Pourquoi j'ai cessé d'être bourdieusien
Les lecteurs de ce blog sont fort aimables je dois dire, je reçois plus de fleurs que d'insultes et ceux qui daignent laisser des commentaires le font souvent dans un esprit constructif. JD hier dans son commentaire estimait utile (au moins utile pour lui, peut-être pour moi aussi, et donc, quand une chose est utile à deux personnes, elle peut l'être à quinze) que je précise pourquoi j'ai cessé d'être bourdieusien. Ce genre de sujet pour être traité correctement doit l'être dans la forme livresque, et donc je le réserve pour une publication ultérieure.
Mais le blog permettant d'user d'un ton expérimental et personnel, je me contenterai ici d'expliciter les trois ou quatre étapes de mon itinéraire qui m'ont éloigné de Bourdieu, mais il me faut d'abord préciser dans quelles conditions je m'en suis rapproché. Et je livre, en forme de clin d'oeil, au bas de cet article une petite vidéo d'un message que m'a laissé Bourdieu en mai 2001 (un message parmi beaucoup d'autres).
Bourdieu au départ n'incarnait rien de positif à mes yeux parce qu'il n'était pas apprécié des philosophes. Je ne sais pourquoi, en 1990, mon ex prof de philo de terminale que j'avais revu aux vacances m'avait dit avec une sorte d'ironie : "Vous êtes plutôt du côté de Bourdieu non ?" et j'avais rejeté l'accusation avec véhémence. D'une manière générale, les philosophes n'aimaient pas les sciences humaines. Même lorsqu'on n'était pas spécialement heideggerien, on avait le sentiment que les sciences humaines (comme les sciences de la nature) décrivaient des choses très triviales : des mécanismes de causalité un peu stupides, un peu artificiels qui imposent a priori des articulations entre des phénomènes aléatoires. Les sciences humaines traitaient de l'étant, tandis que la philosophie traitait de l'Etre . D'une manière générale, notre commerce intime avec l'Etre justifiait notre supériorité sur tout, notre dédain à l'égard de tout... même et surtout à l'égard de nos souffrances intimes.
Le hasard m'a conduit à rencontrer Bourdieu en personne en 1990 au début des opérations américaines dans le Golfe arabo-persique. Un entrepreneur béarnais voulait me présenter un sien ami d'enfance "prof d'université" (je croyais que c'était un prof de Toulouse) pendant les vacances d'été. Cet ami était prêt à nous accueillir dans sa maison familiale à Lasseube. Seulement quelques jours avant la rencontre j'appris que cet ami se nommait Pierre Bourdieu. Paniqué, moi qui n'avais jamais rien lu de lui je lus "Ce que parler veut dire" que l'entrepreneur avait chez lui. C'est une chance d'ailleurs que ce fût ce livre précisément et non un autre L'attaque sociologique du langage qui fondait mon engouement philosophique était peut-être un des meilleurs moyens de déstabiliser ma croyance. Lors de notre rencontre je parlai à Bourdieu de ma déception face à l'ennui des cours de la Sorbonne. Bourdieu répondit qu'en effet la faculté de philosophie "baignait dans le ronron" académique. Lui me conseillait de faire de la sociologie. Il était clair à ses yeux que les jeunes agrégés dans les lycées ne parvenaient pas à faire de la véritable philosophie, faute de temps. Au contraire, en me consacrant aux sciences sociales, je redécouvrirais des questions que les philosophes ne se posent plus.
Dans les années qui suivirent, je lus "Homo academicus", "La Noblesse d'Etat", "La Distinction", qui parlaient à mon expérience de fils d'ouvrier devenu étudiant à Sciences Po. J'explorai aussi l'ouvrage de Bourdieu sur Heidegger qui me laissa des impressions très mitigées, et je suivis le cours de Bourdieu au Collège de France chaque semaine. Je me payai même le luxe d'envoyer une carte au sociologue l’interrogeant sur son rapport au relativisme et il me renvoya aimablement à un sien article publié dans les "Actes de la Recherche en sciences sociales" à ce sujet. Mais finalement je ne suivis pas le conseil de Bourdieu de m'inscrire en DESS de sociologie à Sciences Po et entrai dans une autre grande école dont je tairai le nom ici; Je me suis à nouveau rapproché du bourdieusisme vers 1998, au début de ma carrière professionnelle, et arrêtai en 2001 en concertation téléphonique et épistolaire avec Bourdieu le sujet de ma thèse que je fis dans son labo (le CSE) de 2001 à 2006.
