"Le lièvre de Patagonie" de Claude Lanzmann
Je lis en ce moment les mémoires de Claude Lanzmann, l'ami de Sartre et amant de Simone de Beauvoir (et auteur de Shoah). C'est comme une lettre écrite d'un passé très ancien. Elle m'a rappelé ces femmes que j'ai aimées à 27 ans (en 1997) et qui avaient 15 ou 16 ans de plus que moi. Elles avaient connu Saint germain des Près des années 70. Elles avaient été les héritières de celui de Sartre, comme j'avais été l'héritier du leur, en quelque manière. Pourtant moi je n'ai jamais trop accroché à Sartre, malgré une lecture enthousiaste de La Nausée à 16 ans, et une soutenance d'un oral sur l'Imagination en maîtrise de philo. Les anti-sartriens m'ont plus marqué que lui.
Lanzmann ressuscite ce monde de grands intellectuels bourgeois où les mots sont encore beaux, et les sentiments encore nobles. Malgré l'inévitable cruauté qui ponctue les vies amoureuses. Les ombres du passé, la librairie des PUF, celle du Divan. J'aime ce qu'il dit sur sa soeur, son histoire avec Deleuze, sa première nuit avec Beauvoir.
L'individu et le geste (encore...)
Nous avons été aux prises plusieurs fois dans ce blog avec le problème philosophique, esthétique et politique de l'individualité. Le lecteur anonyme JD m'a fait remarquer que je n'ai pas pu tenir jusqu'au bout la ligne "deleuzienne" qui valorise le geste par delà la personne.
Hier soir, je prenais un verre avec Agnieszka R, une chorégraphe polonaise qui apparaît notamment dans le clip ci dessous.
La Pologne avec son catholicisme obstiné, combattant, underground, est un objet mystérieux en Europe, assez peu compréhensible - à la différence de la république tchèque par exemple, si laïcisée, si proche de la France de ce point de vue là, si lipide. Même dans une pensée polonaise laïcisée comme celle de Gombrowicz il y a cette marque du christianisme des confins. Les confins, le limes, les zones frontières entre deux religions (comme dans la Krajina serbe et l'Ukraine - deux mots qui portent le mot slave pour frontière dans leur nom). Ce sont des endroits où l'on ne badine pas avec les principes. Parce qu'on a toujours été structuralement aux avants postes, on ne peut pas ne pas avoir une mentalité d'avant-poste (qui est le contraire d'une avant-garde). L'avant-poste est ambigu : ferment potentiel d'une conquête ou d'une reconquête comme ces armées polonaises qui envahissent la Russie en 1918 ou prêtent main forte à Bush en Irak en 2003, mais aussi toujours susceptible d'être vaincu, submergé, de redevenir "le pays qui n'existe pas". Il y a peut-être encore de cela aussi en Europe dans la Vieille Castille, même si elle a cessé d'être un avant-poste il y a 500 ans.
Je ne voudrais pas trop épiloguer sur le travail d'Agnieszka R, ce qu'il a de polonais ou pas (par exemple dans sa décision d'organiser un striptease au ralenti d'une heure et demi dans un musée, un rapport extrêmement intéressant à la temporalité). Car ce n'est pas le lieu ici d'en parler. Je veux surtout retenir de la soirée d'hier ce moment où nous évoquions les gestes et les sujets des actes (avec une chorégraphe c'était inévitable). Deleuze m'est venu à l'esprit, évidemment. L'artiste (qui connaissait la citation à laquelle je faisais référence) m'a répondu, le regard fixé sur l'horizon : "Oui, mais je le trouve hypocrite. Il a quand même besoin des gens. C'est comme le fait qu'il n'ait jamais franchi les frontières de la France".
Quelques phrases comme ça. Peu de mots. Mais sans doute pas des mots prononcés à la légère. Moi j'essaie toujours de légitimer le fait qu'on ne s'attache pas aux gens, ou qu'on ne voyage pas (comme Kant), au nom de cette vie du concept qui est une autre vie, même si c'est une vie par procuration. J'avance Derrida, la mort dans l'écriture, sur "Otobiographies" de Nietzsche. Agnieszka R objecte avec Bukowski (c'est souvent qu'on me balance cet auteur ces derniers temps). En même temps, elle aussi doit reconnaître qu'elle dissocie les gestes des personnes dans son travail.
