Ces rencontres qu'on oublie
18 Août 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Souvenirs d'enfance et de jeunesse
En relisant mon journal d'il y a 17 ans, je retrouve des traces de rencontres qui me sont sorties complètement de l'esprit et qui pourtant auraient dû me marquer.
Il y a par exemple celle-ci : Le dimanche 24 avril 1994 (j'ai 23 ans "et demi"), je suis dans le train Paris-Troyes, et je croise là, un Djiboutien, qui m'explique - d'après le récit que j'en fais trois jours plus tard, le mercredi 27 - "le double sens du Djihad : la guerre contre soi et la guerre de défense de la communauté". Mon interlocuteur me dit aussi : "L'Islam peut-être mieux assimilé par un Occidental que par un Arabe. D'ailleurs Mohammed a dit que les meilleurs Musulmans ne seraient pas Arabes". Et encore : "Le judaïsme, le christianisme et l'Islam, c'est comme trois tomes d'un même livre ; le judaïsme, c'est la première étape : Dieu révélé, mais seulement aux Hébreux, le christianisme est la deuxème : l'universalité, mais seulement dans des relations sociales avec de faibles contraintes rituelles ; l'Islam correspond à un niveau encore supérieu de développement de l'humanité parce qu'il règle précisément le rapport de l'homme à Dieu, Islam voulant dire soumission". Et enfin "Les cinq prières de la journée sont un moyen de prendre du recul par rapoort au travail, de se confier à Dieu, d'accéder à une vision nouvelle des choses. Pour l'ouvrier ça lui permet de se raffraichir le visaghe à l'eau froide. Pour le chômeur, ça rythme sa vie, ça évite la désorganisation de la journée. On doit se lever à 6 heures le matin, avec l'Islam pas besoin de neuroleptiques". J'ajoute dans mon récit : "Ce type était fils d'ambassadeur".
Aujourd'hui encore en relisant ces lignes aucune image de me vient, et c'est comme si c'était arrivé à quelqu'un d'autre (alors que je garde des souvenirs précis de trucs qui me sont arrivés à 4 ans ou à 5 ans... en 1975...). Pourtant si j'ai pris la peine de rapporter ses propos trois jours après la rencontre, c'est que le bonhomme devait avoir un certain charisme, ou qu'en tout cas ses propos m'ont apporté quelque chose.
Peut-être cette conversation a-t-elle juste laissé une empreinte inconsciente, des traces d'évidences. Par exemple je sais que pendant des années j'ai tourné dans ma tête cette idée nietzschéenne selon laquelle l'Islam était une religion virile. Peut-être est-ce l'idée qui m'est venu en écoutant ce Djiboutien et qui m'est restée.
J'ai toujours l'impression que c'est une amie algérienne qui m'a donné plus tard la meilleure image de ce qu'était l'islam, vers 2002-2003 et c'est à elle que je songe souvent quand je pense à cette religion, en partie à cause du sens très personnel qu'elle lui donnait - et aussi la lecture d'Hogson en 1998 parce que c'est le premier chercheur occidental que j'aie lu qui prenait au sérieux l'idée que l'apport civilisationnel de l'Islam au monde ait pu être réellement supérieur à celui du christianisme.
On peut penser aussi que si ni les paroles simples mais fortes de ce Djiboutien, ni son visage ne m'ont consciemment marqué, c'est parce qu'en 1994 l'Islam n'était pas central dans le débat public français. Tout un chacun pouvait mener sa petite vie sans rien en penser et donc, à peine avais-je écrit ce petit compte rendu de voyage, que ma mémoire l'a tout de suite effacé. C'est dommage dans un sens. Y penser plus m'aurait peut-être fait gagner 7 ou 8 années de prise de conscience, et m'aurait peut-être ouvert des voies d'action dont nul ne peut savoir rétrospectivement où elles m'auraient conduit. Mais à l'époque les religions ne m'intéressaient qu'à titre assez anecdotique, comme des sources de références susceptibles d' "orner" une philosophie. Et celle des musulmans, comme celle des boudhistes ou des hindous, me paraissait très éloignée de l'Occident, difficile d'accès et sans doute pensais je que les propos du Djiboutien allaient constituer le savoir le plus précis qu'il me serait donné d'acquérir à son sujet. D'ailleurs je ne me destinais nullement à l'époque à faire un doctorat de sociologie ni à m'intéresser à l'anthropologie.
Sans doute est-ce un progrès de notre époque que les Occidentaux soient maintenant obligés d'essayer de voir de temps en temps le monde à travers des yeux musulmans, ou animistes, ou même ceux des hommes qui pratiquent des sincrétismes religieux complexes (ce qui est le cas de beaucoup de peuples du Tiers-monde). Je comprends que beaucoup se soient sentis fragilisés par cette contrainte nouvelle d'universalité qui les a poussés à remettre en cause la suprématie de leur culture. Je regarde avec une sorte d'attendrissement ces nationalistes français qui, sur leurs sites, affichent le camembert, Brigitte Bardot et la Tour Eiffel comme autant de signes identitaires qu'ils sentent menacés, assiégés. Les gens qui se sentent assiégés me font toujours de la peine. Or c'est un sentiment de plus en plus répandu de nos jours. Par exemple les islamistes affichent souvent des cartes politiques de leur monde, qui montrent les bases militaires "judéo-chrétiennes" sur leur sol (en Palestine, en Arabie saoudite, en Afghanistan). Les Chinois font de même avec les bases étatsuniennes.
C'est aussi un peu lié au fait que les gens ne se parlent plus guère dans les trains, chacun ayant les yeux fixés sur son téléphone mobile, et ceux qui n'ont pas de téléphone ayant intégré que le silence est de toute façon la nouvelle règle. Je ne suis pas sûr que la dernière manoeuvre de la French American foundation cet été pour inviter des élus français "issus de la diversité" à Washington, et défendre à Paris le système étatsunien des quotas, soit trop de nature à décrisper l'ambiance sur ce volet là, mais c'est une question compliquée. Il faudrait en tout cas, beaucoup plus de Djiboutiens comme celui de 1994, et des jeunes Français plus attentifs que je ne le fus à cette époque-là. Ce genre d'échange de vues est toujours plus fécond qu'on ne le pense. Mon dialogue avec un Serbe sous les bombes 5 ans plus tard (tel que j'allais l'évoquer dans mes livres) allait largement le démontrer.
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