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Le blog de Frédéric Delorca

M. Rachid

13 Avril 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Colonialisme-impérialisme

Hier je revenais à pied de la maternité vers 22 h 15 où je vais voir ma compagne quotidiennement. Deux options s'offraient à moi sur le chemin du retour : suivre les boulevards, ou couper par les vieux quartiers. Il y a quinze jours à Paris un clodo m'a fichu une baffe parce que je mangeais un sandwich dans la rue. Comme le boulevard est mal fâmé by night, pour éviter de renouveler cette expérience, j'ai opté pour les vieux quartiers. Un itinéraire  que je connais bien de jour, mais pas du tout la nuit. Ce sont les quartiers populaires de ma ville de résidence : un quartier de sex shops et de bistrots. J'emprunte la rue principale. De prime abord elle était déserte. Je l'arpente d'un bon pas. Au bout de la rue des jeunes émêchés, puis de plus en plus de monde devant des fastfood turcs, des bars. Une population immigrée pour la plupart.



Moi, je ne songe qu'au travail qui m'attend à mon domicile (je dois terminer d'écrire un livre). Je marche vite. Soudain quelqu'un m'appelle par mon prénom. C'est monsieur Rachid, le gérant de la boîte de reprographie où je vais presque tous les mois imprimer ces satanés manuscrits que les éditeurs refusent un à un. Sans Monsieur Rachid j'aurais peut-être cessé d'écrire. Quand j'ai terminé ma thèse il y a deux ans, il avait effectué un travail de mise en page magnifique. Je lui avais offert un de mes livres (sur Nietzsche). Depuis lors, il lui arrive de m'appeler "mon Nietzsche", et il me compare à un sien ami, spécialiste de ce philosophe, qui est inspecteur d'académie au Maroc.

Je suis surpris de le voir là. Je le croyais plutôt avec sa femme et ses enfants. Il fume une cigarette devant un bistrot. Il a l'air content de me voir. Il m'offre un verre à l'intérieur du bar. Je ne peux décemment pas refuser. "Tu bois de l'alcool ?" lui demandé-je. Avec Monsieur Rachid je ne sais jamais jusqu'où va l'autorité de l'Islam. Un jour il m'a dit que le coran était un miracle littéraire, parce que c'est une oeuvre de prose considérable couchée du du papier par un analphabète. Je ne saisis pas toujours comment il concilie sa fidélité à la religion avec son respect pour Nietzsche et sa consommation d'alcool, mais je sais que beaucoup de gens de son univers s'accommodent de ces arrangements complexes.


Accoudés au bar, on parle d'accouchement, de politique et de philosophie. Ce que j'apprécie chez Monsieur Rachid c'est que c'est un homme honnête, dans toute la splendeur du terme. Ni un héros, ni un salaud. Un type qui tient sa boîte de photocopie depuis dix ans, un type qui stresse, qui se crève six jours sur sept, mais qui reste ouvert à tout, qui parle avec tout le monde, qui a fait de sa boîte un lieu de convivialité dans ce quartier déshérité, aux antipodes des froides boutiques de photocopies où vous n'êtes que des consommateurs de machines, des auxiliaires de la machine.

Avant hier une correspondante vendéenne me parlait d'un leader du PKK qui avait tenu en tôle en lisant Mallarmé avant de mener en France une vie de réfugié politique misérable. Monsieur Rachid, lui, n'est pas un grand chef politique. Mais quand il parle de ces choses là, cela sonne toujours vrai : "Au Maroc j'habitais à Rabat avec ma famille, mais j'ai décidé de prendre un appartement dans la ville avec des étudiants. On habitait les uns avec les autres. J'étais dans la mouvance progressiste. Mais je n'ai jamais eu d'ennuis avec la police. Sauf un jour j'ai failli. Il y a eu une grève à l'université. Les étudiants ont eu une correction sévère. Un de mes amis a été arrêté par la Sécurité nationale. Il est resté en prison une semaine. On a eu très peur que ce soit notre tour après lui. mais ils l'ont relâché. Il n'y a pas eu de suite."

Il a gardé de cette jeunesse de gauche un côté anti-autoritaire, qui l'a d'ailleurs mis en porte à faux avec son rôle quand, en France, à partir de 1985, il a dû faire des petits boulots de gardiennage. "J'étais le pire surveillant que tu puisses imaginer". Un côté éternel étudiant aussi. Il a fait des études de sociolinguistique à Paris, et exercé des responsabilités dans les associations estudiantines, encore au delà de la trentaine : "Je ne m'imaginais pas me mariant, ayant des enfants".

Je lui demande : "Est-ce que les progressistes sont encore poursuivis au Maroc ?". " - Non. On a même été au pouvoir. Mais aujourd'hui le pouvoir fait aux islamistes ce qu'il nous a fait à nous. Je ne suis pas de leur bord, mais je peux comprendre ce qu'ils ressentent." Les islamistes, justement, il faut qu'on en parle. Je l'assaille de questions : "Tu t'entends bien avec eux ?" "Sont-ils différents de ceux d'Irak par exemple ?" Il reconnaît sans trop d'hésitation que la gauche au sein du gouvernement marocain n'a rien fait pour les pauvres, et qu'il est donc normal, en un sens, que le peuple aujourd'hui se sente plus proche des islamistes (un discours que j'ai aussi entendu à propos du Liban). Et puis il me cite un drôle d'exemple qui montre à ses yeux que le peuple n'a pas tout à fait tort de reconnaître des mérites aux islamistes. "Un mariage homosexuel a été organisé près de Casablanca, tu te rends compte. Les islamistes sont arrivés, ils ont fait des dégâts.".