On ne sort toujours pas de l'aporie.
Témoignage reçu à propos de la Libye
Un ami m'écrit :
"Je viens de rencontrer hier des amis polonais qui rentraient de Tripoli où ils ont passé quelques jours comme observateurs. Voilà en résumé quelques unes de leurs observations qui sont évidemment très partielles mais donnent un écho différent de celui qu'on entend le plus souvent, et qu'il faut aussi prendre en compte à côté des autres. C'est fourni 'brut de béton" sans aucune opinion personnelle de ma part. Pour essayer de comprendre dans la jungle d'infos contradictoires qui nous tombent dessus :
- ces amis étaient logés dans un hotel au bord de la mer et donc dormaient très mal car il y avait juste à côté d'eux des batteries de DCA qui se mettaient à tirer à chaque passage des avions de la coalition humanitaire, mais ils ne descendaient pas dans les abris car personne à Tripoli ne pense se mettre dans les abris. Ce serait une honte ! La population vaque à ses occupations sans porter attention aux bombardements, inch' Allah...
- La vie à Tripoli est normale comme si le pays n'était pas en guerre. On ne voit à Tripoli centre ville la guerre qu'à la TV, dans le ciel ...et quand on va dans les hôpitaux.
- Le régime organise des manifestations d'appui à Kadhafi (pour les étrangers) qui apparaissent très manipulées. En revanche, il suffit de se promener disent ils dans les rues de la ville ou dans les villages environnant pour voir des gens qui d'une façon ou d'une autre témoignent spontanément de leur appui au régime contre l'intervention étrangère. L'impression générale est que, plus on descend dans l'échelle de la richesse, plus l'appui est fort, plus on monte, moins l'enthousiasme en faveur du régime est débordant. Les officiels de leur côté reconnaissent que si le peuple de l'ouest libyen est largement pro-Kadhafi, les tribus de l'Est, où était implantée l'ex famille royale, sont au moins en partie opposées au régime, et l'ont toujours été en partie. Ils ont tendance à présenter cela comme "Libyens modernes et éduqués" contre "Libyens archaïques et incultes". "islam dynamique" contre "islam conservateur". "nationalisme arabe contre tribalisme", "révolution contre réaction". mais on peut supposer que c'est "un peu plus compliqué que cela"....
- Cela étant, il y a en fait "trois Libyes" : l'ouest qui se bat majoritairement pour Kadhafi, l'Est majoritairement rebelle, et les réfugiés en Egypte de la Libye orientale qui sont dans des camps dont personne ne parle, qui ont fui les violences et répréssions des anti-kadhafi et qui sont pro-kadhafi. Et sur qui Kadhafi compte pour "rentrer" un jour par l'est, avec l'appui des Egyptiens en révolution pour marcher sur Benghazi. Car, selon les kadhafistes, l'opinion egyptienne est majoritairement contre les rebelles et surtout contre l'OTAN, et soutiendra bientôt avec les élections libres le camp "anti-impérialiste". Déjà disent-ils des Egyptiens, et des tribus du côté egyptien de la frontière, aident les kadhafistes à rétablir des réseaux et des groupes armés dans l'est libyen, en particulier dans le desert au sud-est de Ajdabiya.
- Les kadhafistes expliquent leur rapprochement avec les USA après 1991 par le soucis de préserver dans un monde désormais dominé par les USA les "acquis économiques et sociaux" du régime sur le plan intérieur, en renonçant à être présent sur la scène internationale et même arabe, ...mais cela a semble-t-il permis l'émergence d'une bourgeoisie libyenne réellement pro-libérale et pro-occidentale, y compris au sein du régime kadhafiste, qui est la véritable source du conflit actuel et de la rébellion, en liaison avec les royalistes de Londres.
