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Le blog de Frédéric Delorca

Anatole France et l'idéal esthétique

7 Avril 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1910 à 1935 - Auteurs et personnalités

 

035--1995--14.1.95-6.9.95--083.jpgAnatole France fait partie de ces auteurs qu'il est difficile de lire aujourd'hui parce qu'ils ont baigné dans un idéal littéraire qui n'est plus le nôtre. De ce point de vue il ressemble à Romain Rolland. Sauf que Romain Rolland fut plus à gauche toute sa vie durant. France, lui, ne devint socialiste que progressivement, et finit à proximité du Parti communiste mais sans se rendre en Russie ni aller trop loin dans le soutien à Moscou (au Congrès de Tours il n'avait pas voulu choisir entre SFIO et SFIC).

 

Il existe un vieux bouquin de Nicolas Ségur, "Dernières conversations avec Anatole France" qui fut publié chez Eugène Fasquelle éditeurs en 1927.

 

Difficile de savoir dans quelle mesure Nicolas Ségur, qui prétend avoir pris en note les propos du maître le soir-même après chaque conversation est fidèle au mot près à la pensée qu'il reconstitue, et ce que valent les propos oraux. Mais il est possible que certaines phrases comme celle-ci soit authentique : "Un idéal et une religion, la réalisation d'une vraie république et d'un vrai christianisme - voilà ce que sera, ce que sera le socialisme" (p. 80). Une phrase qui fait penser aux sandinistes et à Chavez aujourd'hui même s'ils n'eussent pas parlé de République (*).Ou encore celle-ci : "Notre [science] physique agonisait, commençait à sentir le cadavre. On prévoyait, on avait besoin d'Einstein. Et le Mesise est venu" (p. 103). Mélange de scientisme, de catholicime, de marxisme et de spinozisme spiritualisé qu'on trouvait aussi chez Romain Rolland.

 

Mais je suis surtout intrigué par le chapitre intitulé "Le cinéma et les Américains" (deux thèmes très liés entre eux à l'époque, les USA venant d'introduire en Europe la société de spectacle de masse) et particulièrement un phassage (p. 136) : "Les Américains sont des fils éloignés de l'Angleterre, de l'Espagne et de la France. Ils ont des atavismes et ce ne sont pas les grands hommes que je leur marchande, en ce moment. Quant à l'idéal qu'à juste titre vous leur accordez, il est d'ordre moral et psychique. Mais il ne s'agit ici que de l'idéal esthétique, et de cette beauté que crée et façonne lentement la culture. Je crois qu'ils en manquent."

 

A la page précédente France avait évoqué l'absence d'idéal des Américains. Ségur avait objecté Poe, Hawthorne et Whitman, puis France tout en admettant qu'il connaissait mal le sujet (sic) avait corrigé le tir en se plaçant sur le terrain de l'esthétique pure. Aujourd'hui on s'agacerait sans doute d'une telle prétention à parler d'une culture quelconque sans même en connaître les principaux écrivains, et cette façon ensuite de se replier derrière des considérations vagues sur l'esthétique, thème qui, par excellence interdit toute discussion (puisque "des goûts et des couleurs..."). Il y a sans doute chez France un anti-américanisme très sommaire que partageaient la plupart de ses contemporains (sauf bizarrement certains esprits comme Georges Clemenceau qui avaient fait l'effort de franchir l'Atlantique plus d'une fois). Mais peut-être à un autre niveau y a-t-il quand même quelque chose de juste dans le propos de France qui décrit un peu plus loin le côté enfantin des soldats américains qu'il a vu débarquer en France en 1917 ou encore quand remarque ceci à propos des Etats-Unis (p. 137) : "Ils jugent digne d'apothéose des acteurs de cinéma les acteurs de cinéma et il les traitent comme jamais, hélas ! on n'a traité Homère, Michel-Ange, Shakespeare, ou même Talma. C'est naïf mais c'est charmant. Les peuple crédules et qu'on berne par les images tiennent l'avenir."

 

Surtout je trouve quelque chose de potentiellement puissant dans cette manière de détacher l'idéal moral de l'idéal esthétique (ce qui ne signifie pas forcément pour autant que l'on verse dans l'art pour l'art, même si dans sa jeunesse France avait été sur cette ligne là). Qu'il n'y ait pas d'éthique viable sans esthétique est une idée que notre époque a beaucoup de mal à concevoir et qui allait davantage de soi dans l'élite du début du XXe siècle.

 

France, comme Max Weber ou Musil, est le témoin d'une époque désenchantée. "Nous avons appris que l'Amour, au point de vue philosophique est une ruse de la nature qui veut nous forcer à procréer (...) Nous avons découvert que tout est mensonge, tout et illusion, et, dès lors, la vie est devenue mortellement ennuyeuse" (p. 149). Il dénonce l'emprise des médias, le règne de l'argent et de people : "Autrefois (...) c'étaient la vertu, la gloire, qui excitaient l'envie, la jalousie. Aujourd'hui, modistes et ménagères sont empêchées de dormir par les lauriers de boursiers heureux et des courtisanes qui se marient avec des princes. Tant l'auréole louche de la célébrité, créée par les journaux, magnétise tous les yeux" (p. 164) "Tandis que Pathé détrône Racine, le Petit Parisien ou les Lectures pour tous tiennent lieu de Montaigne et de Voltaire, et, si nous n'avons pas encore une femme électrique fabriquée par Edisson comme l'avait imaginé Villiers de l'Isle Adam, nous avons substitué aux Neuf Muses divines des muses mécaniques" (p. 167) (il faudrait faire un historique de cet idéal de femme-machine-virtuelle que nous avons réalisée avec Lara Croft et qui naîtra peut-être dans le réel sous forme d'androïde un jour).

 

Cette crainte du pouvoir des médias, pousse même France à trouver plus libre l'époque du Second Empire : "L'époque de Renan était différente de la nôtre. on pouvait encore écrire, penser, on pouvait aimer son pays comme on voulait**. C'était l'Empire, mais comparativement, c'était la liberté quand même. Il y avait surtout un niveau intellectuel moins corrompu par les journaux, et on sentait encore la présence de grands hommes" (p. 18).

 

C'est donc sous ce ciel mélancolique que France cultive une sorte de nostalgie pour l'élégance esthétique d'antan, tout en misant politiquement sur le socialisme pour ne pas s'enliser dans le passéisme. Mais ce faisant, c'est quand même un grand basculement dans l'inconnu qu'il propose, comme si la réconciliation avec l'avenir n'était possible qu'au prix d'une sorte de saut dans un brasier ou dans un précipice.

 

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(*) Vidéo : sermon de Chavez messe dominicale avril 2012

 

 

(**) France fait référence au fait qu'on lui avait reproché pendant la guerre de prôner une attitude clémente de l'Allemagne en cas de victoire. Il rapproche sa situation face à la nouvelle bêtise collective nationaliste d'une anecdote survenue à Leibnitz où celui-ci, sur un bâteau pris dans la tempête sur l'Adriatique ,dut sortir un chapelet et "l'égrener , tout en répétant liturgiquement des calculs en guise de prière" pour apaiser les passagers italiens, lesquels soupçonnaient le philosophe taciturne vêtu de noir d'être un hérétique qui avait attiré la bourrasque et complotaient dans leur langue de le balancer par dessus bord.

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