Murray Bookchin
Je hais les pédagogues, depuis toujours. Parce que celui qui instruit autruit à tout moment court le risque d'être un imposteur (d'enseigner des choses fausses), ce que ne manque pas de dénoncer son disciples lorsqu'il lui vient à l'esprit de se rebeller (et le ressentiment du disciple frondeur et ingrat doit être bien triste à vivre). S'il nous faut accepter de jouer ce rôle auprès de nos enfants, gardons nous de le tenir auprès de nos pairs (voilà pourquoi je plains par exemple ceux qui prennent dans la vie privée des compagnes et compagnons beaucoup plus jeunes qu'eux car la tentation d' "enseigner" doit y être omniprésente entre celui qui a eu le temps de beaucoup vivre et beaucoup penser, et celui qui est plus novice, ce qui expose la relation en permanence aux impasses redoutables du rapport pédagogique). Seule la pédagogie par l'exemple existentiel de ce qu'on est, pédagogie involontaire, vaut quelque chose.
Je ne vous expliquerai donc point en détail ce qu'est l'anarchisme écologique de Murray Bookchin. J'ai entendu parler de cet auteur uniquement à travers l'ethnologue David Graeber qui disait que le très stalinien Parti des travailleurs kurdes (PKK) en Turquie s'était converti à ses théories. En le lisant ces derniers jours, je découvre un penseur avant-gardiste, qui, déjà dans les années 1970-80, avait déjà poussé très loin sa réflexion sur la décroissance, la nécessité d'affranchir les individus du consumérisme obsessionnel et de l'angoisse "d'optimier leur vie", le retour à des communautés humaines mieux dimensionnées, la production de biens durables, la recherche de voies d'émancipation collective plus harmonieuses, dans le respect de l'environnement.
A-t-il raison après Bakounine de décrire le capitalisme sous la catégorie théologique du "Mal" ? Le choix du mot est peut-être trop américain, mais l'analyse de la perversion des rapports humains dans tous les domaines par ce système (déjà magistralement faute par Karl Polanyi) est juste. J'ai pensé aux idées d'Arnsperger sur un "yoga anti-consumériste" (voir la référence dans ce billet). Il est toujours bon de garder ces gens dans son paysage intellectuel.
NB : A propos de l'impossibilité de réformer le capitalisme dans le sens de l'écologie, voir cet article sur Naomi Klein.
Eros et Psyché selon Apulée
Je m'intéresse au culte d'Isis ces derniers temps. Quand j'ai appris qu'Apulée a été instruit dans les mystères de cette déesse, je me suis dit que je devais le lire.
J'ai aimé le début de son conte "L'Ane d'Or", qui est très vivant, très beau, et témoigne d'un intérêt sincère pour le surnaturel, pas du tout kitsch, je trouve (Apulée lui même était un peu médium, et de son vivant fut traduit en justice pour sorcellerie). Et puis c'est très doux. La relation du héros Lucius avec l'esclave Photis par exemple : je ne connais pas d'équivalent à cela dans la littérature antique, pas même dans les équivalents de nos actuels "romans à l'eau de rose" comme Clitophon et Leucippé.
Je suis d'autant plus surpris de découvrir, au milieu du récit, l'histoire d'Eros et de Psyché, car le tableau de Bouguereau sur ce thème me poursuit depuis quelques mois (et pas toujours dans des conditions très heureuses). Je comprends que cette fiction donne du fil à retordre aux exégètes. C'est une vieille femme qui la raconte à une aristocrate grecque captive, tandis que Lucius a déjà été transformé en âne. C'est une histoire dans l'histoire comme il y en a plusieurs. La vieille la commence en disant en gros que c'est une histoire de bonne femme, ce qui est peut-être une façon pour Apulée (Apulée le Berbère...) de la tenir un peu à distance.
J'aime beaucoup la thématique initiale : celle de la fillette dotée d'une beauté divine qui "vide de l'intérieur" pourrait-on dire, la raison d'être même de Vénus (dont les sanctuaires sont désertés à cause d'elle). D'ailleurs Apulée vide plusieurs fois Vénus de son charisme dans ce conte, c'est très étrange. Son fils, lui, Eros, est porté au pinacle comme le plus redoutable des dieux, finalement plus puissant encore que Jupiter qui a des airs très vieillots. J'aime aussi, dans la relation entre Psyché et Eros, cette ambiguïté qui fait que la rivale involontaire de Vénus ne peut savoir si son amant est un dieu magnifique ou un monstre meurtrier. Elle manque de foi, et paiera lourdement son manque de foi. C'est le côté très juste de la fable.
L'autre côté, la longue errance de Psyché, me semble un peu lassant. Une correspondante m'écrit ce soir : "L'histoire d'Eros et de Psyché est, à mon avis, une parfaite illustration de la locution latine que vous m'avez répétée à plusieurs reprises et que vous avez écrite sur votre blog : Ad augusta per angusta." Certes, certes. Mais ça a un côté un peu "convenu" je trouve, dans la littérature antique. Songez à l'Anabase de Xénophon par exemple. "Eros et Psyché" à la longue me fatigue un peu, j'aurais presque hâte de revenir à l'histoire du brave âne Lucius qui, lui, ne se fâche pas avec les dieux, et paie seulement les bêtises ensorcelantes de son adorable Photis.