- A Misrata, la vie est disent ils normale, sauf le quartier du port qui est aux mains des rebelles, mais cela ne concerne que quelques rues. La ville est très largement contrôlée par les kadhafistes et les administrations fonctionnent normalement.La TV gouvernementale libyenne a passé en boucle les "images de Misrata" qui passaient sur CNN ...et qui se sont révélées être des images des bombardements de ...Falloujah, en Irak. Ce qu'on pouvait facilement déceler en regardant les plaques des voitures ....incendiées. - Kadhafi n'a pas placé la grande partie de "son" argent (en valeurs occidentales) à l'étranger comme les princes du Golfe, ce qui fait qu'il est toujours en Libye, ce qui garantit aux Libyens qui vivent dans les zones gouvernementales au moins deux ans (en cas de blocus prolongé) de versements des prestations sociales (santé, assurance chômage, allocations familiales, salaires, etc...) versées par le régime à la population ...Dans les zones rebelles, les versements ont cessé et le délabrement du système social, sanitaire et urbain commence ...Kadhafi compte sur la lassitude de la population dans cette zone pour reprendre pied. Il compte sur le développement d'une "opposition à l'opposition" dans l'Est. Certains envisagent de recommencer déjà à verser les prestations sociales dans ces zones ...sous condition d'allégeance politique.
- les kadhafistes reçoivent des armes et des munitions via plusieurs pays africains qui l'aident, ce qui permet de contrebalancer l'effet des aides occidentales aux rebelles. Et les Africains ont très peur que la circulation des armes dans les zones mal gouvernées aux mains des rebelles ne généralisent les groupes armés et mafieux dans tous les pays du Sahel. D'où leur appui à Kadhafi qui a une vraie armée. l'Algérie partage apparemment aussi cette approche, mais c'est le Tchad qui est le plus actif.
- Les kadhafistes soupçonnent les occidentaux de vouloir que la Libye soit durablement divisée en deux parties dans une guerre longue, qui feraient leur affaire en casant durablement le monde arabe. ils ont, pour éviter cela, offert à plusieurs reprises de négocier un gouvernement d'union nationale avec les rebelles. Et ils comptent sur les fissures qui vont apparaître dans l'OTAN pour favoriser ces initiatives. ...en jouant en particulier sur la concurrence entre les grandes compagnies pétrolières, en particulier en Italie et en Allemagne. - Les kadhafites, mais plus largement la population dans la rue, ne semble pas comprendre "pourquoi la France est tombée si bas avec un Sarko "fou" et "guignol de cinéma" ...Le thème de la "folie" des dirigeants de l'ouest semble revenir souvent à Tripoli ...Comme en écho au "fou" Kadhafi présenté par nos médias.
- Kadhafi continue à exporter selon les contrats signés gaz et pétrole vers l'Italie, même s'il n'est plus payé par les Italiens, car il compte sur le fait qu'à moyen terme, l'Italie reviendra sur une position pro-Kadhafi dans le cadre de la rivalité Franco-italienne pour les contrats en Libye et quand elle aura compris que "le régime kadhafi ne tombera pas" ...Apparemment, Ashton aurait dit : "dans un an, nous serons bien obligé de recommencer à négocier avec Kadhafi puisqu'il n'est pas tombé et ne tombera donc pas".
- les négociations sont pour le moment impossibles en raison des divisions dans les deux camps. Divisions chez les Occidentaux, mais aussi chez les Libyens. Chez les rebelles, il y a un conflit larvé entre les ex-kadhafistes qui représentaient le "lobby" pro-occidental dans le gouvernement libyen, ce que reconnaissent les officiels kadhafistes, et les différents groupes dits islamistes qui ne sont pas d'accord entre eux par ailleurs (Iran, Saoudie, salafi, Aqmi, "CIAlqaida" revenus d'Irak, etc...) et les royalistes liés à la Grande Bretagne. ...Mais dans le camp kadhafi il y a aussi des divisions. Seif el islam dirige la fraction prête à la négociation, à un compromis avec l'occident et les rebelles, et à un gouvernement d'union nationale avec kadhafi sur le retrait avec une simple position honorifique de "conseiller", et la faction dure du régime qui veut mener le combat sur tous les fronts possibles, intérieurs et extérieurs, y compris en passant à la guérrilla pour reconquérir les tribus de l'est ...Cette faction s'appuie sur Aicha Kadhafi, la fille du "guide".
- l'armée de kadhafi n'a plus d'aviation mais plus de tanks non plus. Mais pour les combats de rues, c'est la kalachikov et les mortiers qui suffisent, et entre les villes les embardées en pick-up.
