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Le blog de Frédéric Delorca

Mols oreillers

16 Mai 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Ecrire pour qui pour quoi

Ma vie psychologique était mille fois plus confortable il y a 20 ans qu'aujourd'hui, et ce notamment parce que je cultivais alors trois croyances toutes plus futiles et plus puériles les unes que les autres, mais qui avaient encore droit de cité dans la France de l'époque.

1) Je croyais en la Providence. Je n'avais plus le mauvais goût de croire au Dieu chrétien et en ses Evangiles, mais en la Providence oui, une force, quelque chose, qui se préoccupait de l'humanité et de ma propre vie, qui ne me laisserait pas crever de la manière la plus sordide et la plus absurde. Croyance d'enfant gâté habitué à ce qu'un regard bienveillant soit posé sur lui depuis la naissance. Avec ce genre de croyance, on est loin de penser que notre espèce est animale "comme les autres" évidemment, et l'on fait confiance à l'avenir, quelles que soient les difficultés du moment.

2) Je croyais en la Femme. C'est à dire en la transcendance du sexe opposé, ou du moins de certaines de ses composantes. Je croyais que quelqu'une quelque part pouvait réunir en elle toutes ces qualités idéales qu'on nous avait conditionnés, nous autres mâles, depuis l'enfance, à grand coups de films hollywoodiens, à prêter aux êtres femelles. Qualités idéales bien typées, sans doute pas aussi "passives" que ne l'ont dénoncé les féministes, mais susceptibles, certainement, d'enfermer les personnes réelles. Sans doute fallait-il bien qu'un jour cet idéal fût renversé, mais à l'époque il transformait l'itinéraire des jeunes gens ambitieux en une quête onirique du Graal.

3) Je croyais au Génie, et aux Oeuvres culturelles. Une croyance sans doute dérivée de l'imaginaire scolaire. Je pensais qu'un bon Livre, un grand Livre, valait toutes les existences, et qu'un tel livre s'il venait à être produit s'imposerait de lui-même comme une Lumière, veritas index sui. Qu'un tel livre s'écrivait par la magie du Génie, et que le Génie, partiellement inné, se travaillait et se perfectionnait dans l'écriture. Voilà pourquoi je pouvais passer des soirées d'été à écrire un roman et d'autres choses plutôt qu'à tenter d'exister autrement (par exemple en me faisant des amis). Et j'étais certain qu'en produisant un grand Livre, un jour, j'aurais ma revanche sur les abrutis que j'avais dû supporter pendant des années.

Si j'avais gardé cette dernière croyance, je ne supporterais tout simplement pas maintenant les imbéciles qui, en particulier dans mon milieu professionnel, à longueur d'année me détournent de l'écriture de mes essais et de mes romans, et surtout, j'en voudrais à mort à tous ceux qui par leur négligence, leur indifférence, ou leur hostilité, m'empêchent d'accéder à une reconnaissance sociale par laquelle je pourrais plus aisément trouver le temps et la force d'écrire. Car ils sont légions en ce moment, par leurs actions ou par leur inaction, à me contraindre à reporter indéfiniment mon travail sur des livres que j'ai commencé à écrire il y a un an, il y a cinq ans. Mais aujourd'hui je suis bien loin de penser pouvoir tenir ces gens à distance, ni même avoir le droit d'espérer prendre une revanche un jour sur eux, car je sais que les livres, tous, même les meilleurs, ne valent presque rien dans le monde actuel, et que les oeuvres sont vouées, même si elles sont bonnes (ce que ne sont pas encore les miennes), à ne plus éblouir personne.

C'est ainsi qu'en vingt ans cette mythologie qui avait sa place partout, naguère, chez les esprits lettrés a été évincée de son piédestal et qu'il m'a fallu, qu'il nous a fallu (car je me souviens d'amis qui la partageaient peu ou prou) apprendre à vivre sans elle, à vivre dans l'ombre, dans la froidure, loin de toute la chaleur qu'elle nous procurait. Certains disent qu'en perdant cela notre époque s'est enfoncée dans la barbarie, d'autres qu'elle s'est libérée et a acquis une vision plus noble du combat : un combat sans filet, et sans récompense à attendre. Je ne sais. Le prix du deuil fut élevé. C'est ma seule certitude.

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