Je suis surpris qu'il pense à cela. "Le mariage homosexuel tu trouves ça anormal parce que ça choque tes convictions ou parce que ça risquait de choquer les autres ?" "- Parce que ça choquait les autres, me dit-il. Et puis parce que ce n'est pas naturel. Chacun fait ce qu'il veut avec son cul, mais il ne faut pas que l'homosexualité devienne une mode, les homosexuels ne doivent pas faire de la provoc' comme ça." Je comprends que cela signifie que cela le choque aussi. J'ai donc eu raison de poser la question de cette façon, prudente, diplomatique. Avec Rachid je sais que les points de convergence et de divergence ne se situent jamais nécessairement aux endroits où l'on pense. Il me fait songer à cette histoire à Belgrade et à Zagreb où les gay pride ont été réprimées manu militari par les nationalistes. "Dans les Balkans aussi, dis-je, la gauche s'est effondrée, et le peuple a une sensibilité plus proche des nationalistes, qui sont l'équivalent des islamistes dans le monde musulam, ils sont en phase avec sa mentalité." M. Rachid reconnaît que les nationalistes slaves et les islamistes dans le monde musulman sont la même chose. "L'islamisme c'est le nationalisme au niveau de l'Oumma". Il dit qu'en France aussi on a failli avoir ça à un moment quand les ouvriers se reconnaissaient plus dans le Front national. Il parle aussi de ces quartiers au Maroc où les hommes aux grands sabres, les islamistes, "font régner la loi" et où la police ne peut rien faire. "Je me demande si nous sommes faits pour la démocratie" ajoute-t-il. "On peut se demander aussi si les Français le sont", dis-je pour bien montrer qu'à mes yeux personne n'a de leçon à donner à personne.

Il me cite encore une anecdote qui le touche en tant que sociolinguiste. "Au moment de l'indépendance, les leaders de la lutte contre le colonialisme, c'étaient des gens comme Allal-al-Fazi, des gens de la grande bourgeoisie de Fez, des descendants des grandes familles qui avaient régné sur l'Espagne au Moyen-Age. Ces gens pour nous c'était la droite. Ils allaient voir les paysans pour leur dire 'insurgez vous contre le colonisateur' pendant que eux faisaient en sorte que leurs enfants étudient dans les bonnes universités et réussissent leur vie. La gauche au pouvoir, elle, elle a voulu valoriser les paysans. Mais d'une façon démagogique, en faisant qu'à la télé on parle les dialectes les plus vulgaires, comme si on te faisait une télé nationale avec divers patois locaux, de sorte que les gens ne se comprennent même plus d'une région à l'autre. Moi mes parents étaient paysans, mais ils ne se reconnaissaient pas du tout dans cette valorisation des dialectes". Cela me faisait penser à mes parents ouvriers, indignés de voir les bourgeois réintroduire l'occitan dans les écoles, et aussi à la démagogie à la Jack Lang qui jouait la culture populaire contre la culture classique. Une démarche bourgeoise populiste qui ne rencontre presque jamais les véritables aspirations des classes populaires. D'autres anecdotes suivent sur l'esprit de coterie des organisations marocaines de gauche en France.

Rachid m'offre un kir, deux kirs, trois kirs. Lui et ses amis - arabes eux aussi - insistent même pour que je reste avec eux manger de la paella. J'ai dû mal à refuser. Je tiens bon ; "je dois écrire ce soir" dis-je. "Ecrire, écrire, me dit Rachid, mais pense aussi à la page blanche. faut-il écrire ? Faut-il parler ?" Je songe à sa croyance en Dieu - elle va avec le fait qu'il ne veut pas écrire, qu'il ne s'isole pas pour écrire comme je le fais - au fait qu'il est dans la vie, dans la chair du monde, dans ce quartier, à des heures indues, à manger des paellas avec les autres. Son Dieu a quelque chose à voir avec ça, avec cet être en commun, l'oumma. C'est pourquoi Il est imperméable à Nietzsche, aux critiques, et compatible avec tout, et pourtant "avant et après tout". Je lui en parle d'ailleurs. Je le provoque en lui évoquant des travaux de Lichtenberg selon lesquels le Coran, loin d'être l'oeuvre d'un analphabète inspiré par Dieu, serait la reprise de vers chrétiens araméens de Syrie - selon cette hypothèse les "huri" (vierges du paradis d'Allah) seraient une mauvaise traduction du mot qui signifie "grappe de raisin" en araméen. Mais cela ne le choque pas : "l'Islam c'est la synthèse du christianisme, du judaïsme, tout ça c'est la même chose, on a les mêmes prophètes". L'Islam grande synthèse. Je m'y attendais un peu - pas complètement quand même. Tout y converge et tout s'y mêle parce que c'est la religion de la communauté, la religion universelle. Pas la religion de l'Empire, comme le christianisme. Celle de Tous, et celle de Tout.

Peut-être, si j'étais resté manger la paella avec eux, m'auraient-ils finalement converti. Je suis quand même rentré vers 23 h 15. De toute façon, je lui dois trois verres maintenant.

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