Sur Chateaubriand et Voltaire
Brève interview de Frédéric Delorca qui sera publiée dans le numéro de décembre de la Gazette philosophique de mon vît, petit journal littéraire publié à Laruns.
"M. Delorca, on vous a vu récemment défendre la lecture de Chateaubriand, puis celle de Voltaire, où voulez vous en venir exactement avec ces suggestions de lecture ?
- Il faut s'intéresser aux frères ennemis. Je ne dirais pas avec Bourdieu que Bakhounine a la vérité de Marx et Marx celle de Bakhounine, mais il faut lire ensemble les opposés, souvent d'ailleurs pour décourvrir qu'ils ne sont pas si opposés que cela comme les couples qui s'adorent et se détestent. Chateaubriand et Voltaire (le premier ayant construit son oeuvre contre le second) sont tous les deux de grands encyclopédistes - ce qui n'était pas le cas d'écrivains avant eux comme Montaigne, Pascal ou Corneille qui étaient avant tout formés par Plutarque et les classiques gréco-latins. Voltaire et Chateaubriand sont parfaitement au courant de leur époque, et peuvent parler de ce qui se passe dans les contrées les plus reculées aussi bien que des dernières découvertes scientifiques. On dira que l'ampleur des découvertes du moment le leur imposait, mais cette explication ne me convainc qu'à moitié. Ce qui me frappe surtout chez l'un comme chez l'autre c'est la profondeur de leur vision et leur capacité à en faire un système, avec un style très particulier à chaque fois, et très "enveloppant", qui vous prend au piège de leur toile, et dont on ne peut pas rendre compte par de brèves citations ou des extraits (en ce sens les internautes se trompent quand ils se limitent à des morceaux choisis, c'est le mouvement de livres entiers qui doit vous emporter*). On comprend que ces visions (qui ne se réduisent pas à des stratégies rhétoriques) aient envoûté chacune deux générations.
- Tout de même, l'un est l'adversaire de la religion, l'autre le partisan de sa restauration.
- L'un est l'homme de la grande remise à plat, par l'ironie. On va ressortir le de dérisoire, l'ubuesque, retrouver dans l'humain le "singe de son idéal" comme disait Goethe. L'autre veut réhabiliter le coeur, la foi du charbonnier, tout ce qui relève de la sensibilité (et c'est une entreprise très subtile, qui n'a rien à voir avec de la mièvrerie, même si le risque existe toujours). La grandeur du geste absurde de celui qui s'avance désarmé avec un petit crucifix en bois devant la horde des guerriers bardés de lances. Mais ce sont deux mouvements complémentaires et nécessaires. La remise à plat n'a qu'un temps. Et la remise à l'honneur des coeurs n'est pas nécessairement la remise en scelle des cardinaux et des évêques - qui ont plus d'une fois voué Chateaubriand aux Gémonies. L'enjeu du romantisme est ailleurs, il a à voir avec le mysticisme, comme à sa suite la philosophie nietzschéenne et l'heideggerianisme.
- Mais Nietzsche dédie le "Gai savoir" à Voltaire....
- Oui, parce qu'il sait bien que le mysticisme - l'intérêt pour le chemin, pour un autre rapport au temps, à la chose, au silence et à la solitude - passe par une critique profonde de la religiosité - qui est avant tout un rapport grégaire à l'autre et une façon stupide de neutraliser les questions". Nietzsche n'est pas loin du mysticisme même s'il ne l'assume pas, et on peut se demander si les partisans des Lumières, à leur manière aussi, ne le sont pas, comme on finit par le voir aux heures les plus sombres de la Terreur. Toute sortie "par le haut" de la médiocrité passe peut-être par le mysticisme, qui est cependant aussi une façon d'abîmer l'humain, de l'anéantir dans "le bas"... "
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* voir à ce sujet cette remarque de Chateaubriand contre les historiens de son époque dans "Des études historiques" p. 115
"On trouve aujourd'hui beaucoup d'hommes qui savent écrire une cinquantaine de pages et quelquefois un
tome (pas trop gros) d'une manière fort distinguée; mais des hommes capables de composer et de coordonner
un ouvrage étendu, d'embrasser un système, de le soutenir avec art et intérêt
pendant le cours de plusieurs volumes, il y en a très-peu :
cela demande une force de judiciaire, une longueur d'haleine,
une abondance de diction, une faculté d'application, qui diminuent
tous les jours. La brochure et l'article du journal semblent être devenus la
mesure et la borne de notre esprit. "
Lisons Voltaire
Je lis Pierre Rabhi, une star de l'écologie actuelle. C'est bien écrit, mais cela manque de culture et d'intelligence. Cela enfile des évidences et de jolies incantations. La religiosité de notre époque y trouve son compte mais pas l'esprit. Je préfère me plonger dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire : "La nature est la même partout, et les usages partout différents" (p. 260). Tout n'y est pas vrai, mais mêmes ses erreurs nous instruisent.
