Un type qui m'impressionne
Je lis « Sahelistan » de Samuel Laurent (eds du Seuil). Ce type vaut tous les journalistes du monde alors que lui-même n’est pas journaliste de profession. Il bosse pour des boites privées, il explore les zones à risque où personne ne veut se rendre pour y évaluer les possibilités d’investissement , à croire qu’il ne fait ni travailler pour les Etats ni travailler pour les grands journaux pour pouvoir être près du réel. Seul le business regarde le monde dans les yeux, et paie des mecs pour ne pas se faire mener en bateau.
J’ai une estime folle pour ce type, une estime instinctive comme j’éprouve une méfiance instinctive pour Abdellatif Kechiche depuis son film sur la Vénus hottentote). Je l’estime parce qu’il risque sa peau, parce qu’il est libre de sa parole, et plein de bon sens, et parce qu’il sait faire la paix des braves avec ses ennemis, même les islamistes. Il apprécie les gens de conviction contre les magouilleurs - il a un flair pour ça - et les vrais combattants de tout bord, visiblement le respectent pour cela et lui ouvrent leurs portes. Bravoure et droiture sont devenues des vertus si rares chez les Occidentaux. Vous êtes bien placés pour le savoir hein, chers lecteurs, qui consommez de la contestation pénards devant votre écran Internet ?
Laurent dit ce que disaient mes potes anti impérialistes pendant la guerre de Libye : que BHL et Sarkozy sont des petits cons, que le Conseil national de Transition libyen était une pantalonnade, qu’il n’y a jamais eu de mercenaires noirs aux ordres de Kadhafi, que nos journalistes ne sont bons que pour faire de la propagande. Mais il le fait sans s’illusionner avec de vieilles lunes héritées de la guerre froide. Il ne va pas se gargariser des restes de « socialisme » qu’il y avait dans le régime de Kadhafi. Il y voit juste un régime délirant, comme celui des milices qui lui ont succédé. Il ne va pas dire, comme l’ont affirmé certains marxistes que j’ai connus l’an dernier, que les Touregs du nord du Mali, notamment ceux du MNLA étaient par définition respectables parce qu’ils avaient bossé pour Kadhafi, donc pour la résistance à l’impérialisme. Au contraire, il dit que les Touaregs ont mauvaise réputation en Libye et ailleurs, parce que ce sont les champions du double jeu, et qu’ils ont révélé ce don de la duplicité dès avant la chute de Kadhafi en étant à la fois loyaux au dictateur et en contact avec Al Qaida Maghreb (ce qui explique qu’ils aient fait le lit d’Ansar Eddine au Mali). Samuel Laurent n’aime pas les faux culs. Il préfère, à Tripoli, un bon salafiste à un Frère musulman hypocrite. Et il entame même une impressionnante défense de l’ex gouverneur militaire de Tripoli Belhadj, que moi-même j’avais été enclin sous l’influence des grands médias (d’accord avec les kadhafistes sur ce point) à voir comme un bras armé d’Al Qaida contre le CNT.
J’ai hâte de terminer ce livre et d’en faire la recension pour Parutions.com
Les combats pour la justice, les pièges du Proche-Orient...
L'idéal de justice que j'évoquais hier au nombre des trois valeurs constitutives du "beau", est un idéal esthétique non seulement parce qu'il n'y a pas de beauté sans justice, mais parce que la justice est un exercice délicat, subtil, qui doit se pratiquer àla fois avec fermeté et avec nuance.
La lutte de Medea Benjamin contre les drones et contre Guantanamo est une lutte belle et qui sert la justice, comme celle de Julian Assange, comme l'initiative de Ken Loach de rappeler la grandeur du travaillisme anglais d'avant Thatcher. En revanche la manière dont certains en France se laissent aller à prendre partie dans la confessionnalisation (chiites/sunnites) du conflit général du Proche-Orient, singulièrement depuis l'entrée en guerre du Hezbollah contre les insurgés syriens (mais c'était déjà le cas avant). n'est aucunement belle ni fidèle au principe de justice, ni en ce qui concerne ceux qui vont dans le sens des Frères musulmans, ni en ce qui concerne les inconditionnels de Téhéran. Belles aussi sont les oppositions au Traité de Partenariat transpacifique et au Grand marché transatlantique (décidément chaque décennie a ses traités commerciaux à combattre : autrefois l'AMI grâce à une mobilisation mondiale et l'ALENA-NAFTA, grâce en particulier aux efforts de Chavez ). Le combat pour la justice est un art...