- les médecins libyens sont extrêmement inquiets des conséquences des bombardements à l'uranium appauvri pour l'avenir de la santé publique de la population. la véritable bombe à retardement de l'OTAN sur le peuple libyen, toutes orientations politiques confondues, comme en Irak, où les taux de mortalité infantile et de malformations natales chez les sunnites comme chez les chiites, les Kurdes ou les chrétiens, ont déjà atteint des sommets inconnus dans un pays "normal". Selon eux, c'est là que se réalise le génocide réel des peuples arabes, en différé, et inéluctable. Il en est de même à Gaza d'ailleurs (et au Kosovo, Serbie, Bosnie). - les combats ne sont pas très durs dans les faits car, de part et d'autres, ce sont des Libyens, et aucun des deux camps n'a vraiment envie de tirer pour tuer sur ceux d'en face, qui sont souvent des mêmes familles ou des copains de lycée ou de promotion, ce qui explique les va et vient rapides des lignes, et le fait que très peu de soldats sont tués de part et d'autre. On fait beaucoup de bruit et on tue peu. Les militaires kadhafistes, eux même le reconnaissent, ils n'ont pas trop envie de tuer ceux d'en face, qui eux aussi font de même. ...en revanche, ils ont envie de tirer sur les interventionnistes occidentaux et pensent que les simples combattants de ceux d'en face retourneraient leurs fusils contre les occidentaux si ceux ci débarquaient avec des troupes dans le pays ...ce qui explique pourquoi les militaires US ne veulent pas d'autre intervention que aérienne... ce qui en plus garantit une guerre longue, sans camp victorieux. - les conseillers militaires étrangers, surtout russes, ukrainiens et biélorussiens, qui travaillaient pour l'armée libyenne, travaillent toujours. Ils sont (bien) payés par les Libyens. Un salaire nettement supérieur à celui qu'ils reçoivent dans l'armée de leur pays. L'armée n'a pas besoin de "mercenaires étrangers", mais elle a besoin de ces conseillers.
- les kadhafistes préparent une campagne médiatique sur "les meurtres racistes et massifs de noirs, étrangers mais aussi libyens (populations Toubous originaires du sud libyen) qui ont été perpétrés dans la région de Benghazi" et sur les traitements dans les prisons aux mains des rebelles. - les entreprises et les chantiers sont la plupart fermés à cause du départ de la main d'oeuvre étrangère. Beaucoup de boutiques aussi sont closes. Sur le long terme, cela menace l'avenir du pays.
- Beaucoup de Libyens parlent français et s'adressent spontanément aux étrangers dans la rue en français (plus rarement en anglais !). Les gens parlent spontanément aux étrangers et veulent surtout comprendre pourquoi, comme ils disent, "tant de haine en Occident contre le peuple libyen"."
Souvenir de l'école républicaine
Le vendredi 17 octobre 1980, les Etats-Unis sont en pleine campagne électorale entre Reagan et Carter, le pape Jean-Paul II rencontre la reine d'Angleterre et le duc d'Edimbourg au Vatican, et moi, à 10 ans et 21 jours, en classe de CM2 de l'école primaire de Jurançon je réponds aux questions : "Quelle est la vitesse de la lumière ? Où pousse le figuier ? Comment est l'intérieur de la grenade ? Quelle direction au départ de Pau prend un avion qui veut aller en Suisse ? Quels sont les trois âges de la Préhistoire ?" etc. Chaque question est notée et les scores comptent pour le cahier mensuel.
C'est la rubrique "Activités d'éveil".
