La présence au monde du quadra
Question de quadragénaire : je m'interroge beaucoup en ce moment sur la question de la présence de l'homme mûr au monde (ses proches, les plus éloignés). Son rapport à sa génération, à celle qui l'a précédé, à celle qui suit (là encore aussi bien ses proches que la multitude). Le monde romain, société certes très patriarcale et aristocratique, mais qui s'est posé de nombreuses questions à la lumière de la philosophie grecque sur la responsabilité du citoyen dans la société, sur la liberté collective etc, nous fournit un cadre de réflexion toujours intéressant sur ce thème, je crois, un cadre d'ailleurs davantage constitué d'exemples, d'anecdotes, que de grands exposés didactiques. Prenez par exemple cette anecdote de Plutarque sur César qui, croisant des saltimbanques sur une route qui chérissaient énormément leur singe, leur demanda s'ils n'avaient pas d'enfants dans leur pays puisqu'ils en venaient à cajoler autant un animal. L'anecdote montre à la fois le côté très répandu dans toutes les sociétés humaines à toutes les époques de l'affection aussi bien pour les animaux que pour la progéniture (avec une priorité de la seconde sur les premiers, n'en déplaise à Brigitte Bardot), et le fait que dans un système de valeur élaboré comme celui des gréco-romains, cela était jugé parfaitement légitime, au point qu'on prête ce propos à un grand aristocrate et un grand homme d'Etat. (Bien sûr les amis des sciences humaines constructivistes, culturalistes et relativistes, me diront que certaines cultures ont prôné l'indifférence aux enfants ou aux animaux, mais les exceptions ne devraient pas accaparer excessivement notre attention, bon je l'ai déjà expliqué mille fois, n'est ce pas). Voyez là dessus ma précédente remarque sur Epictète. Le fait que de telles normes aient existé n'implique pas que l'homme ne garde pas (et heureusement) sa liberté de faire tout autre chose, mais peut aussi légitimer le plaisir à en perpétuer et réactiver l'effectivité, quitte à en "adapter" un peu librement le sens au contexte contemporain.
Aafia Siddiqui
Toujours dans ma série de billets consacrés à des femmes remarquables, après avoir fait l'éloge de Malala Yousafzai, militante communiste pakistanaise grièvement blessée par les Talibans (mais ardemment soutenue par les Occidentaux), je serais à blâmer si je ne disais un mot d'une autre pakistanaise pour laquelle ses concitoyens manifestaient aujourd'hui. Il s'agit de Aafia Siddiqui, 41 ans, docteur en neurosciences, formée au MIT, enlevée entre mars 2003 et juillet 2008, elle et deux de ses trois enfants (le troisième, un bébé, ayant été peut-être tué), détenue dans les prisons secrètes de la CIA pour son appartenance présumée à Al Qaida et de son mariage - est-il avéré ? - avec un des auteurs du 11 septembre (voir les travaux d'Andy Worthington sur elle et sur les détenus de Guantanamo, la presse mainstream prétend qu'elle avait juste "disparu") et condamnée à une peine de 86 ans de prison par un tribunal de New York en Septembre 2010, pour avoir tenté de tirer sur un de ses interrogateurs américains en Afghanistan en 2008 (et qui d'ailleurs lui ont aussi tiré dessus, puis n'ont guère pris garde à soigner ses blessures, to say the least), alors que beaucoup d'éléments plaident pour l'erreur judiciaire . Selon l'accusation, elle a été arrêtée en 2008 par la police afghane, dans la province afghane de Ghazni, en possession de notes et de matériel soupçonnés d'être destinés à des projets d'attentats contre la statue de la Liberté et d'autres sites new-yorkais.
Voilà, lisez sur cette affaire, faites vous une opinion, voyez s'il faut agir ou pas.
Le jour de Clare Daly
Ces derniers temps, chaque jour est le jour d'une femme sur le front du courage politique : avant hier celui de Medea Benjamin, hier celui de Randa Kassis, aujourd'hui celui de Clare Daly, député du parti socialiste d'Irlande.
Maximes de Goethe
Goethe est un auteur qui a été très unanimement admiré par des gens aussi divers que Napoléon et Nietzsche. Son recueil de maximes publié chez Rivages en 2001 est rempli d'opinions de bon sens ou d'avis qui sans être absolument vrais,ont quand même quelque chose de pertinent. Par certains côtés il me rappelle Julien Benda, en moins aigre.
