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Le blog de Frédéric Delorca

"Faut pas dormir"

3 Février 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Souvenirs d'enfance et de jeunesse

Quand j'avais 10 ans, en 1980, sur TF1, il y avait un générique de feuilleton qui disait "Faut pas dormir quand on a la vie devant soi". Je ne sais pas pourquoi dans ma mémoire c'était la chanson d'une pub, comme Eram "est-ce une fille ou un garçon". Je découvre ce soir que c'était un générique. Mais peu importe. Cela faisait partie des messages que la TV adressait à la jeunesse, et à l'égard desquels l'enfant de 10 ans que j'étais jouissait d'une souveraine liberté. Je n'étais pas dans la tranche d'âge du public que visait ce générique, et pourtant oui, j'avais la vie devant moi. Je pouvais tout me permettre, retenir les mots de ce générique, les ignorer, les confondre avec une pub.

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Aujourd'hui que j'ai 40 ans, que je n'ai plus la vie devant moi mais juste une misérable moitié de vie (au mieux), que je suis à deux doigts d'entrer dans le royaume des grisonnants qui me semblaient si éloignés de moi à 10 ans, je pourrais dormir, m'enfoncer dans un très profond sommeil, comme "L'homme qui dort" de Pérec.

 

C'est étonnant mais je n'ai aucune envie de prendre ma place dans le monde d'aujourd'hui. Tout ce que je fais, j'ai l'impression de condescendre à le faire, presque à mon corps défendant. A 10 ans j'avais hâte de prendre ma place dans le monde, j'aurais même aimé, je crois, diriger le monde de la génération de mes parents. J'avais soif de tout apprendre sur son compte. Au fond de ma cour de récré je me récitais la liste des protagonistes de la guerre du Liban et de leurs jeux d'alliance. Aujourd'hui, tout me pèse. Quand je donne une interview comme je l'ai fait à l'ICD, j'ai l'impression de rédiger un testament. Le monde d'aujourd'hui ne m'intéresse plus, voilà la vérité.

 

Quand je prends des nouvelles du monde, je me rends compte que ceux qui le font tourner sont des gens de mon âge, ou alors des gens qui ont au plus quinze ou vingt ans de plus que moi. J'ai l'impression que ce dont je suis censé m'occuper, ce monde dans lequel je suis censé prendre ma place, n'a plus du tout les dimensions que je prêtais à celui de mes parents à 10 ans. En fait il est un peu comme ma cour de récréation d'école primaire, multipliée par quelques dizaines de millions d'habitants, mais au fond très semblable à elle. Et donc j'ai aussi peu envie d'y jouer aux billes que j'en avais dans la vraie cour de récré de mes 10 ans. Sauf peut-être pour tuer le temps, juste pour ça.

 

Or nous sommes sans doute dans un monde beaucoup plus totalitaire qu'en 1980 au sens où c'est un monde qui nous interdit de l'ignorer ou de le refuser. En 1980, dans mon village à Jurançon il y avait encore des tas de gens qui n'avaient pas la TV et peut-être même pas l'eau courante, je ne sais pas. Des gens qui en tout cas ne savaient pas grand chose, des vieux notamment, et personne n'allait leur reprocher leur ignorance. Aujourd'hui, le savoir n'est pas récompensé mais l'ignorance est châtiée : tout le monde doit avoir le savoir moyen de tout le monde, et tout le monde doit être à l'écoute de ce monde, ou du moins de ce que les médias nous présentent comme essentiel sur lui (savoir qui sont les Black Eyed Peas, ce que sont un i-pod et un sex-toy, ce que veut dire "scroller"). On a le droit d'être en colère contre notre monde, d'être dégoûté (c'est même ce qu'il y a de plus chic : de ne plus croire en l'avenir de notre espèce), mais pas de l'ignorer, de ne rien en savoir, comme ce mathématicien russe qui s'était enfermé chez sa mère et ne voulait pas entendre parler des gens qui lui donnaient le prix Nobel. Cette interdiction d'ignorer le monde est peut-être ce qui nourrit en moi l'envie de m'en désintéresser complètement. Par réflexe anti-totalitaire. Je voudrais m'inventer un  rythme à moi. Marcher dix fois moins vite que tous les autres sur les quais des trains et des métros, être dans un décalage rythmique complet. C'est peut-être là la clé d'une vraie dissidence. Un physicien sur France Culture ce soir affirmait sans rire qu'à l'autre bout de l'univers il y avait peut-être des gens qui vivaient un temps inversé par rapport au nôtre, un temps qui file vers le passé. Il n'a pas pu expliciter cette hypothèse.

 

A défaut d'un temps inversé, un mouvement presque suspendu, même artificiellement, me conviendrait très bien.

 

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L
<br /> <br /> Le "Est-ce une fille ou un garçon?" de la pub d'Eram n'avait rien à voir avec le générique de Kick, c'était une adaptation de "Sloop John B" des Beach Boys (un massacre par rapport aux harmonies<br /> vocales de l'original).<br /> <br /> <br /> Voilà, c'était la rubrique "Rock & Folk"...<br /> <br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> Hé hé, merci pour la précision ! Mais comme je le disais ma grande liberté de l'époque était de pouvoir me payer le luxe de confondre pubs et génériques, et de ne rien comprendre à rien...<br /> <br /> <br /> <br />
E
<br /> <br /> pas loin de partager ce genre de sentiments...<br /> <br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> Un de mes profs de socio disait : "quand dans vos questionnaires une idée ou une expression commence à revenir trois ou quatre fois chez des gens différents, il y a des chances que ce soit un<br /> phénomène sociologique collectif et non psychologique individuel." Bon là on est déjà deux sur la tendance si je comprends bien... Il y avait un dossier de Technikart l'en dernier sur les quadras qui allait aussi dans ce sens. Mais avec quelques<br /> affirmations gratuites qui pouvaient mettre en doute sa rigueur. Ca mériterait une enquête approfondie...<br /> <br /> <br /> <br />