Dis kai tris to kalôn
Vous tous qui avez lu mon roman la Révolution des Montagnes, vous vous souvenez de son exergue, tirée de Nietzsche, et de la quête de son personnage principal Fulgaran. N'ayons pas peur des mots, cette quête n'a qu'un nom : celle de la Beauté, entendue au sens platonicien du terme comme réunion du Beau, du Vrai et du Bien (c'est à dire du Juste). Personne ne peut poursuivre cette quête sans l'aide d'autrui, mais c'est une quête par essence nécessairement solitaire et sa progression ne requiert nullement qu'elle soit comprise par quiconque.
Mme Tiercelin, Mme Lagarde, Mme Rousseff et M. Hollande, AREVA, Sahara, etcetera
J'ai acheté le bouquin de Mme Tiercelin du Collège de France "Le ciment des choses" essentiellement parce qu'elle est brocardée par le Nouvel obs et l'ai ouvert avec une sorte de crainte et d'attirance superstitieuse comme cela m'arrive souvent avec les livres de philosophes. Je me suis demandé si je le commencerais par le milieu comme je le fais souvent en suivant le conseil de Gilles Deleuze ou par le début. Classiquement j'ai choisi la seconde option.
Première satisfaction : Tiercelin dès le début descend le néo-kantisme comme je le faisais dans ma contribution au Cahier de L'Herne de Chomsky en 2007. Puis une déception : elle ne cite aucun scientifique dans sa bibliographie, no non plus David Stove. Le directeur du Cahier de L'Herne n'aurait sans doute pas aimé l'idée que le réalisme soit une "métaphysique". Et puis ce style mes amis, ce style "Machin a bien vu que", "Truc a bien vu que". Ca ne sent pas le bon philosophe pour deux sous ! Il y a un endroit où Julien Benda s'insurge contre l'idée selon laquelle un philosophe devrait être admiré pour son style. Selon lui Descartes n'a pas de style, une bonne logique n'a pas à être élégante, elle doit être vraie. Mais faire l'effort de tourner autrement ses phrases qu'avec "Machin a bien vu que", "Truc a bien vu que" ne coûte pas cher, et, sans verser dans les élégances artificielles, suffirait simplement à révéler chez l'auteur un respect pour sa langue - ce qui fut toujours le cas de tous les philosophes jusqu'ici... Je me réserve ce livre pour cet été où j'aurai le temps d'une lecture plus approfondie. Mais je soupçonne déjà sur deux pages Mme Tiercelin de n'être, comme beaucoup de nos universitaires, qu'une lectrice laborieuse. Genre "Moi y en a à avoir lu les auteurs d'Outre-Atlantique pour vous parce que moi y en a à avoir plus de temps que vous, et y en a à me débrouiller mieux en anglais, et moi y en a à vous les expliquer en faisant semblant d'avoir une philosophie à moi". Ajoutez à cela un petit positionnement audacieux sur un créneau non-conformiste (juste assez pour énerver le Nouvel Obs), le petit soutien qui va bien (comme on disait à l'armée jadis) du père Bouveresse, et un petit statut de femme bien utile dans un milieu de philosophes très masculin (à la Sorbonne en 1990-92 tous mes profs était des hommes et une majorité des étudiants aussi sauf quelques filles moustachues), et hop, le tour est joué : entrée directe au Collège de France, et Babette Babich mangera son chapeau...
A part ça une belle image : Mme Lagarde s'expliquant à la sortie de son audition devant la Cour de Justice de la République. Une image qu'on aime se passer en boucle, comme naguère Strauss-Kahn entre deux flics (z'avez vu ? Dom est maintenant au Sud Soudan ! Il ne perd pas son temps le bougre !). Jeudi pris un verre avec un journaliste républicain qui me racontait toute la fallite du système Hollande, les sarkzoystes qui n'ont pas été virés ni du Quai d'Orsay, ni de la TV publique, les petite têtes de potirons pas mûrs à la Apathie ou à la Taddei qui se la jouent "je veux faire mon buzz", les vrais experts de la République délaissés dont le téléphone ne sonne plus. Il me raconte comment la France s'est grillée auprès du Brésil (le membre des BRICS le plus proche de nous) en soutenant in extremis uniquement parce que le Royaume Uni nous le demandait la candidature du Mexique à la direction de l'OMC au mépris des promesses que nous avions faites à Dilma Rousseff. Je pense qu'on finira par accoucher d'un vrai projet lui et moi à force de brainstormer ensemble tous les trois mois. Mais pour l'heure mes yeux sont rivés sur l'Asie, la partie froide et la partie chaude. Je vais peut-être bientôt prendre des billets d'avion pour ces contrées. Avez-vous remarqué qu'à force d'européisme la France ne s'intéresse plus à l'Asie ? Nous n'avons plus rien à dire sur ce continent. Enfermés en Afrique à jouer les pourchasseurs façon Benny Hill contre les djihadistes, du Sud de la Tunisie aux installations d'Areva au Niger. Sahara Nights en version moins romantique. Une pensée pour nos amis algériens qui doivent se demander une fois de plus à quelle sauce l'histoire "avec une grande hache" les mangera quand Bouteflika ne sera plus... Sigue el combate !