"A bien y regarder, toute philosophie n'est que le sens commun dans une langue amphigourique"
"Les Allemands, et ils ne sont pas les seuls, ont le talent de rendre les sciences inabordables"
"Les mathématiques ne sont pas à même d'évacuer les préjugés, elles ne peuvent tempérer l'obstination, atténuer l'esprit partisan, elles n'ont aucun effet."
"Nos adversaires croient nous contrer en répétant leur opinion sans faire cas de la nôtre".
"Classique ce qui est sain, romantique ce qui est malade".
"Il n'y a pas d'art patriotique, pas plus qu'il n''y a de science patriotique."
"Dans le domaine de l'idéal tout dépend de l'élan, dans le domaine du réel tout dépend de la persévérance"
"Que personne ne pense qu'il est attendu comme le Sauveur"
"On n'apprend pas à connaître les gens quand ils viennent vers nous ; il faut aller vers eux pour comprendre ce qu'ils sont"
"Personne n'est plus esclave que celui qui se croit libre sans l'être"
"Tout comme il y avait autrefois à Rome, outre les Romains, tout un peuple de statues, de la même façon il existe en dehors de ce monde réel un monde de folie qui est presque plus puissant et c'est là que vit la grande majorité des gens"
"Il y a plus à faire quand on est vieux que quand on est jeune"
Ce qu'un élu du peuple devrait faire en matière de relations internationales
Je me suis souvent demandé si je ne ferais pas mieux d'essayer de militer dans un parti politique plutôt que de rester une voix dans le désert. Faire tous les compromis qu'il faut, avaler toutes les couleuvres, jusqu'à me retrouver dans quelque assemblée officielle comme l'avait fait Galloway en se retrouvant à la Chambre des Communes au Royaume Uni, et, du haut de cette tribune là, jouer les poils à gratter, fournir un travail quotidien de témoignage au service des sans-voix, plutôt que de rester avec les intellos antiguerre égocentriques qui ne savent que défendre leur chapelle et se tirer mutuellement dans les pattes (et plus souvent encore s'ignorer mutuellement).
Un type comme Nigel Farage au Parlement européen par exemple a la tribune idéale. A sa place je passerais mon temps à harceler les pouvoirs en place : pour les pousser à prendre fait et cause pour des solutions négociées en Syrie, pour des enquêtes internationales sur les crimes commis par les Occidentaux et leurs alliés en ex-Yougoslavie, en Irak, en Libye, en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen, pour une alliance avec les pays non alignés, pour la défense des droits des Rohingyas en Birmanie, pour celle des Mapuche eu Chili, pour un travail sérieux de la défense de la souveraineté du Congo, pour un abandon du soutien aux fantoches au pouvoir au Libye et pour une politique réaliste à l'égard des milices. Je défendrai toutes sortes de positions hétérodoxes mais cohérentes entre elles et qui peuvent réellement faire avancer l'intelligence collective au niveau européen et mondial, et tant pis si on ne m'accorde à chaque fois que deux minutes pour m'exprimer ou si je n'ai qu'Internet pour diffuser les documents relatifs à mes interventions. Et je créerais des réseaux autour de ce poste de député, qui me feraient remonter en permanence de l'info dans une logique de contre-information, et à partir desquels on mettrait en place de vrais systèmes de solidarité internationale.
Bon, on ne peut pas dire que des cohortes de gens me poussent à faire ça en ce moment (litote), mais c'est bien sûr ce que je ferais si une nouvelle vie m'était donnée.
Le débat syrien
Sur LCP ci dessous, le journaliste myope de service aveuglé par le "terrain" façon BHL (sauf que BHL n'a même pas besoin du terrain pour s'aveugler). Les vieux dignitaires sceptiques (Dumas et Poniatowski). La militante antibachariste laïque Randa Kassis, ex responsable du Conseil national syrien, qui ne veut plus d'intervention militaire occidentale, ni de livraison d'armes, et propose une troisième voie (comme Stambolic autrefois en Yougoslavie).
