j'en avais dans la vraie cour de récré de mes 10 ans. Sauf peut-être pour tuer le temps, juste pour ça.
Or nous sommes sans doute dans un monde beaucoup plus totalitaire qu'en 1980 au sens où c'est un monde qui nous interdit de l'ignorer ou de le refuser. En 1980, dans mon village à Jurançon il y avait encore des tas de gens qui n'avaient pas la TV et peut-être même pas l'eau courante, je ne sais pas. Des gens qui en tout cas ne savaient pas grand chose, des vieux notamment, et personne n'allait leur reprocher leur ignorance. Aujourd'hui, le savoir n'est pas récompensé mais l'ignorance est châtiée : tout le monde doit avoir le savoir moyen de tout le monde, et tout le monde doit être à l'écoute de ce monde, ou du moins de ce que les médias nous présentent comme essentiel sur lui (savoir qui sont les Black Eyed Peas, ce que sont un i-pod et un sex-toy, ce que veut dire "scroller"). On a le droit d'être en colère contre notre monde, d'être dégoûté (c'est même ce qu'il y a de plus chic : de ne plus croire en l'avenir de notre espèce), mais pas de l'ignorer, de ne rien en savoir, comme ce mathématicien russe qui s'était enfermé chez sa mère et ne voulait pas entendre parler des gens qui lui donnaient le prix Nobel. Cette interdiction d'ignorer le monde est peut-être ce qui nourrit en moi l'envie de m'en désintéresser complètement. Par réflexe anti-totalitaire. Je voudrais m'inventer un rythme à moi. Marcher dix fois moins vite que tous les autres sur les quais des trains et des métros, être dans un décalage rythmique complet. C'est peut-être là la clé d'une vraie dissidence. Un physicien sur France Culture ce soir affirmait sans rire qu'à l'autre bout de l'univers il y avait peut-être des gens qui vivaient un temps inversé par rapport au nôtre, un temps qui file vers le passé. Il n'a pas pu expliciter cette hypothèse.
A défaut d'un temps inversé, un mouvement presque suspendu, même artificiellement, me conviendrait très bien.
Une pensée pour Mme Scobey
Ayons une pensée émue pour Mme Scobey ce matin, cette dame qui s'active beaucoup pour faire échouer la révolution égyptienne, mais qui n'est pas assez douée en matière de barbouzerie pour donner pleine satisfaction à ses patrons.
Voici ce qu'explique le Réseau Voltaire :
"Alors que la révolte s’amplifie en Egypte, le Conseil de sécurité nationale des Etats-Unis a considéré que le travail de l’ambassadrice au Caire, Margaret Scobey, était insuffisant.
Mme Scobey est une diplomate de carrière qui a joué un rôle important au Proche-Orient, mais n’est pas rompue aux opérations secrètes. Ne préjugeant pas de ce qui va suivre, elle se dépense sans compter depuis plusieurs jours pour rencontrer le maximum de protagonistes et nouer des contacts dans tous les camps à la fois.
Le Conseil de sécurité nationale ne considère pas comme suffisant de préserver les intérêts des Etats-Unis, mais comme indispensable de préserver la paix séparée égypto-israélienne, ce qui implique de choisir les prochains dirigeants du pays. Il a donc fait appel à un ancien ambassadeur en Egypte (1986-91), aujourd’hui à la retraite, Frank G. Wisner, et l’a envoyé d’urgence au Caire où il est arrivé lundi 31 janvier 2011 au soir."
Tarpley à propos des révolutions arabes actuelles
Quoi qu'on en pense, je ne puis passer sous silence la thèse de Webster Tarpley selon lequel la CIA a utilisé la Tunisie comme banc d'essai pour un nouveau type de mouvement politique qui rallie à sa cause la petite bourgeoisie arabe sunnite, dans la logique de Brzezinski, contre l'Iran et contre la Russie et la Chine.
A mon avis la thèse est excessive car le mouvement social a pu se déclencher seul en Tunisie et en Egypte, mais il est clair que les USA veulent les utiliser à leur profit désormais. Israël a d'ailleurs reproché à Obama de lâcher trop vite Moubarak.