Loi Fioraso, drones, et autres réjouissances atlantistes
Avez vous écouté le débat sur la loi Fioraso sur Europe 1 hier ? Le réprésentant socialiste est vraiment un affreux bonhomme, et toute cette démarche législative sent la haine de soi française particulièrement rance. La fausse "branchitude", dont le titre de Libé donne un juste reflet, qui se dégage de tout cela va dans le sens de tout ce que l'atlantisme charrie de pire en France depuis des décennies. Dans beaucoup d'écoles de commerce tout est anglais. Vu que les libéraux les citent en modèle pour l'enseignement public, vous pouvez deviner à quoi ressembleront nos universités dans dix ans.
Il fallait aussi regarder hier ce docu sur les drones sur France 5 (encore accessible en Pluzz), c'est affolant. A la fin on nous promettait des drones qui assureraient prochainement des missions de maintien de l'ordre dans l'espace occidental. "Frightening". Le reportage soulignait aussi le danger actuellement de la gestion par la CIA des assassinats au Yémen, qui sont en réalité sous-traités à des compagnies privées. J'ai découvert à cette occasion le militantisme très spectaculaire de Mme Medea Benjamin.
Tout cela montre que nous avions raison en 2000 dans l' "Appel de Bruxelles", dès avant le 11 septembre 2001, de dénoncer les dispositifs de surveillance mis en place par les USA et que les grands médias, mais aussi Agone qui préfère, dans sa collection de pétitions signées par Bourdieu "Interventions politiques", préfère sélectionner un texte de 1999 sur le Kosovo beaucoup moins visionnaire en passant sous silence le nôtre, ont eu tort de boycotter cet appel... (je sais c'est une de mes marottes, mais j'aime bien la ressortir de temps en temps).
A propos de drones j'étais heureux de découvrir en forme de scoop l'achat par la France de drones "Raptors" aux USA pour la Mali par la France et d'en filer l'info au blog de l'Atlas alternatif. Hélas quelques heures plus tard notre ministre de la défense donnait une conférence de presse là-dessus. Mais il est resté muet sur l'utilisation précédentes de drones israéliens. Sommes-nous condamnés à vivre dans un monde de drones ?
Justice de vainqueurs
Un de mes amis figure parmi les avocats cités dans cette vidéo.
Le socialisme dans un seul pays
C'est un point que j'avais développé dans "Programme pour une gauche française décomplexée" juste après l'élection de Sarkozy : on ne peut pas se limiter à des combats partiels - contre l'impérialisme, pour l'émancipation des classes subalternes, pour l'écologie, pour l'égalité des sexes, pour la liberté sexuelle, pour le rationalisme. Il faut tenir tous ces combats ensemble dans une vision socialiste. Ne pas garder cette perspective globale est une première forme de capitulation, et de résignation devant la victoire de la marchandisation du monde.
Une autre forme de trahison serait de ne pas envisager la tactique pertinente pour conduire vers cet idéal. Mélenchon a fait beaucoup pour définir une tactique à lui : la création d'un front unissant des dissidents socialistes (sous l'étiquette PG), écologistes, trotskystes (Gauche unitaire), communistes (FASE), à l'appareil du Parti communiste. Il a avancé un imaginaire intéressant pendant la campagne présidentielle mêlant populisme chaviste, référence au jacobinisme, à Jaurès et à la Commune, et laïcisme (parfois un peu excessif mais bon). L'expérience a montré ses limites pour séduire les écologistes et la gauche du PS. Et elle est dans l'impasse à l'égard de l'Union européenne (le PG n'ose pas rompre avec l'euro, le PCF remplace sur ses cartes la faucille et le marteau par le sigle "Gauche européenne"). Or il est évident que, même si M. Hollande haussait le ton face à l'Allemagne comme le lui demande le Front de gauche, il n'obtiendrait aucune relance économique au niveau de l'Union, et il vaut mieux préparer les esprits à une nouvelle forme de "socialisme dans un seul pays" en attendant mieux : c'est à dire redonner à la France les moyens de son propre socialisme, en lui redonnant le goût de la valorisation de ses propres ressources et de la définition de son propre non-alignement diplomatique et militaire.