Aux questions "Que penses-tu des racistes ? Pourquoi ?", je réponds : "Je pense qu'ils ne sont pas sociables et qu'ils sont assez bêtes de tuer d'autres hommes pour leur religion ou pour leur race. Car comme nous sommes en démocratie, il est interdit de le faire, il faudrait qu'ils se mettent à la place de ceux qu'ils détestent" (sic)
Remember Pancevo
Le 21 avril 1999 j'écrivais dans mon journal anti-guerre encore accessible sur le Net :
"Le bombardement du complexe pétrochimique de Pancevo au nord de Belgrade a provoqué l'émanation d'un nuage de gaz toxiques: phosgène [composé chloré gazeux suffocant, a été utilisé comme gaz de combat], chlore, et acide chlorhydrique. Selon le ministère de l'environnement serbe, le taux de substances cancérigènes dans l'atmosphère au dessus de Pancevo était 7200 fois supérieur aux normes. Les ouvriers du site ont dû verser des tonnes de dichloroéthane, cancérigène [liquide irritant, volatile, avec risque de formation de mélanges explosif, polluant aquatique majeur] dans le Danube pour éviter l'explosion. Le fleuve risque d'être pollué jusqu'à la Mer Noire [et pas qu'un peu, la Roumanie et la Bulgarie vont être contentes], de même les nappes phréatiques qui fournissent l'eau courante à Belgrade. La pollution de l'air par les substances cancérigènes s'avère également préoccupante. En outre, selon la BBC l'OTAN reconnaît que des armes contenant de l'uranium (uranium appauvri) sont utilisées sur le terrain, avec les mêmes effets pour la santé des civils que ceux qu'on a connus pendant la guerre du Golfe [L'uranium appauvri, métal très dense, est censé avoir moins d'effet radio-actif que l'uranium naturel, mais les fines particules dégagées lors des impacts et des explosions ou bien la proximité prolongée avec ce métal ont été incriminées dans diverses pathologies] "
Avant hier, Arte consacrait un reportage à l'enfer que vivent les 70 000 riverains de Pancevo (cancers, maladies génétiques)... mais en abordant le sujet comme s'il s'agissait d'une catastrophe naturelle, en oubliant qu'une décision humaine a présidé au bombardement de Pancevo : celle de M. Solana, de M. Westley Clark, et des chefs d'Etat ou de gouvernement - MM. Clinton, Blair, Schroeder, Chirac - qui n'ont pas mis leur véto au sein de l'OTAN comme ils l'auraient dû (Chirac l'a fait seulement pour les ponts de Belgrade). Ces gens là ont la mort des victimes de Pancevo sur la conscience, eux, et les millions de demi-habiles qui, en Europe, ne juraient que par les nouvelles des grands médias traitaient de "rouge-brun" le premier qui osait s'opposer au bombardement de la République fédérale de Yougoslavie.
Normale sup - Voyage en classe intello
Mélenchon à propos de Canto-Sperber et Normale Sup' :
"J’étais dans cet état d’esprit en allant à l’ENS de la rue d’Ulm, que dirige à Paris madame Canto-Sperber. Dans ce haut lieu de l’école républicaine, comment croire que l’on va trouver cette situation. Dix travailleurs précaires de chez précaire. L’une d’entre elles additionne les contrats à durée déterminée depuis dix ans ! Certains n’ont pas duré plus d’un mois ! Et qui couvre ces pratiques ? Qui fait des remarques de caste et de classe à ceux qui argumentent pour améliorer leur quotidien ? Qui refuse toute avancée de la condition de ces gens qui travaillent sans rechigner et assez bien pour être sans cesse réembauchés ? Une directrice qui tient une émission sur l’éthique et signe des tribunes sur ce thème ici et là dans la presse. Duplicité des puissants ! Cruauté de leurs mœurs ! A côté de moi, tandis qu’on cassait la croute ce jour où je faisais une petite visite de solidarité, un gars vraiment bien costaud, grand et bâti comme une armoire à glace. Il me dit d’une petite voix ce qu’est sa vie de précaire à vie. D’abord "j’ai la boule au ventre tous les jours que le chef me dise que c’est fini je ne serai pas repris » « Il vous menace ? » « Non, il me le fait sentir. Si je me plains de quelque chose il me dit que je ne suis pas obligé de rester là ». Ensuite la vie « je n’ai pas de CDI, alors ma demande de logement ce n’est pas possible, ni le prêt à la banque. Mais je viens de me marier, alors c’est dur tout ça ». « Je ne comprends pas. Si je travaille bien pourquoi est-ce que je ne suis pas reconnu ? » Et pour finir, parmi le reste ceci, dit sur le mode de l’évidence résignée. « Le trajet depuis chez moi La Courneuve, c’est long. Et il y a les contrôles à cause des trafics. Parce que moi je suis noir, alors les flics me contrôlent ». Voila, madame, ce qu’est « l’éthique » quotidienne de notre société et des valeurs que vous défendez tous les jours comme libérale."
Ce passage m'a fait penser aux lignes de l'autobiographie de Bourdieu sur les marxistes de Normale Sup des années 50 qui n'avaient jamais parlé avec des prolos.