L'art de la bonne conscience
Péan interviewé dans l'Humanité Dimanche sur son livre sur le Kosovo ce weekend. Le journaliste de l'hebdo communiste lui demande pourquoi les va-t-en-guerre de l'époque, à l'origine directe de la création d'un Etat mafieux à Pristina, ne se sont jamais remis en cause. Messieurs du Part communiste, vous êtes vous remis en cause ? avez vous pensé à mettre en jugement les membres de votre direction qui ont décrété à partir du 1er avril 1999 - c'est à dire quand les bombes de Westley Calrk se sont mises à viser plus explicitement les infrastructures civiles - qu'il ne servait à rien de manifester ? Avez vous demandé à votre eurodéputé M. Wurtz pourquoi sur les chaînes de TV il se pavanait en répétant comme le ministre de la défense du gouvernement auquel il appartenait que les Serbes commettaient un "génocide" au Kosovo, bref s'alignait sur la propagande de guerre du gouvernement auquel son parti appartenait ? Croyez-vous que je mens à ce sujet ? Relisez mon livre "12 ans", celui dont les intellos antiguerre "oublient" de parler.
Péan lui-même oublie de faire la moitié du boulot dans son interview. Pas un mot sur les Serbes, les Goranis, les Roms, bref tous les non-albanais expulsés du Kosovo en juin 1999 par l' "Armée de libération du Kosovo" albanaise. Pas un mot sur le révisionnisme historique infâmant dont les Serbes furent l'objet... Il remarque que le gouvernement "de gauche plurielle" fut le plus ardent à vouloir cette guerre tandis que Chirac freinait des quatre fers. Oui c'était une guerre de centre gauche, le Nouvel Obs, Libé et le Monde, aimaient plus nos bombes que le Figaro. Cohn-Bendit s'étranglait de haine, BHL voulait une intervention terrestre pour envahir Belgrade. Je n'ai pas oublié messieurs... Il n'y avait que la vieille droite, à l'époque, pour rappeler qu'il y avait un monument à l'amitié franco-serbe dans le jardin de Kalmagdan, en souvenir des centaines de milliers de Serbes morts pour une vision commune de l'avenir de notre continent que Paris et Belgrade avaient partagée jadis. Péan a inclus dans son livre les lettres de Chirac qui tente en vain en 98-99 de calmer le jeu. A la veille des bombardements, je me souviens, le maire gaulliste du IXe arrondissement de Paris Kaspereit avait appelé le président pour lui demander de faire quelque chose pour les empêcher. Chirac "attends, je consulte mes conseillers, je te rappelle". Dix minutes plus tard, Chirac reprend le combinet : "Je ne peux rien faire". Quand France Info annonçait les "bavures de l'OTAN" - "un train bombardé par erreur", "un quartier résidentiel écrase par nos bombes", les bombes à fragmentation sur la place du marché de Nis, bien évidemment ce n'étaient pas toutes des "bavures" - il y avait une affiche électorale en bas de chez moi. Celle du parti au pouvoir qui nous serinait chaque jour que c'était une guerre de la "civilisation contre la barbarie", nous maintenait dans la veulerie et le mensonge, jour après jour, sur le cadavre de l'idéal yougoslave minutieusement anéanti par nos missiles Tomahawk. Sur cette affiche, la tronche d'un certain François Hollande...
Mon CR sur "Sahélistan" de Samuel Laurent
Publié ici sur Parutions.com
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Samuel Laurent Sahélistan
Seuil 2013 / 19.50 € - 127.73 ffr. / 370 pages
ISBN : 978-2-02-111335-8
FORMAT : 15,4 cm × 24,0 cm
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Éditions Le Temps des Cerises, Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006) et publié récemment Abkhazie, à la découverte d’une "République" de survivants (Éditions du Cygne, 2010).
A circonstance exceptionnelle, personnage exceptionnel. La guerre de Libye et du Sahel (qui aujourd’hui se prolonge du Mali au Cameroun), «notre» si belle et si chère guerre de Libye, aura fait émerger un personnage singulier : Samuel Laurent.
L’homme a de quoi surprendre. Employé par des sociétés privées pour explorer les pays dangereux et y évaluer les risques des investissements, il a fait du danger sa profession. Et c’est un observateur plein de bon sens, autant que de franc parler. Comme si la vérité ne pouvait plus venir aujourd’hui ni des journalistes professionnels, ni des services de l’État mais du milieu des affaires, seul prêt à accepter qu’on appelle un chat un chat. Surtout l’homme a un talent incroyable pour s’attirer la confiance des protagonistes des guerres, même ceux dont les opinions sont aux antipodes de ses convictions. En un clin d’œil, il sait se faire des réseaux qui le mèneront au contact des pires ennemis des Occidentaux, dans les endroits les plus improbables et plus risqués.