Il faut redire cela de temps à autre, et ne pas laisser croire qu'on perd de vue cette perspective, car le laisser entendre est un moyen d'empêcher sa réalisation, et de concourir soi-même à sa liquidation.
Détailler davantage la méthode au delà de ce point devient cependant très difficile. On voit bien que la mobilisation sociale est basse (voir la désaffection du 1er mai en France comme en Espagne), ce qui ne veut pas dire que rien ne peut être fait, mais que l'impulsion doit venir "du haut", de programmes élaborés par les représentants qui, seuls peuvent dynamiser leur base (et non l'inverse, en tout cas dans la séquence actuelle). Et même au niveau des représentants les forces à rassembler ne sont pas nombreuses. Le Front de gauche étant, à mes yeux, durablement dans l'impasse en raison de son absence complète de stratégie à l'égard de l'Union européenne, il est urgent de revitaliser et fédérer les forces qui, à gauche, peuvent servir cette vision du socialisme dans un seul pays en favorisant leur fédération : POI, PRCF, chevènementistes, MPEP. Si ce pôle trouvait une unité, il pourrait peut-être jouer un rôle de locomotive et attirer à lui à terme le PS et le Front de Gauche sur une ligne de renouveau.
Il faut en revanche bannir les solutions "ni gauche ni droite", qui ont le don d'attirer à elles les militants qui ont une culture d'extrême-droite et qui font nécessairement perdre de vue la perspective et les valeurs du socialisme sur cette voie.
Il faut, au niveau de cette plateforme commune, penser un programme original qui concilie les avancées possibles du socialisme libertaire (plus attractif pour la jeunesse), sur le volet sociétal, écologique etc, y compris dans certaines de ses dimensions utopiques, avec certaines nécessités d'un socialisme plus "vertical" (dans le domaine militaire par exemple). Je vous renvoie à ce sujet à un article que j'ai publié dans la revue "Commune" de septembre 2008 "Le socialisme derechef et de plus fort".
Et si l'austérité européenne coulait l'indépendantisme catalan ?
Il y a quatre jours, Pere Navarro, premier secrétaire du Parti socialiste de Catalogne (PSC), était l'invité de l'émission politique "El Debate" de TVE. Il est reproché au PSC de faire le lit du nationalisme catalan en acceptant le principe d'un référendum inconstitutionnel sur l'indépendance (tout en disant qu'il prônera le "non" à ce référendum). Je me demande si, paradoxalement, la politique d'austérité dictée par l'Allemagne à l'Union européenne n'a pas un effet collatéral positif : en obligeant la Catalogne (comme les autres communautés autonomes espagnoles) à définir une politique d'austérité, l'Union européenne fait éclater la coalition nationaliste qui dirige la Generalitat, entre d'une part le centre-droit nationaliste (CiU) "austéritaire" et la gauche nationaliste utopiste (Esquerra republicana de Catalunya) plus progressiste, de sorte qu'aucun budget n'est voté et que le PSC (noniste du référendum) pourrait être appelé en renfort pour intégrer la coalition dirigeante. Cela lui confèrerait un pouvoir d'influence pour couler le projet de référendum. Voilà peut-être une "ruse de l'histoire" comme disent les hegeliens.
La problématique de l'enracinement chez Benda
extrait de "La trahison des clercs"
Les incontournables du weekend : Sahelistan, lyssenkisme, hollandisme
1) Le livre de Samuel Laurent "Sahelistan" et l'interview de l'auteur sur Rue89 qui explique pourquoi la guerre du Mali ne sert à rien. Les anti-impérialistes dogmatiques qui croyaient que les Touaregs pro-Kadhafi ne s'allieraient pas à l'Aqmi en raison de leurs convictions idéologiques (voire que l'Aqmi n'existe pas -tant qu'on en est du délire) en seront pour leurs frais. Le témoignage de Laurent est d'autant plus respectable qu'il s'est rendu sur place. Son info sur les tensions entre djihadistes du Nord et du Sud en Libye sont importantes. Je me demande si l'Ouest pourra éviter une nouvelle intervention militaire en Libye.