Voilà pour le contexte.
Les éléments qui m'ont éloigné du bourdieusisme.
1) La guerre de Yougoslavie (je le raconte dans "10 ans sur la planète résistante") - la question pour moi fut la suivante : une pensée qui empêche de réfléchir sur l'Etat, la souveraineté des nations, l'impérialisme, la guerre, au point de conduire son auteur à signer un texte aussi inapproprié que l' "Appel pour une paix juste et durable dans les Balkans" au début de la guerre contre la Serbie, est-elle une pensée pertinente ? Bien sûr Bourdieu a ensuite approuvé des textes que je lui envoyai (notamment mes comptes rendus de voyage à Belgrade) et signé l'Appel de Bruxelles en 2000 qui fut un très bon texte, mais rien n'est vraiment sorti de sa plume ni de celles de sa mouvance pour analyser correctement ce tournant essentiel de l'histoire de l'Europe. Il est d'ailleurs intéressant de constater que les bien-pensants bourdieusiens d'Agone n'aient pas repris l'Appel de Bruxelles dans le recueil des pétitions importantes signées par leur maître qu'ils ont publié dans les années 2000.
2) La rencontre des chomskyens en 1999-2000 (ceux que j'appelle Boris et le Scientifique belge dans mon livre). J'ai détaillé dans le Cahier de l'Herne sur Chomsky (dans un chapitre consacré à Bourdieu et Chomsky) les implications épistémologiques et politiques pour moi de cette rencontre, et les raisons qui m'ont fait sur ces deux volets préférer Chomsky à Bourdieu.
3) Mes travaux en sociologie du corps. J'ai commencé un DEA tard, à 30 ans, en 2000, alors que j'avais déjà un statut social confortable. Je travaillai (juste cette année là - et je n'ai repris ce travail ensuite qu'après ma thèse) sur un sujet qui n'intéressait guère les bourdieusiens. Donc je l'ai fait à Paris 5 avec des bourdieusiens dissidents, ce qui m'a sensibilisé à d'autres aspects de la sociologie (le weberisme notamment) dont Bourdieu prétendait injustement "capter" tout l'héritage. En outre, j'explorais aussi dans le cadre de cette étude la psychologie évolutionniste américaine que l'on commençait à peine à étudier en France et qui faisait vieillir d'un coup tous les présupposés structuralistes du bourdieusisme (même si je ne suis ps un inconditionnel de toute la psychologie évolutionniste).
4) Les travaux du jeune anthropologue anarchiste David Graeber sur le don, qu'il faudrait traduire en français, et qui sont une porte de sortie hors de la "sociologie de l'intérêt" à laquelle se rattache le bourdieusisme.
Voilà, pour faire court, dans un format adapté à ce blog, les raisons de ma prise de distance à l'égard de Bourdieu. Je pense aujourd'hui que les profs de Sciences po qui raillaient les côtés "bourdivins" de sa sociologie propre à "plaire aux jeunes esprits naïfs" n'avaient pas tout à fait tort, car il y avait dans sa tournure d'esprit une façon quasi-religieuse d'enchanter les concepts, et les mettre en système, avec une manière proprement épiscopale d'écarter les objections, bref quelque chose qui n'est pas digne d'un bon débat rationnel (et ce vice est hélas commun à toute la pensée française, aux gens de sa génération, toute cette façon "postmoderne" de penser, et qui remonte peut-être au "Jazz Age" de la philosophie que Stove situe dans les années 1920). En même temps c'est peut-être à ce prix que les paradoxes de la domination (pour les dominants et les dominés) ont reçu un statut académique, ont été jugés dignes de débat chez les lettrés et les savants (même si ce n'est pas toujours dans les termes qu'il faudrait, et même si c'est souvent sur un mode obsessionnel et monomaniaque, comme beaucoup de discussions universitaires).
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