Ce talent, Samuel Laurent l’a mis au service de la description d’une nation qui se meurt, d’un cadavre en décomposition : celui de la Libye. Ecoeuré par la bêtise d’un Bernard-Henry Lévy et d’un Nicolas Sarkozy qui ont précipité ce pays dans le chaos sans en évaluer les conséquences, autant que par la lâcheté de nos médias complices de cette catastrophe, dont ils n’osent pas nous révéler le vrai visage, Laurent nous embarque aux quatre coins de cette contrée soumise au règne des milices, des mafias et des fanatiques, de Tripoli à Benghazi et jusqu’au fin fond du grand Sud Libyen, contrôlé par Al Qaida Maghreb Islamique (d’où sont lancées les opérations contre le Mali et le Niger).
L’auteur nous fait tout voir : les massacres des Noirs toubous au nord de la frontière tchadienne, les tortures à Misrata, les trafics de drogues à la passe de Salvador, le QG de la milice Rafallah Sahati, et celui des djihadistes d’Ansar al-Charia. Il ne le fait pas dans l’abstrait, sur la base de «on-dit», mais en se rendant sur place, en rencontrant les acteurs des combats au risque de prendre une balle dans la tête, toujours ancré dans le témoignage de première main. Sans jamais verser dans les balivernes de la propagande antiguerre (parfois symétriques hélas de la propagande de nos armées) qui s’est sentie obligée en 2011 de faire l’apologie de la «résistance» kadhafiste, ou de noircir artificiellement les anciens combattants d’Afghanistan, Laurent se fie à son sens des rapports humains pour trier le bon grain de l’ivraie. Son analyse conduit souvent à des conclusions surprenantes quand il explique que, plutôt que de s’appuyer sur les planches pourries et pseudo-libérales de Moustapha Abdeljalil et Mahmoud Jibril, les actuels «gouvernants» (au sens formel du mot), qui «couvrent» en secret les pires terroristes, «l’Occident» (puisqu’il faut appeler ainsi l’actuel bloc atlantiste) sauverait sans doute ce qu’il lui reste à sauver en négociant avec des guerriers islamistes comme Abdelhakim Belhaj (l’ancien gouverneur militaire de Tripoli décrit à tort selon lui comme un allié d’Al Qaïda) ou Mohamed el-Gharabi (le chef des Rafallah Sehati, la principale brigade qui assure une bonne part du maintien de l’ordre à Benghazi).
Il est difficile d’évaluer le bien fondé des jugements de Samuel Laurent puisque, précisément, il est malheureusement le seul parmi les Occidentaux à être allé aussi loin dans la tentative de rencontrer et de comprendre les véritables pouvoirs qui contrôlent aujourd’hui véritablement la Libye. Personne ne peut contrer ses dires, et donc personne ne peut non plus les jauger au vu d’éléments contradictoires. Peut-être d’ailleurs l’auteur ne dit-il pas tout ce qu’il sait (et puis d’abord, au fait, pourquoi ce choix de sortir un livre maintenant, au risque de ruiner ses chances de poursuivre le métier exercé jusque là ?).
Ce qui est certain en tout cas, c’est que par-delà l’analyse politique, le témoignage sur le terrain est fort, écrit dans un style magnifique et entraînant, ciselé au scalpel, d’une précision de géomètre. Il livre l’image d’un pays qui s’enfonce. Un pays naguère prospère où l’on ne ramasse plus les ordures dans les rues et où plus aucune vie normale n’est plus possible, tout étant suspendu au pouvoir terrifiant d’ados armés de fusils automatiques auxquels les villes, mais aussi les forêts, les côtes et le désert appartiennent désormais. Vitupérant contre l’Occident qui laisse se développer cette anarchie à quelques centaines de kilomètres de ses côtes, Samuel Laurent met en garde les Européens : en livrant la Libye (et les armes de Kadhafi) à Al-Qaïda, puis en décidant de fermer les yeux sur ce qui s’y passe, vous vous exposez aux pires atrocités sur votre propre sol, et la crise malienne n’est qu’un pâle avant-goût de ce qui vous arrivera dans quelques années. Mais qui a encore des oreilles pour entendre l’avertissement ?...
Frédéric Delorca
( Mis en ligne le 18/06/2013 )