Fidel à Brosseville
Ce jour était un grand jour pour Brosseville puisque son maire accueillait, grâce aux bons offices du Sandiniste, le nouvel ambassadeur de Cuba à 14 h.
Notre troïka avait fait en sorte que la visite soit "informelle" pour ne pas affoler les socialistes de la majorité et pour ne pas attirer le député du coin. Nous voulions développer une dynamique
Le Sandiniste avait prévenu Cinderella : "Ne sois pas en retard, sinon la fois suivante on te séquestre". Langage rude, un peu trop peut-être, surtout qu'il l'a répété quatre fois. Mais on sait que Cinderella quand elle rentre manger chez son mari a tendance à traîner. Elle a déjà fait attendre un ministre pendant trois quarts d'heure. Moi, après avoir écrit le discours du secrétaire de la section communiste (un discours qu'il a beaucoup apprécié) j'avais composé des éléments de langage pour elle. Je lui avais expliqué : "On fait ça aux Affaires étrangères" ; je le lui ai répété quand elle a laissé entendre qu'on la prenait pour une marionnette. Difficile de travailler avec Cinderella sans la prendre pour une marionnette. Du coup grosse panique de sa part en fin de matinée quand je lui expliquais ce qu'était l'ALBA :" Ou la la, je ne sais rien ! c'est mon mari qui devrait recevoir l'ambassadeur, il saurait mieux" (j'ai appris une heure plus tard que son mari était à la section PC de Brosseville. Finalement elle a réussi à lâcher ses parapheurs pour aller déjeuner : "Je ne vais pas venir cet apres midi je vais me promener" a-t-elle encore lâché pour inquiéterle Sandiniste. "Si tu ne viens pas tu ne seras plus maire. On s'installera dans ton bureau et tu ne pourras plus jamais y entrer" a rétorqué le sandiniste en riant.
Entre midi et deux heures, on n'a pas cessé de s'inquiéter d'autant que le Sandiniste avait un pneu crevé, et risquait d'être mobilisé par l'intervention du garagiste sur sa voiture au moment même de la venue du diplomate.
Le dircab non plus n'en menait pas large : "Elle va parler de salsa pendant l'entretien, il va falloir la recadrer" -.
L'ambassadeur cubain est arrivé à 2 heure moins 5, avec son premier secrétaire. Un grand bonhomme l'ambassadeur. Nous avons été pris de court. Cinderella évidemment n'était pas rentrée. Nous avons installée l'ambassadeur dans son bureau. Mais le stress retomba vite : Cinderella parut à 14 h 05, pas très en retard finalement, avec l'adjointe à la coopération décentralisée, Malika, une élue radicale de gauche. Cinderella s'était remaquillée. Elle souriait beaucoup. Nous redoutions qu'elle parle de salsa, je ne sais par quel miracle, la conversation évita cette danse... pour parler du reggaeton... Oui, Cinderella parla du reggaeton, pendant 5 minutes, 10 minutes, uen demi heure. Ca ne me paraissait guère de bon augure car le reggaeton est une invention des exilés de Miami, assez étrangère à la culture de l'île. Mais l'ambassadeur était bonne pâte : "Je suppose que comme moi vous avez des enfants qui s'intéressent à cette danse. Personnellement je ne l'aime pas mais c'est vrai qu'à Cuba il est difficile d'y échapper. Je ne sais pas comment ils ont fait : pendant une demi-heure ils n'auront parlé que de danse d'expression corporelle. Cinderella avait pourtant ma fiche sous les yeux, avec tous les objectifs politiques de notre réunion, mais elle n'arrivait pas à recadrer la conversation, comme si on lui demandait de se faire violence.