Le coup d'Etat permanent
Il avait bien raison celui qui désigna le régime de la Ve République comme celui du "coup d'Etat permanent". Grâce à ce système en effet, les partis politiques ne sont plus que des écuries de sélection de candidats à la présidence et ne pèsent pas dans les décisions de l'Exécutif, ou si peu.
Grâce à la Ve République, Giscard a pu imposer comme premier ministre un économiste à sa botte sans choisir un élu du principal parti de sa majorité (l'UDR), Mitterrand a pu effectuer le "tournant de la rigueur" en 1983 et libéraliser les marchés financiers sans débat interne au sein du PS, et, aujourd'hui, Hollande peut choisir comme premier ministre un homme dont l'option politique représentait seulement 5 % au sein de son parti il y a peu.
Ce qui est intéressant c'est que cela ne choque personne. Je crois que très profondément les Français sous leur vernis droit-de-l'hommiste aiment les dictatures quand elles émanent de leurs propres rangs, d'où leur amour pour Clemenceau, de Gaulle et quelques autres.
Il y a un mois, j'ai été surpris d'entendre deux de mes collègues faire l'éloge du régime de Napoléon III "régime le plus stable et le plus prospère que la France ait connu" (sic). Ces gens sont pourtant de bons électeurs du parti socialiste, issus de la bourgeoisie de droite (vendéenne et bordelaise) mais aujourd'hui enthousiastes de la social-démocratie "réformistes", des droits des minorités sexuelles, bref des sociaux-libéraux comme Emmanuel Valls les affectionnent. Pour eux Napoléon III était la synthèse de l'ordre et du souci des pauvres ("De l'extinction du paupérisme"). Si seulement chaque Français avait la sincérité d'avouer cette passion dictatoriale qui lui fait aimer la Ve République !
Marie Dubois
Marie Dubois, second rôle de "Tirez sur le pianiste" de Truffaut (1960) décédée la semaine dernière dans la sainte ville de Lescar (Béarn), où elle vivait (je l'ignorais). Lescar-Beneharnum où est enterrée l'immense soeur du roi de France François Ier et écrivaine, Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre. Deux grandes âmes ont traversé Lescar.
Le choix des mots
J'avais une discussion sémantique hier avec une correspondante dont je peux bien dire un mot ici puisque c'est un sujet que j'ai abordé dans un de mes livres. C'est sur cette "chose" qu'on appelle "l'amour passion".
Comment faut-il le nommer ? Passion ? Le mot fait égocentrique je trouve : on a la passion de la politique, de la chasse aux papillons etc, ça ne fait pas ouvert à l'autre. "Amour parfait" ou "amour véritable" ? Ca fait prétentieux. En fait c'est un amour qui a ses défauts comme toutes les choses humaines : ne serait-ce que parce qu'on fait subir à l'autre de temps à autre ses faiblesses - ses côtés possessifs, son besoin d'être rassuré, ses envies de fuite -. Un amour "véritable" ne devrait rien faire peser sur l'autre, mais l'être humain n'en est pas capable. Faut-il le nommer "amour fusionnel" ? Le terme fait trop "psychologique", et un tantinet méprisant même, péjoratif en tout cas - les pseudo-spécialistes de la psyché diront que ce n'est pas bien d'être fusionnel, qu'il faut "bien doser ses sentiments" etc.
Moi qui ne suis enclin ni à trouver la passion égoïste, ni à lui attribuer aucune perfection, ni pour autant à la dénigrer, car il me semble que c'est un des plus grands biens si ce n'est le plus grand qui puisse être donné dans une vie, je ne saurais trop comment la nommer...
Cela dit il est très fréquent que les aspects vraiment importants de l'existence n'aient pas de mots adéquats pour les désigner, ou qu'en tout cas, une fois qu'on les a bien connus, on trouve les mots conventionnels inadéquats pour les décrire.
Guérillas
Le gauchisme (ou le socialisme) armé, fait parler de lui en ce moment. Au Kurdistan syrien, au Mexique (où une armée révolutionnaire menace d'imposer la "justice populaire" face à l'inefficacité du gouvernement devant les crimes des narcotraficants).
Je lis une interview d'un membre de l'ETA non repenti dans "El Mundo". A propos de l'Ecosse il dit ceci : "Si vous allez demander aux Basques un par un s'ils sont pour l'indépendance, la plupart le sont. Sauf si vous faites la campagne qu'ont faite les Anglais en Ecosse : et si vous perdez votre retraite, si vous vous retrouvez en dehors de la livre sterling ... c'est jouer sur la peur. Ce qu'a fait l'Angleterre en Ecosse ça a été de la terreur. Laissez les gens libres et vous verrez."
La démocratie et la peur... Grand sujet de dissertation. On se souvient du prix de la peur qu'on nous fit payer au moment du référendum sur la constitution européenne. Combien de personnes n'osent pas être anti-capitalistes, réfléchir plus sur la société, s'engager plus politiquement, simplement par peur (à commencer par la peur du regard de leurs proches) ? Et combien même parmi celles qui ont opté pour des idées de gauche ont ensuite peur de continuer à réfléchir plus loin (à remettre en cause de temps en temps certaines de leurs croyances de gauche par exemple) simplement par peur du regard des nouveaux camarades d'engagement qu'elles ont trouvés ?