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Le blog de Frédéric Delorca

Pourquoi j'ai cessé d'être bourdieusien

16 Avril 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes

Les lecteurs de ce blog sont fort aimables je dois dire, je reçois plus de fleurs que d'insultes et ceux qui daignent laisser des commentaires le font souvent dans un esprit constructif. JD hier dans son commentaire estimait utile (au moins utile pour lui, peut-être pour moi aussi, et donc, quand une chose est utile à deux personnes, elle peut l'être à quinze) que je précise pourquoi j'ai cessé d'être bourdieusien. Ce genre de sujet pour être traité correctement doit l'être dans la forme livresque, et donc je le réserve pour une publication ultérieure.

Mais le blog permettant d'user d'un ton expérimental et personnel, je me contenterai ici d'expliciter les trois ou quatre étapes de mon itinéraire qui m'ont éloigné de Bourdieu, mais il me faut d'abord préciser dans quelles conditions je m'en suis rapproché. Et je livre, en forme de clin d'oeil, au bas de cet article une petite vidéo d'un message que m'a laissé Bourdieu en mai 2001 (un message parmi beaucoup d'autres).

Bourdieu au départ n'incarnait rien de positif à mes yeux parce qu'il n'était pas apprécié des philosophes. Je ne sais pourquoi, en 1990, mon ex prof de philo de terminale que j'avais revu aux vacances m'avait dit avec une sorte d'ironie : "Vous êtes plutôt du côté de Bourdieu non ?" et j'avais rejeté l'accusation avec véhémence. D'une manière générale, les philosophes n'aimaient pas les sciences humaines. Même lorsqu'on n'était pas spécialement heideggerien, on avait le sentiment que les sciences humaines (comme les sciences de la nature) décrivaient des choses très triviales : des mécanismes de causalité un peu stupides, un peu artificiels qui imposent a priori des articulations entre des phénomènes aléatoires. Les sciences humaines traitaient de l'étant, tandis que la philosophie traitait de l'Etre . D'une manière générale, notre commerce intime avec l'Etre justifiait notre supériorité sur tout, notre dédain à l'égard de tout... même et surtout à l'égard de nos souffrances intimes.

Le hasard m'a conduit à rencontrer Bourdieu en personne en 1990 au début des opérations américaines dans le Golfe arabo-persique. Un entrepreneur béarnais voulait me présenter un sien ami d'enfance "prof d'université" (je croyais que c'était un prof de Toulouse) pendant les vacances d'été. Cet ami était prêt à nous accueillir dans sa maison familiale à Lasseube. Seulement quelques jours avant la rencontre j'appris que cet ami se nommait Pierre Bourdieu. Paniqué, moi qui n'avais jamais rien lu de lui je lus "Ce que parler veut dire" que l'entrepreneur avait chez lui. C'est une chance d'ailleurs que ce fût ce livre précisément et non un autre L'attaque sociologique du langage qui fondait mon engouement philosophique était peut-être un des meilleurs moyens de déstabiliser ma croyance. Lors de notre rencontre je parlai à Bourdieu de ma déception face à l'ennui des cours de la Sorbonne. Bourdieu répondit qu'en effet la faculté de philosophie "baignait dans le ronron" académique. Lui me conseillait de faire de la sociologie. Il était clair à ses yeux que les jeunes agrégés dans les lycées ne parvenaient pas à faire de la véritable philosophie, faute de temps. Au contraire, en me consacrant aux sciences sociales, je redécouvrirais des questions que les philosophes ne se posent plus.

 Dans les années qui suivirent, je lus "Homo academicus", "La Noblesse d'Etat", "La Distinction", qui parlaient à mon expérience de fils d'ouvrier devenu étudiant à Sciences Po. J'explorai aussi l'ouvrage de Bourdieu sur Heidegger qui me laissa des impressions très mitigées, et je suivis le cours de Bourdieu au Collège de France chaque semaine. Je me payai même le luxe d'envoyer une carte au sociologue l’interrogeant sur son rapport au relativisme et il me renvoya aimablement à un sien article publié dans les "Actes de la Recherche en sciences sociales" à ce sujet. Mais finalement je ne suivis pas le conseil de Bourdieu de m'inscrire en DESS de sociologie à Sciences Po et entrai dans une autre grande école dont je tairai le nom ici; Je me suis à nouveau rapproché du bourdieusisme vers 1998, au début de ma carrière  professionnelle, et arrêtai en 2001 en concertation téléphonique et épistolaire avec Bourdieu le sujet de ma thèse que je fis dans son labo (le CSE) de 2001 à 2006.

Voilà pour le contexte.

Les éléments qui m'ont éloigné du bourdieusisme.