2) Contre le stalinisme en sciences humaines qui rejaillit sur le débat sur les races après avoir atteint celui sur les sexes, voir cet article de Nancy Huston et Michel Raymond. Staline avait son Lyssenko, nous en avons 2 000... Notez aussi que les partisans de l'indifférenciation sexuelle ont obtenu une victoire aux USA. La police de New-York n'arrêtera plus les femmes sans le haut. De plus les éventuels attroupements autour d'une ou plusieurs d'entre elles devront être dispersés. Les femmes poursuivies pourront réclamer des dommages-intérêts. Le tout au nom de l'égalité des sexes et de la parité. Faut-il rappeler que le lyssenkisme était cité comme exemple paradigmatique de l'errance irrationnelle par le préfacier de l'édition de 1974 "La Trahison des Clercs" André Lwoff, prix Nobel de médecine ? Les constructivistes sont les nouveaus lyssenkistes.
3) Enfin un film complaisant sur l'entourage de Hollande "Le Pouvoir" de Patrick Rotman qui montre la médiocrité de celui-ci. Le Monde disait la même chose il y a peu. Connaissant une ou deux personnes dans ce milieu je ne suis pas surpris.
Au moins aussi important que la liberté d'expression
Il y a des gens qui pensent que le vrai combat c'est la liberté d'expression et qui disent qu'ils sont juste trop "bien élevés" pour "faire le geste de la quenelle". Moi, je n'aime ni le geste homophobe que suppose la "quenelle", ni toute la bouillie imaginaire glauque qui tourne autour de ça. Je ne comprends même pas qu'on puisse imaginer que le refus de ce geste et de cet imaginaire soit juste une question de bonne éducation (qu'on défende la liberté d'expression des "quenelliers", et des gauchistes, et des raéliens etc pourquoi pas, mais qu'on s'excuse presque de n'être pas des leurs certainement pas).
En revanche je trouve que le problème posé par cette petite vidéo est au moins aussi important que celui de la liberté d'expression en Europe. Qu'il faut y prendre garde. Que la solution ne passe pas uniquement par le boycott des produits, qu'il y a un problème de solidarité internationale (solidarité avec les syndicats notamment), et aussi un problème de rapports de forces politiques au sein desquels la France a un rôle à jouer.
La poubelle d'Internet, la mémoire sélective de R. Debray, le blog "Atlas alternatif"
La culture des geeks sur Internet commence à me donner la nausée. Tous les jours me voilà bombardé de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux. Il y a celles dont l'imposture plus ou moins humoristique crève les yeux comme ce billet qui annonçait que Woody Allen aurait qualifié Dieudonné d'humoriste juif, ou celle-ci qui prête à François Hollande des déclarations en faveur du RPR et une appartenance à ce parti quand la gauche est arrivée au pouvoir en 81 alors qu'il suffit de lire sa bio pour voir que,déjà à l'Unef en 74, il est entré au PS en 1979 et qu'il fut tout de suite chargé de mission au cabinet de Mitterrand dès le début de l'alternance.
Et puis il y a d'autres news dont on ne peut pas savoir si elles sont vraies à 5-10 ou 30 %. Par exemple celle selon laquelle Poutine aurait menacé Obama de guerre s'il continuait à défendre les pesticides de Monsanto qui tuent les abeilles (je la crois peu probable, mais il y a peut être une chance que les Russes à un certain moment aient parlé aux Américains de la fin des abeilles, allez savoir, et je voudrais savoir surtout dans quelle proportion on est sûr que ces pesticides tuent effectivement des abeilles), ou encore celle selon laquelle l'usine PSA d'Aulnay aurait pu être sauvé s'il n'y avait pas eu d'embargo économique sur son ex-client iranien (là encore, c'est probablement faux, mais on aimerait quand même savoir quel pourcentage des ventes l'Iran représentait naguère pour Peugeot, de même que je voudrais savoir si l'offre de reprise iranienne sur Petroplus écartée par Fabius pour cause d'embargo était solide et aurait pu sauver la raffinerie de Seine-Maritime, l'histoire ne le dira jamais).
Je lis et entends tant de sottises mes amis ! Sur Internet, mais à la TV aussi. Hier soir Régis Debray qui déteste le jeunisme à "Ce soir ou jamais" expliquant que jamais on a tant vanté la jeunesse que dans les mouvements fascistes et sous Pétain "qui avait créé les chantiers de jeunesse". A bon ? Moi je me souvenais aussi du fait que les organisations de jeunesse était un truc des communistes tout autant que des fascistes, et les maisons de la jeunesse et de la culture, c'était pétainiste ? Affirmations gratuites, mémoire sélective. On connaît ça chez nos publicistes, de Michel Onfray à Bernard-Henry Lévy. Après 10 minutes de blabla qui tournait en rond de Debray et Badiou j'ai éteint ma TV.
