Béarn d'hier, Béarn d'aujourd'hui
14 Mai 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Béarn
Mais c'est sans doute parce que, comme en amour, j'ai toujours placé la barre de l'attachement à la région d'enfance trop haut. J'accorde trop de prix à ce qui devrait en avoir moins. Mais cela peut-il n'en avoir pas du tout ? L'être humain, animal territorial, peut-il complètement oublier les lieux de son enfance ? Certains voient dans le déracinement complet, l'éloge du nomadisme, une utopie néo-libérale (elle fut aussi socialiste naguère). En même temps n'étions-nous pas tous nomades - donc ignorants des lieux de l'enfance - au paléolithique ? L'attachement aux lieux d'origine ne font-ils pas partie de cette malédiction de la sédentarisation et du néolithique qu'évoquait Timothy Taylor il y a dix ans ?
Le Béarn, la province "particulièrement particulière" dont parlait Bourdieu, se prête beaucoup à sa fétichisation. Beaucoup de ses habitants s'y adonnent. Parce qu'il fut la "petite Genève", le petit coin protestant des Pyrénées, et la "vicomté" presque autonome, jamais conquise, seulement annexée en 1620 par un acte juridique. Les béarnais ont du mal à se saisir comme autre chose que béarnais. Ils ne peuvent pas être "aquitains", "gascons", on ne peut pas les fondre dans des ensembles plus généraux. C'est très étrange. Les particularismes si profonds à si petite échelle sont rares en France.
Ce système fétichiste peut être assez dangereux. Les gens peuvent du coup être stérilisés par leur attachement à leur lieu, la satisfaction béate d'être en lui, de jouir de lui, à longueur de semaines, avec ces expressions sans cesse répétées "c'est quand même une belle région", "on y est bien", "c'est la belle vie ici". Le fascisme du localisme.
Un fascisme absorbant. Mon ami Laurent me transmettait hier une invitation de l'Ostau bearnés de Pau intitulé : "Los Americans que s'interèssan au bearnés !" (les Américains s'intéressent au béarnais). L'annonce parlait d'une étudiante californienne, Nicole Marcus, qui fait sa thèse sur les énonciatifs gascons. En fait cette linguiste s'intéressait au dialecte gascon, mais les palois avaient tôt fait de réduire sa recherche au seul sous-ensemble du Béarn.
Une autre amie, Myriam, m'a transmis une vidéo d'un groupe très connu là-bas. Mais pas béarnais. Béarnais à 33 %, bigourdan à 66. Comme ils sont largement tarbais, leur vision du Sud-ouest est un peu plus "élargie". Ces visions de la cartographie béarnaise, gasconne, occitane sont l'enjeu de luttes savantes ou demi-savantes, chez les occitanistes en particulier. Le langage de ce groupe, "Sangria gratuite", est celui de la jeunesse de cette région. La festivité, la latinité festive. Je suis frappé par les emprunts à l'Espagne. L'entrée de ce pays dans le marché commun européen dans les années 1980 a eu beaucoup d'effets sur la culture populaire gasconne. Les bodegas, les corridas se sont multipliées, et la sangria a coulé à flot. On peut parler d'une hispanisation du Sud-Ouest qui, à ma connaissance, n'a pas été étudiée par les chercheurs, et qui n'a pas son symétrique outre-Pyrénées (l'Aragon ne s'est pas converti au magret de canard ni au jurançon, que je sache).
Cette hispanisation et la culture de la fête (comme le culte du sport, des randonnées, de la chasse) sont devenues le creuset du vivre-ensemble des gens de ma génération et ce qu'ils lèguent à leurs enfants. Ayant quitté la région en 1988, je suis, moi, resté sur une autre culture béarnaise, peut-être un peu plus austère, un peu moins easy life, où le travail occupait une plus grande place, une culture - celle de mes parents, de mes aïeux - moins ouverte vers l'ailleurs aussi en un sens (ou ouverte sur d'autres ailleurs, la religion par exemple, l'idéal républicain, pas plus irréels qu'Internet ou que les destinations préformatées par une modernité stéréotypée). Il est étrange de confronter ce qu'était une région avec ce qu'elle est devenue. Je ressens cela aussi quand je compare le Paris de mes 18 ans à celui d'aujourd'hui : le Paris arrogant, agressif, rigide, de l'époque où Chirac était maire, qui ressemble d'ailleurs à celui qui réserve l'accueil détestable aux Kabyles dans les années 60 décrit par Laura Mouzaia dans La fille du berger, et le Paris de Delanoë, celui des bicyclettes et des bobos, un peu moins figé, un peu plus avenant - mais toujours aussi superficiel. Qu'est-ce qui fait que l'ethos collectif évolue ainsi d'une époque à l'autre ?
Cet après-midi je regardais une émission sur le jardinage. Moi qui ai grandi dans le jardin de mon grand-père, je ne reconnais plus ces jardins d'ouvriers paysans qu'il y avait dans chaque maison de l'agglomération de Pau. Jardins soumis à la nécessité vivrière, potagers qui côtoyaient les poulaillers remplis aux coqs bruyants et les charmants clapiers aux lapins langoureux. Combien faut-il aujourd'hui de dérogations préfectorales pour avoir le droit d'élever un coq ? L'émission parlait du jardin "lieu de convivialité" (oh l'horrible mot qui fait signe vers le bonheur et la gentillesse obligatoires !), de phobie du chimique, de plantations bio. Toute une logomachie marquée par l'esprit du loisir, mais aussi par celui de la norme... L'obligation de la bonne santé, l'obligation de la réalisation de soi. Le Béarn de "Sangria gratuite" n'a-t-il pas un peu basculé là-dedans aussi sous l'empire des médias et de la société de consommation ? Son hédonisme consensuel ne tient-il pas un peu quand même du positionnement marketing, de la spécialisation ricardienne dans le grand marché mondialisé - "nous c'est le bonheur sangria qu'on sait faire" ? Allez savoir.
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