1) La guerre de Yougoslavie (je le raconte dans "10 ans sur la planète résistante") - la question pour moi fut la suivante : une pensée qui empêche de réfléchir sur l'Etat, la souveraineté des nations, l'impérialisme, la guerre, au point de conduire son auteur à signer un texte aussi inapproprié que l' "Appel pour une paix juste et durable dans les Balkans" au début de la guerre contre la Serbie, est-elle une pensée pertinente ? Bien sûr Bourdieu a ensuite approuvé des textes que je lui envoyai (notamment mes comptes rendus de voyage à Belgrade) et signé l'Appel de Bruxelles en 2000 qui fut un très bon texte, mais rien n'est vraiment sorti de sa plume ni de celles de sa mouvance pour analyser correctement ce tournant essentiel de l'histoire de l'Europe. Il est d'ailleurs intéressant de constater que les bien-pensants bourdieusiens d'Agone n'aient pas repris l'Appel de Bruxelles dans le recueil des pétitions importantes signées par leur maître qu'ils ont publié dans les années 2000.

2) La rencontre des chomskyens en 1999-2000 (ceux que j'appelle Boris et le Scientifique belge dans mon livre). J'ai détaillé dans le Cahier de l'Herne sur Chomsky (dans un chapitre consacré à Bourdieu et Chomsky)  les implications épistémologiques et politiques pour moi de cette rencontre, et les raisons qui m'ont fait sur ces deux volets préférer Chomsky à Bourdieu.

3) Mes travaux en sociologie du corps. J'ai commencé un DEA tard, à 30 ans, en 2000, alors que j'avais déjà un statut social confortable. Je travaillai (juste cette année là - et je n'ai repris ce travail ensuite qu'après ma thèse) sur un sujet qui n'intéressait guère les bourdieusiens. Donc je l'ai fait à Paris 5 avec des bourdieusiens dissidents, ce qui m'a sensibilisé à d'autres aspects de la sociologie (le weberisme notamment) dont Bourdieu prétendait injustement "capter" tout l'héritage. En outre, j'explorais aussi dans le cadre de cette étude la psychologie évolutionniste américaine que l'on commençait à peine à étudier en France et qui faisait vieillir d'un coup tous les présupposés structuralistes du bourdieusisme (même si je ne suis ps un inconditionnel de toute la psychologie évolutionniste). 

4) Les travaux du jeune anthropologue anarchiste David Graeber sur le don, qu'il faudrait traduire en français, et qui sont une porte de sortie hors de la "sociologie de l'intérêt" à laquelle se rattache le bourdieusisme.

Voilà, pour faire court, dans un format adapté à ce blog, les raisons de ma prise de distance à l'égard de Bourdieu.  Je pense aujourd'hui que les profs de Sciences po qui raillaient les côtés "bourdivins" de sa sociologie propre à "plaire aux jeunes esprits naïfs" n'avaient pas tout à fait tort, car il y avait dans sa tournure d'esprit une façon quasi-religieuse d'enchanter les concepts, et les mettre en système, avec une manière proprement épiscopale d'écarter les objections, bref quelque chose qui n'est pas digne d'un bon débat rationnel (et ce vice est hélas commun à toute la pensée française, aux gens de sa génération, toute cette façon "postmoderne" de penser, et qui remonte peut-être au "Jazz Age" de la philosophie que Stove situe dans les années 1920). En même temps c'est peut-être à ce prix que les paradoxes de la domination (pour les dominants et les dominés) ont reçu un statut académique, ont été jugés dignes de débat chez les lettrés et les savants (même si ce n'est pas toujours dans les termes qu'il faudrait, et même si c'est souvent sur un mode obsessionnel et monomaniaque, comme beaucoup de discussions universitaires).