Pour revenir à Internet, j'observe que les billets du blog de l'Atlas alternatif qui étaient "likés" par 60 à 80 personnes sur Facebook pendant la guerre en Libye, ne le sont plus que par 8 ou 9 depuis la reprise du blog après une suspension de six mois, alors pourtant que le nombre d'abonnés n'a pas variés, et que nous avons toujours environ 5 500 "amis" sur les trois profils "Atlas alternatif" de Facebook. Certains me disent qu'il faudrait créer un profil Tweeter pour ce blog. Mais alors nous ne pourrions publier que les titres, n'est-ce pas ? Pas sûr que cela attire des lecteurs. De toute façon il n'est pas sûr que je n'opte pas pour une nouvelle suspension de ce blog de l'Atlas cet été. Pour l'heure je l'utilise surtout comme un bloc-note, un aide-mémoire.
Claudine Chonez et l'univers de la passion dans la mouvance communiste
Il y a un passage des Mémoires d'infra-tombe (de 1951, p. 81) où Julien Benda (qui était assez misogyne) s'énerve contre Claudine Chonez parce que celle-ci dans la revue littéraire "la Nef" l'accuse de ne rien comprendre à la poésie moderne (il la qualifie de "Walkyrie du nouvel art" peut-être parce qu'elle a été correspondante de guerre). Benda en profite pour s'énerver contre les poésies absconses, ce qu'on retrouve aussi dans Marcel Aymé ("Le confort intellectuel").
Cela m'a donné envie de m'intéresser au personnage. La fiche Wikipedia en dit hélas peu de choses. Cette vidéo où elle apparaît en 15ème minute nous renseigne sur ses débuts en 1936, à 24 ans, comme journaliste à la radio "Le poste parisien", ce qui lui permit de rencontrer Colette qui fut pour beaucoup dans sa promotion intellectuelle puisqu'elle lui a proposé de faire des critiques de livres dans le cadre de "La demi-heure de Colette".
On peut trouver étrange qu'une journaliste ait été ainsi promue au rang de critique littéraire sur un concours de circonstances - notamment le fait que son prénom correspondît à celui d'une héroïne de l'écrivain si l'on en croit son interview - et que cela lui ait conféré ensuite une assise pour attaquer des sommités de l'envergure de Julien Benda. Et l'on comprend que Chonez et son mentor Colette incarnât aux yeux de ce dernier tout ce qu'il détestait (le culte des passions, de la spontanéité, de l' "authenticité" contre la raison), et qu'il se soit étranglé d'être attaqué par cette univers-là... On voit cependant que ce monde de la passion dans l'après-guerre était très valorisé dans la mouvance communiste (à l'époque où Breton et Aragon étaient au pinacle), et que "la femme étant l'avenir de l'homme", des femmes tout particulièrement en ont profité (Wikipedia souligne son statut de "compagnon de route" du PCF, ce qui lui valut d'avoir une note nécrologique flatteuse dans l'Humanité en 1995 - Alexandra Kollontaï, enterrée dans l'indifférence générale, en eût pâli de jalousie).
Clémentine Autain est fille de cette histoire-là.
"Mémoires d'Infra-tombe" de Julien Benda
Depuis un siècle et demi à chaque génération on rencontre dans le champ intellectuel une personnalité-phare qui accepte d'occuper le rôle du vieux rationaliste grincheux. Il y eut en Angleterre Bertrand Russell, en France Julien Benda (l'auteur de la célèbre "Trahison des clercs"), aujourd'hui il y a Noam Chomsky. Ces intellectuels ont été souvent isolés parce que la "mode" était la défense des passions. Chomsky l'est encore mais peut-être moins parce que l'état des sciences et de la technique aujourd'hui est de nature à susciter plus d'intérêt pour le rationnalisme et parce que les excès de l'irrationalisme a fini par épuiser la politique à la fin du XXe siècle.
Je lis Benda qui, lui, fut particulièrement isolé à l'époque des grands mouvements de masse - fascisme, communisme, mais aussi développement de la société de consommation à l'américaine.
Divers points de son petit livre, Mémoires d'infra-tombes paru chez Julliard (collection "La nef" en 1952 pour la modique somme de 360 F), un petit livre court qui renvoie à beaucoup de points déjà développés dans l'oeuvre antérieure de Benda. Plutôt que de longs discours, voici des citations de son ouvrage :
"Je n'attaque nullement l'irrationalisme. J'attaque ceux qui, sous prétexte d' 'élargir le rationalisme', Bergson avec son 'transrationalisme', Bachelard avec son 'surréalisme', Maublanc avec son rationalisme 'moderne' en prêchent la stricte négation, dont ils ne veulent convenir" p. 142
"Comment la société française, si profondément rationaliste aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui l'est encore éminemment dans les trois premiers quarts du XIXe siècle avec son admiration pour Taine, Renan, Claude Bernard, Michelet, devient-elle soudain ivre de mysticité avec Barrès, Bergson, Péguy, Mauriac ?