Indépendantisme catalan
Moi qui suis à 25 % catalan par mes origines, je dois quand même vous parler un peu de ce sondage du Centre d'Estudis d'Opinió évoqué par El Mundo aujourd'hui, selon lequel s'il y avait des élections générales maintenant 17,6% des gens voteraient pour les indépendantistes de gauche d'Esquerra republicana (ERC) contre 16, 6 pour le centre droite CiU qui a gouverné la Catalogne pendant si longtemps, lequel représente le double du Parti socialiste. 54,7% des catalans voteraint pour l'indépendance en ca sde référendum. Il s'agirait du résultat de l'agitprop souverainiste entretenue par le président de la Generalitat Arturo Mas (CiU), qui n'en tire aucun bénéfice puisque sa cote de popularité à 4,75 passe sous celle d'Oriol Junqueras d'ERC à 5,6.
Vraisemblablement l'Espagne ne laissera pas la Catalogne la quitter, et celle-ci, comme la Flandre belge, risque de mariner encore dans son ressentiment sécessionniste et la haine de la "convivencia". Sauf à ce qu'une formule bizarre confédérale sorte du chapeau des politiciens espagnols... qui ne manquerait pas d'avoir des effets dans ma région aquitaine natale, et dans tout le sud de la France...
Par ailleurs un autre sondage commandé par la Generalitat et les Oeuvres sociales de la Caixa révèle que seul un quart des immigrés (25,6 %) veulent l'indépendance de la Catalogne, ce qui révèle quand même un petit problème d'ouverture de la "catalanité"...
Amor intellectualis dei
Reçu ce matin :
"Cher monsieur Delorca
Je suis une jeune femme trentenaire très rangée et une bonne mère de famille qui a un métier respectable. Mais tous les choix de vie je les ai faits par sens du devoir et parce que je ne m'aimais pas assez pour parvenir à mieux. J'ai compensé par le rêve tout ce que je ne pouvais avoir dans le réel. Ca ne m'a pas toujours réussi. Tenez, par exemple je suis fascinée par les étoiles et tout ce qui est au delà de l'humain. Je me suis intéressée il y a peu aux travaux d'un sexagénaire qui se disait "extra-humain" car il se livre à diverses expériences comme les sadhu en Inde. Je suis même allé à une séance de signature de ses livres. Ses écrits m'intéressaient jusqu'à ce qu'au terme d'un échange sur un réseau social, il me sorte sans raison 'j'ai envie de sentir ton souffle sur mon bas-ventre'. L'extra-humain avait sans doute oublié que j'étais humaine.
Je ne vous raconterai pas non plus les trois histoires d'amour que j'ai vécues dans ma vie - il n'y en eut pas plus -. La dernière fut si désastreuse qu'elle m'a convaincue de faire un troisième enfant à mon mari, que pourtant je n'aime pas, simplement pour me convaincre que j'existais tant j'ai perdu toute estime de moi-même. Voilà pourquoi quand vous parlez d' 'amitié universelle à la fois intellectuelle et sexuelle' en quatrième de couverture d'un de vos livres, pour moi c'est du chinois. Une notion aussi vague n'est pas de celles qui peuvent donner à chacun la force dont il a besoin pour se projeter vers l'extérieur.
Cordialement
Shona"
Mujer del futuro
Quelle étrange situation vraiment. A la fois je n'ai aucun statut intellectuel qui puisse me donner vraiment envie d'écrire des livres, et en même temps, il y a toujours des sollicitations ou des encouragements discrets de telle ou telle personne. Ce matin, un correspondant à qui j'ai expliqué les raisons historiques et biologiques pour croire et ne pas croire en la vocation polygame de notre espèce me répond "merci Frédéric ! faudrait que je lise un de ses jours tes livres". Je n'ai jamais écrit sur la monogamie, mais ce mail voudrait presque dire que je le devrais.