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L
<br /> Bonjour, je vous remercie pour votre réponse. À l'évidence, vous savez beaucoup de choses sur le sujet et ça aide beaucoup à se faire une idée de la position de Bourdieu sur le relativisme. Ces<br /> débats ne sont pas datés à mon avis. Ils ont juste été mis de côté par lassitude de cette guerre sur les sciences. Les problèmes soulevés, eux, restent.<br /> <br /> <br /> Merci.<br />
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F
<br /> <br /> Bonjour, vous avez raison, mais ces débats (qui ont été très vifs à l'époque du postmodernisme triomphant dans les années 1990) s'effacent quand même à mesure que Bourdieu et les vestiges du<br /> structuralisme disparaissent de nos horizons. Si vous avez besoin d'éléments complémentaires n'hésitez pas !<br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> Bonjour,<br /> <br /> <br /> Je m'interroge aussi sur ce que pensait Bourdieu sur la question du relativisme (je trouve une contradiction sur ce point mais je ne connais pas assez pour avoir une opinion claire). Pouvez-vous<br /> m'indiquer l'article dont vous parlez ?<br />
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F
<br /> <br /> Bonjour, je ne sais pas trop comment vous "indiquer " mon article sur Chomsky et Bourdieu autrement que par le lien que j'ai mentionné. Il figure dans le Cahier de l'Herne sur Chomsky. Bourdieu<br /> était un homme des années 50-60 très infuencé par le structuralisme, qui est une approche épistémique qui juxtapose des systèmes signifiants sans donner des critères de validité quant à a vérité<br /> objective des énoncés. Par ailleurs il était constructiviste et se réclamait du néo-kantisme de Cassirer. Dans les années 90, Tooby et Cosmides ont fait une critique intéressante du néo-kantisme<br /> dans les sciences sociales, notamment chez Durkheim. Je vous renvoie à mon article à ce sujet. Et, pour finir, une anecdote. Peu avant sa mort Bourdieu a écrit un bouquin de sociologie de<br /> sciences, où il définissait a vérité sur un mode constructiviste et au fond relativiste comme une sorte de terrain d'entente entre acteurs sociaux soumis à des logiques de concurrence et de<br /> critique optimale. Il pensait, ce faisant, à la fois défendre la vérité contre les relativistes, et défendre le constructivisme contre les réalistes objectivistes. C'était sa réponse à la montée<br /> en puissance du courant chomskyen qui en Europe parlait par la voix de Bricmont (auteur des "Impostures intellectuelles" et de Bouveresse notamment et qui se trouvaient être de alliés précieux<br /> pour lui au sein du "mouvement social" altermondialiste. Il se trouve que j'étais à l'époque à a fois en contact épistolaire avec Bourdieu et ami de Bricmont (le fameux préfacier de l'Atlas<br /> alternatif qui n'a jamais défendu ce livre), et mes échanges avec ce dernier ont sans doute contribué à le rapprocher du premier (à l'époque Bricmont plaçit les sciences sociales aussi bas que<br /> l'alchimie dans son estime). Bourdieu a fait relire son livre à Bricmont avant de le publier, mais ce dernier ne l'a pas aimé et le trouvait relativiste. Il me fit remarquer plusieurs fois que<br /> Bourdieu, prisonnier notamment de la théorie de Kuhn sur les paradigmes, ne parvenait pas à penser l'interaction entre le savant et l'objet matériel, interaction qui fonde les progrès des<br /> sciences dans l'espace de l'expérience, et les progrès du genre homo tout court depuis l'australopithèque. Quand j'évoque ces histoire d'il y a onze ans j'ai l'air d'un grand père qui raconte<br /> 14-18 aux enfants. Pour le aspects géopolitiques de la relation Bourdieu-Bricmont ont peut aussi se reporter à mon "Douze ans chez les 'résistants'" publié chez Edilivres après que les connards<br /> d'éditeurs altrnatifs l'aient refusé.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Et bien voilà, il suffisait de demander! Merci pour cette réponse rapide. Je vais devoir y réflechir pour l'apprécier. Et lire bcp aussi. Je ne savais pas que Chomsky et Bourdieu étaient antinomiques. On ne peut pas être Chomskyen et Bourdieusien? Peut-on reprocher à Bourdieu de ne pas permettre de penser les relations internationales de manière satisfaisante. Ne faudrait-il pas alors reprocher à Chomsky  de ne pas permettre de penser des problèmes plus "micro-sosciaux". Mais bon, je l'ai déjà dit, je connais tout ça très mal.
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F
<br /> Jetez un coup d'oeil à mon article dans le Cahier de l'Herne (http://www.amazon.fr/Chomsky-Jean-Bricmont/dp/285197145X/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1195827460&sr=1-1).<br /> Je suis assez daccord pour dire que Chomsky est un peu léger pour les problèmes "micro-sociaux", ce à quoi les chomskyens ont tendance à me répondre qu'au moins Chomsky est prudent et rigoureux, et<br /> connaît les limites de la science en matière de comportements humains. Les bourdieusiens sont aujourd'hui très élogieux à l'égard de Chomsky, mais il y a aussi peu de points communs entre les deux<br /> oeuvres qu'entre un éléphant et un rhinocéros. Le rhinocéros et l'éléphant sont deux énormes bêtes herbivores qui peuvent mettre en déroute des chasseurs armés de lances quand ils sont<br /> énervés, ça leur fait deux points communs qui toutefois ne leur permet pas de s'accoupler. Le chomskisme et le bourdieusisme sont deux doctrines anarchisantes de gauche plutôt<br /> anti-impérialistes qui peuvent nuire au néo-libéralisme (et au pouvoir des médias), mais on ne peut les accoupler non plus. <br /> <br /> <br />
J
Bonjour Monsieur,<br /> une précision concernant la traduction d'un livre de David GRAEBER en français. Il a pour titre "Pour une anthropologie anarchiste", traduit de l'anglais par Karine PESCHARD et se trouve aux éditions LUX, collection "Instinct de liberté", dépot légal 2204, traduction 2006.<br /> Il est disponible actuellement:<br /> http://www.amazon.fr/Pour-anthropologie-anarchiste-David-Graeber/dp/2895960372/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1239874382&sr=1-1<br /> ainsi que le site de l'éditeur : http://www.luxediteur.com/lux/instinctdeliberte/pouruneanthropologieanarchiste/<br /> <br /> Merci pour votre blog.<br /> Bien à vous.
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F
<br /> Merci pour cette précision ! Je ne pensais pas à cet ouvrage mais à Toward an anthropological theory of value: the false coin of our own dreams. Mais il est déjà bien que l'autre soit<br /> traduit<br /> <br /> <br />