L'influence allemande n'explique rien. La mysticité de l'âme d'outre-Rhin a toujours existé et les Français le savaient. La question est : pourquoi les conquiert-elle aujourd'hui ? Les romantiques de 1830 y avaient complètement échappé" p. 132
Sur Heidegger (dont Beaufret était le prophète) "M. Jean Beaufret exalte une philosophie qui, riche, dit-il de sa propre inquiétude, ne confond pas le besoin de certitude avec le souci de la vérité.
Je demande au promoteur de ces arrêts si une inquiétude qui consiste à s'agiter dans des problèmes insolubles, sur lesquels l'humanité n'a pas avancé d'un pas depuis trente siècles qu'elle s'y applique, constitue pour elle un enrichissement " p. 83
"Un de mes exégètes, M. André Thérive, a dit que j'avais la haine de la vie. Cela est vrai et elle ne me passe pas avec l'âge" p.18
"Ces publications qui procèdent par affirmation purement gratuite, au service d'une action morale - c'est le cas d'à peu près toutes aujourd'hui - ne me sont, en tant que je ne m'intéresse qu'à la pensée désintéressée, d'aucune valeur" p. 37
"Le fameux mot de Mussolini : 'Méfions-nous du piège mortel de la cohérence' pourrait être signé de tous ceux qui entendent poursuivre une oeuvre au sein de courants qu'ils ne peuvent pas prévoir. L'action n'a que faire de la vérité, et j'approuve ceux qui se moquent d'elle quand l'objet auquel ils aspirent - et c'est le cas des communistes - m'est sympathique" p. 62
"Je n'ai que mépris pour ceux qui, comme un Barrès ou un Valéry, trouvent bon que les trois quarts de l'humanité tournent la meule pour qu'ils puissent écrire une belle phrase - qui n'est même pas toujours belle" p. 64
"Pacifisme : désir de relations juridiques entre les nations" p. 69
"La croyance en un nouvel esprit humain [à venir] est un pur acte de foi - d'ailleurs pathétique" p. 91
"Le mépris des livres au nom de la vie est une ânerie du romantisme" p. 130
"Reste la satisfaction d'avoir fait une belle oeuvre. Mais alors j'aurais dû la garder dans mes tiroirs. Publier implique qu'on cherche des suffrages. L'homme qui publie un livre dont personne ne parle est toujours un peu ridicule" p. 141
"Je dois spécifier toutefois ma position en face du mystérieux. Le mystérieux ne m'importe que dans la mesure où j'ai des chances de le voir cesser de l'être, devenir explicable" p. 142
Passage extraordinaire contre Barrès p. 18-19, Jankélévitch p. 85, Breton p.95, Gide p. 145, sur mathématiques et liberté (p. 23 - avec la citation du nazi Haupt "à bas la vérité juive d'Einstein". P. 26 sur le refus de signer une pétition pour des ouvriers condamnés. Sur le caractère nécessairement terne et ennuyeux (qui plait au philosophe mais pas à l'esprit littéraire) de la démocratie p. 30 Benda favorable à Piaget p. 147
A propos de Descartes et des tentatives de récupération par Bergson, l'existentialisme, et les marxistes : "On peut se demander si la gloire d'une philosophie n'a pas pour mesure la déformation que lui assènent tous les partis pour se réclamer d'elle". p. 139
Les phrases de Benda que je condamne : "Ils hurlent contre le colonialisme, avec raison, au nom des Droits de l’Homme, mais accepteront-ils que la France devienne une nation de troisième ordre quand elle n’aura plus de colonies ?" p.70 ou "Les femmes ne perdent pas leur temps, elles perdent le temps des hommes. La femme est chronophage" p. 58 ou encore "On se demande parfois si les Tolstoï, les Romain Rolland, les Mauriac, avec leur abaissement du juridique au nom de l'amour, n'ont pas fait plus contre la paix que l'hystérie des Nietzsche et des Hitler" p. 32.
"La démocratie des crédules" de Gérald Bronner
Ci-dessous mon compte rendu du livre de G. Bronner publié sur Parutions.com
Chacun pourrait en convenir : plus le niveau culturel et la diffusion de l’information augmentent, plus les excès de la culture du soupçon hyperbolique (moins constructif que le doute hyperbolique de Descartes) peuvent être une source d’anomie, spécialement dans une démocratie libérale où la légitimité du pouvoir repose plus qu’ailleurs sur l’opinion commune et où la course effrénée au scoop dans les grands médias est loin de servir systématiquement les intérêts de la raison.