Il ne faudrait pas que je creuse trop loin pour pouvoir aller mener une enquête sur place sur la situation politique au Sri Lanka, avec de bons contacts locaux, et en faire un livre, et je pourrais même jouer sur un contact chez Grasset pour faire avancer mon projet de livre de philo, sans oublier la perspective qui m'est offerte de rencontrer Chevènement si j'arrive à chroniquer son livre sur Parutions.com ou de me faire bien voir par Babette Babich si je commente le sien... Bref, j'ai toujours une chance d'intéresser une ou deux personnes de valeur si je trouve le courage d'écrire. Mais ce courage me fait un peu défaut, je le confesse. Je me perds plutôt en échanges insouciants avec des "amis choisis" comme dirait Brassens, et ce n'est pas plus mal...
J'ai notamment des discussions intéressantes en ce moment avec une écrivaine provençale trentenaire qui pratique la pole dance... Mes interventions dans les grands médias sur mes travaux d'anthropologie m'ont permis de rencontrer une ou deux personnes de ce niveau, et j'en remercie le hasard. Le néo-stoïcisme que je prône sera résolument féministe. Chacun sent bien que les femmes sont en train de rompre le conditionnement de notre espèce à l'oeuvre depuis 200 000 ans (et sur 2 millions d'années si nous remontons à l'homo erectus). Même s'il ne s'agit que d'une forme adaptative secondaire (voyez notamment Cézilly sur ces question), dont on pressentait déjà depuis longtemps qu'elle devait sans doute plus à l'organisation sociale qu'aux gènes, il faut l'encourager, car cela modifiera beaucoup la sensibilité (et donc l'ouverture au monde) des deux sexes, si nous savons tourner cela vers une transformation profonde de la société.
Cela m'a fait penser à cette vieille chanson (ci-dessous) qui évoque à mes yeux très bien, parmi mille autres, l'oblativité corporelle et morale féminine (pour reprendre le vocabulaire lacanien, moi qui le suis si peu).
Parti de l'avenir
Stricto sensu Caton d'Utique n'était ni du parti des élites ni de celui de la populace. il était du parti des philosophes, du parti de l'avenir parce qu'il ancrait ses principes éthiques dans la nature humaine comme le fait Dawkins dans son "Pour en finir avec Dieu".
Dans cette mesure, même un pape 18 siècles plus tard, pouvait le rejoindre. Voyez Pie VII qui n'étant encore qu'évêque d'Imola avait dit en 1797 :"(...) Siate buoni cristiani, e sarete ottimi democratici (...) Dieu favorisa les travaux de Caton d'Utique et des illustres Républicains de Rome" (Chateaubriand, MOT II p. 418). Et l'on peut soutenir que l'Empire romain survécut à Auguste uniquement parce que les peuples soumis, avec pietas, continuèrent d'appliquer les principes de Caton. Voyez Rome en Afrique à propos de la vie civique des cités d'Afrique du Nord dominées par Rome.
Alors bien sûr peut-être le second stoïcisme se trompe-t-il sur cette nature humaine, peut être la rend il trop "institutionnelle". Ca c'est un autre débat.
Néo-platonisme et socialisme
"Que l’on se persuade bien que les Abailard, les saint Bernard, les saint Thomas d’Aquin, ont porté dans la métaphysique une supériorité de lumières dont nous n’approchons pas ; que les systèmes saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été trouvés et pratiqués par les diverses hérésies ; que ce que l’on nous donne pour des progrès et des découvertes sont des vieilleries qui traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque Gallien permit à Plotin d’en faire l’essai dans la Campanie : plus tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires quand ils voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution sainte, en avançant qu’une femme ne peut, sans pécher, refuser un homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ : il ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu’anéantir son âme et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu." (Chateaubriand, MOT L. 13, ch 10)
Qui parmi mes augustes lecteurs pourrait me renseigner sur l'expérience utopique de Plotin en Campanie ?
A propos des insultes contre Christiane Taubira
Quelle que soit l'instrumentalisation à laquelle le gouvernement soi-disant socialiste (social-libéral) français veut procéder autour de l'actuelle campagne de haine à l'encontre de la ministre Christiane Taubira, et quoi que l'on pense du "mariage pour tous" (auquel je me suis opposé en tant qu'adversaire - et non comme défenseur - du mariage), il faut condamner les propos racistes tenus par les réactionnaires à l'encontre de cette ministre, et aussi condamner toutes les tendances factieuses irrationnelles qui se développent dans les mouvements contestataires en ce moment. Au dévoiement de l'intérêt public auquel procède le gouvernement ne doit pas répondre un extrémisme absurde et sans principe. En tout cas il faut absolument ne donner aucune prise à une résurgence du racisme (quelle qu'en soit la forme) dans notre pays.