J'aime pas les artistes
Interview d'Alpha Blondy dans l'Humanité :
"Le 11 avril, Laurent Gbagbo a été arrêté . Etes-vous soulagé ?
Alpha Blondy : Oui. Je suis reconnaissant que, durant son arrestation, aucune atteinte à sa vie et à celle de ses proches n’ait été perpétrée."
Exact, ils ont juste tué son ministre de l'intérieur et violé sa femme. Il y a aussi des ministres dans le coma.
Socialisme et barbarie
(Je dis bien "Socialisme ET barbarie" et non "Socialisme OU barbarie" comme la revue de Lefort et Castoriadis jadis).
Je discutais naguère avec un marxiste sri-lankais qui me disait à peu près ceci : "Je suis très intéressé et même fasciné par le sujet suivant : l'élan révolutionnaire socialiste qui sombre dans la barbarie, dans le nihilisme le plus atroce. Je ne veux pas dire par là comme le prétendent les gens de droite que le socialisme mène nécessairement à la barbarie. Mais nous avons eu beaucoup d'exemples au cours des dernières décennies de mouvements révolutionnaires qui ont fini dans le nihilisme le plus complet : les Khmers rouges, les naxalistes, le Sentier lumineux". Son propre pays a payé un prix lourd pour cette dérive avec le phénomène des Tigres.
Un texte récemment m'a rappelé cette conversation. Un article du journaliste ivoirien Venance Konan qui se plaint de la dérive de Mouammar Kadhafi et de Laurent Gbagbo qui étaient les idoles de sa jeunesse.
Ce n'est pas vraiment le propos central de l'article qui m'intéresse car je ne crois pas que Kadhafi ou Gbagbo soient des illustrations de l'enlisement du socialisme dans la barbarie. Gbagbo n'a jamais été très socialiste, et ni l'un ni l'autre ne sont des nihilistes comme le fure les Khmers rouges : juste des chefs d'Etats autoritaires prêts à employer des methodes musclées pour éviter d'être renversés.
Ce qui m'intéresse dans ce texte c'est ce paragraphe à propos des années 1990 :
"[Kadhafi] était resté celui qui soutenait toutes les révolutions du monde, de l’IRA irlandaise à l’ANC sud-africaine, en passant par le NPFL (Front national patriotique du Liberia) de Charles Taylor et le RUF (Revolutionary United Front) de Foday Sankoh de la Sierra Leone.
Devenu journaliste, j’eus l’occasion d’aller au Liberia et en Sierra Leone. Je n’oublierai jamais «Two For Five», cette jeune fille qui avait combattu pour Taylor et Prince Johnson, célèbre dans tout le Liberia pour sa cruauté et dont l’une des spécialités était de couper les testicules de ses ennemis et de les leur faire bouffer, ni Ziza Mazda, qui mangeait carrément la chair de ses victimes, ni cet enfant que je vis à l’aéroport de Freetown, le jour de mon départ. Il avait les deux mains coupées et me tendait son écuelle du bout de ses moignons.
Les révolutions libériennes et sierra-léonaises ressemblaient à de la pure barbarie. Kadhafi n’avait rien à y voir, mais je me mis à douter de ses choix en matière de révolutionnaires. Le monde occidental le mit en quarantaine et l’Afrique était l’un des rares endroits où il pouvait se rendre."
Ce passage m'intéresse parce que, je dois l'avouer à ma grande honte, je n'avais jamais entendu parler d'aucun des personnages qui y sont cités à part Kadhafi et Charles Taylor. Et surtout je ne savais pas que Charles Taylor avait été inspiré par un élan révolutionnaire quelconque et pouvait donc lui aussi être invoqué à l'appui d'une vaste réflexion sur la dérive barbare du socialisme. Intoxiqué par les médias sur l'Afrique comme je l'étais aussi à la même époque sur la Yougoslavie (avant mon grand éveil de 1998) j'en étais resté à l'idée que sa guérilla libérienne n'était qu'un groupe mafieux inspiré par la soif de pillage. Il y avait donc au début quelque chose au delà de leur violence et de leur sadisme brutal. Il est donc temps de se pencher sur toutes ces affaires et de mener une réflexion sur ce thème de l'articulation entre révolution et destruction qui a tant assombri l'histoire récente du Tiers-Monde sans qu'en Occident nous en mesurions toute la portée...