André Malraux sur le Front populaire
22 Septembre 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #La gauche
Julien Gracq écrit quelque part que notre époque se nourrit des miettes des grands écrivains telles que leurs journaux ou leur correspondance. C'est particulièrement vrai en ce qui me concerne, peut-être parce que je n'ai jamais été très friand de romans. Concernant Malraux par exemple, j'aime bien ses carnets, les notes qu'il a prises à la hâte. Ils sont toujours trop courts, on les lit en une heure, mais on y trouve toujours des détails croustillants sur une époque, une situation, et qui permettent de voir beaucoup plus loin que la fadeur de l'histoire officielle. C'était le cas de ses carnets sur un voyage en URSS publiés récemment qui étaient très éloquents sur la religiosité des membres du PC soviétique et sur la difficulté d'instruire un peuple encore si rural et arriéré en 1934.
Je lis aujourd'hui ses cahiers des deux années suivantes, sur le Front populaire. J'y trouve des pépites : une description du discours de Blum à la chambre (que je ne puis reproduire ici car elle est trop longue) pour faire adopter le résultat des accords Matignon par exemple. Cela vaut le récit par Romain Rolland des discours arrosés de vin de Jaurès 35 ans plus tôt. On y perçoit cette grand fragilité physique de Blum, physique et peut-être aussi morale.
Il y a ce milieu des radicaux (centre gauche) un peu délétère. Malraux cite Emmanuel Berl, journaliste de leur mouvance : "Suzanne Schreiber est inouïe ! Elle tient des discours qui inquiètent Potemkine (l'ambassadeur de Russie) parce qu'on est toujours dans l'impossibilité, quand Suzanne parle, de supposer qu'elle ne répète pas ce qu'elle a entendu, mais ce n'est pas une raison, parce qu'elle s'est fait baiser par tout le comité directeur du parti radical pour que ce qu'elle dit ait le moindre sérieux ! Et si elle s'est fait engueuler le matin par Herriot parce qu'elle est idiote, elle dira l'après-midi n'importe quoi pour l'embêter. Et plus question de la faire taire. Pensez que le 6 février, Daladier avait pris, pour qu'elle lui foute la paix, des mesures policières : il l'a retrouvée dans sa chambre, entre le lit et la table de nuit... Alors, il a déclaré forfait..." (p. 74).
Juste avant, Malraux rapportait que cette sénatrice radicale, Mme Schreiber (dont la descendance fut une dynastie journalistique célèbre en France) se répandait en avertissements (p. 74) auprès de l'ambassade de Russie, avertissements selon lesquels le France alllait bientôt rompre avec Moscou. Quelle folie quand on songe que Malraux notait que selon l'écrivain Ilya Ehrenbourg : "En cas d'attaque hitlérienne sur la France ou la Tchécoslovaquie, l'armée rouge est prête à mobiliser, et Staline à donner immédiatement à l'aviation soviétique l'ordre de bombarder les villes allemandes" (p. 79). On est en plein Annie Lacroix-Riz.
Et puis il y a ce peuple français, brouillon, désordonné, dont les grèves spontanées à la fois sauvent le Front populaire (car ainsi Blum apparaît comme un pis-aller aux yeux de la bourgeoisie apeurée), mais aussi menacent de l'anéantir dans leur incohérence. Léo Lagrange le ministre de la jeunesse et des sports du Front populaire.observe (p. 50) "J'ai vu hier Ramette (membre du bureau politiquedu PCF), très inquiet de certaines revendications des grévistes, nettement hitlériennes : Interdiction du travail des femmes mariées - Interdiction du travail des ouvriers étrangers". N'importe qui débarque dans les ministères pour n'importe quoi. Un socialiste débarque cinq fois chez Lagrange pour lui vendre 10 000 baignoires très cher (p. 65), tout étant bloqué, on est porté sur le sexe "râlage chez les conjoints des employés ou employées des magasins, l'ennui, paraît-il, poussant l'espèce humaine à la lubricité" (p. 65) Bécart, un collaborateur de Lagrange, déplore : "L'une des choses les plus graves contre nous, là où elle s'est produite, c'est la grève des employés des pompes funèbres. Qu'il faille faire appel aux pompiers pour enterrer les morts, ça, le prolétariat ne l'admet pas plus que les autres. Il y a là des citations atroces, et qui nous feront sans doute autant d'ennemis" (p. 69). Le point de vue d'Emmanuel Berl (p. 66) : "A brève échéance le péril anarchiste va commencer Il y aura des incidents, et la situation deviendra aussitôt très sérieuse. La fermeture des cafés et des restaurants exaspère les classes moyennes. On parle de la grève des concierges. Les gens n'ont pas envie de rester à la porte (...) Les partis sont débordés et le seront de plus en plus ; d'autre part Hitler prépare un coup contre la Tchécoslovaquie, l'Italie renforce ses frontières et la Yougoslavie est prête à conclure un accord avec l'Allemagne. / Je suis persuadé qu'il y a dans ces grèves de nombreux agents de l'Allemagne. / Je crois que Blum s'effondrera physiquement, avant ou après les premiers incidents, et qu'il y aura un ministère d'imagerie républicaine, de Reynaud à Cachin, ou de spécialistes, qui refera une union à la Poincaré". Léo Lagrange s'emporte : "Nous n'avons rien fait. Nous ne faisons rien. L'attaque de la banque de France dort, les mutations de l'armée attendent, parce que Blum est obligé, jour et nuit, de négocier des accords. Tas de salauds !" (Autrement dit : les grèves nous empêchent de virer les réactionnaires de la banque de France et de l'armée).
Une nuance importante aux clichés iréniques sur les grèves de 36, et quelque chose qui doit mettre en garde ceux qui idéalisent les masses (et qui d'ailleurs finissent par prôner la dictature).
Le 13 juillet 1936 on joue le Danton de Romain Rolland aux arènes de Lutèce en présence de Blum.
En fin de carnet (p. 105), cette lettre étrange de Malraux à la veuve de Léo Lagrange datée du 30 mai 1949 à propos de de Gaulle qu'il avait vu la semaine précédente: "Le Général a regardé par la fenêtre et a dit : "La dernière fois que je suis venu ici c'était pour voir un brave type qui s'appelait Lagrange (comment c'était son prénom déjà) ; c'était le seul à ce moment-là qui comprenait quelque chose et le seul qui aurait pu faire quelque chose d'utile pour la France. Naturellement c'est aussi le seul qui ait été tué" ". "Sans commentaires", conclut Malraux.
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