En militant dévoué de la cause de l’intelligence critique mais structurée, le sociologue Gérald Bronner entreprend donc de combattre cette dérive et, pour ce faire, nous propose un ouvrage intéressant qui décrit finement les processus de la tromperie, dissèque des cas, invente des catégories ou les reprend à d’autres travaux universitaires (le biais de confirmation, effet Werther, effet râteau, etc.), fondés sur des tests de logique ou des expériences de psychologie sociale (qui laisseront le lecteur plus ou moins sceptique suivant les cas). Un des grands mérites du livre est de montrer comment Internet amplifie les travers habituel de la psychologie des foules, en favorisant notamment la diffusion des idées des plus motivés au détriment des esprits modérés qui sont pourtant, bien souvent les véritables «sachants» (notamment dans les polémiques scientifiques, sur le nucléaire, les OGM, etc.). Le texte de Bronner comme tous les travaux inspirés est d’une lecture agréable et pourrait susciter l’adhésion pleine et entière si toutefois il ne pêchait par deux carences graves.
La première tient à une certaine fragilité de forme et de fond. La forme, ce sont les nombreuses coquilles très surprenantes chez un grand éditeur universitaire. Non moins étonnantes sont les insuffisances de fond : ainsi, est-il possible qu’un chercheur relu par un comité de lecture écrive : «la vision biblique du monde qui avait prévalu pendant près de trois mille ans» (pp.23-24) ? Faut-il lui rappeler que cette «vision» ne «prévaut» dans le bassin méditerranéen que depuis 1600 ans, et ailleurs depuis bien moins longtemps ? L’erreur ne serait qu’étourderie si elle ne trahissait un réel manque de profondeur historique. Par exemple quand l’auteur feint de croire que c’est la première fois que le complotisme se dirige contre les pouvoirs en place et non contre les déviants : cette thèse, pour être convaincante, devrait procéder d’une comparaison minutieuse avec des cas anciens de paranoïa contre les pouvoirs dominants, par exemple contre Marie-Antoinette reine de France juste avant la Révolution française ou contre le pouvoir «papiste» aux grandes heures des guerres de religion. De même, pour convaincre de ce qu’il y a de vraiment nouveau dans le refus parmi ses fans de croire en la mort de Michael Jackson, il faudrait le comparer avec d’autres hallucinations collectives similaires, comme celle selon laquelle l’empereur Néron n’est pas mort en 68 de notre ère, croyance qui, paraît-il, connut un grand succès en Asie Mineure à l’époque de la rédaction de l’Apocalypse de Jean. Lorsque Bronner avance que les technologies accélèrent la diffusion des erreurs, voire leur invention, l’énoncé serait plus acceptable s’il faisait l’effort de mieux démontrer en quoi les biais que suscitent Internet et les vidéos par exemple n’existaient pas déjà par le passé. Et l’argument selon lequel les égarements d’aujourd’hui peuvent être déclarés absolument nouveaux et sans aucun rapport avec l’obscurantisme d’autrefois du fait de notre haut niveau d’éducation ne peut être pris pour argent comptant que si l’on oublie que les fables les plus invraisemblables écrites par le passé l’ont été par des esprits hautement cultivés (par exemple la Vie d’Apollonios de Tyane sous Caracalla, à laquelle visiblement son auteur très cultivé croyait dur comme fer).
La deuxième faiblesse de l’ouvrage est idéologique et elle crée un véritable point aveugle dans son raisonnement : la plupart des croyances collectives que Bronner dénonce sont l’œuvre de milieux contestataires qui s’opposent aux grandes entreprises ou aux gouvernements. Or les mensonges diffusés par ces derniers sont, eux, passés sous silence. Vainement on cherchera, par exemple, dans ce livre des démonstrations sur les massacres de Timisoara en Roumanie, de Racak au Kosovo, les «armes chimiques» de Saddam Hussein et autres inventions des propagandes de guerre diffusées à très grande échelle (plus grande bien souvent que les mythes des contestataires). Cela n’a pourtant rien d’anecdotique, car ces mensonges sont pour beaucoup dans le développement de l’esprit de défiance que l’auteur remarque et dénonce dans notre société. Une véritable dialectique existe dans les mass-media entre «mensonges d’en haut» et fantasmagorie contestataire dont le livre omet complètement d’expliciter le mécanisme. Or si la progression de l’irrationnel mérite d’être critiquée, encore faut-il le faire à partir d’un point de vue impartial qui en considère toutes les dimensions.