C'est finalement le dircab et moi même qui avons dû nous efforcer de parler des politiques de coopération cubaines avec le Tiers-Monde, et de dire en quoi elles pouvaient intéresser notre ville. L'ambassadeur parla des millions de gens qui on retrouvé la vue dans le monde grâce aux médecins cubains, des paysans d'Haïti descendus de leur montagne en masse pour se faire soigner dans hôpital haïtiano-cubain, alors que les médias de droite faisaient courir le bruit que les chirurgiens cubains étaient des bouchers (les médecins privés accusent les Cubains de "casser le marché de la santé" - "comme si la santé était une marché, a dit l'ambassadeur"). Il nous dit un mot aussi du Qatar où il venait de servir et où l'ambassadeur voulait nommer l'hôpital cubain "Fidel Castro", ce que Castro refuse car il trouve ça de mauvaise augure tant qu'il est vivant. Le Sandiniste a dû rater cette anecdote car il s'est absenté une bonne demi heure pour parler au garagiste au pied de l'immeuble de la mairie.
Malika pendant cet échange eut des phrases un peu curieuses, comme "la démocratie de toute façon ça n'existe pas nulle part". Etrange pour une élue du centre gauche qui dit ça devant un ambassadeur cubain. Pour ne pas laisser Cinderella complètement en dehors de la conversation, à un moment, je donnai un coup de stylo sur le dernier paragraphe sur la coopération avec l'Algérie (où nous voudrions lancer un jumelage). Cinderella crispée, se fixa sur un détail du paragraphe, voulut compter s'il y avait bien six hopitaux prévus et vérifier qu'ils étaient dans ma liste, de sorte que la dimension générale du propos, c'est nous qui dûmes à nouveau la prendre en charge. Cinderella se rattrappa un peu ensuite en faisant visiter la zone industielle et sa ville en minibus. L'ambassadeur avait l'air ravi mais choisissait ses sujets en fonction de ce qu'il avait identifié comme ses thèmes de prédilection : les fleurs, les écoles, les crèches. Moi je parlais avec son secrétaire de Correspondances internationales dont il faisait partie.
A la section du PCF où l'on prit un pot de l'amitié, le secrétaire de section, qui a des airs de vieux barde gaulois, lut le discours que je lui avais fait, visiblement ému et content. L'ambassadeur, consciencieux, qui savait déjà avant d'arriver à Brosseville qu'elle était une commune à la population très jeune, a dû s'étonner de voir qu'il n'y avait dans ce local qu'une vingtaine de personnes, toutes de plus de 40 ans, sauf le dircab et moi. Il y avait notamment un vieux résistant dans l'assistance, comme il y en a toujours dans ce genre de réunion. Pour tous les gens qui étaient là, on sortait un peu des sordides histoires locales, notamment de cette affaire du maire communiste d'une ville voisine, fils et petit fils de grand militant, qui passe avec armes et bagages dans le camp écolo - "signe de la décomposition du parti" comme dit le Sandiniste, on ne put s'empêcher d'en causer un peu malgré tout.
L'ambassadeur expliqua encore une ou deux choses sur l'embargo, leur projet de monnaie commune avec les pays de l'ALBA, les incohérences entre l'Elysée et le Quai d'Orsay sur la politique de coopération décentralisée avec Cuba. Cinderella fit un discours rapide sur la coopération culturelle et ses bons rapports avec le PC.
Pendant le cocktail, coupe de champagne à la main, je discutai beaucoup avec Malika (qui est au chômage en ce moment), avec un conseiller municipal berbère marocain (qui a été conseiller dans une ville communiste il y a quelques années), et avec notre chef du protocole qui est kabyle (et qui a voyagé à Cuba en 1999). Un moyen d'évoquer les contradictions que traversent les familles autour de la question de la laïcité, du respect intergénérationnel, des relations entre Kabyles et Arabes (pourquoi les kabyles et les arabes se détestent ? parce que les arabes c'est des perses, c'est ça ?), entre Marocains et Algériens, toutes ces problématiques qui structurent profondément le vécu des gens. Et aussi le rapport au passé : "Sarkozy est moins français que moi disait l'élu marocain, car son grand père n'est pas mort pour la France comme le mien".
C'est étrange. Cette image de l'ambassadeur cubain dans le petit local de la section du PCF de Brosseville aurait pu cristalliser beaucoup d'énergie et d'idées. Mais le soir même, Cinderella allait présider un bureau municipal dans lequel elle allait se faire publiquement humilier par son directeur général sur une sordide histoire de projet de bulletin d'information. Incapable de faire face, elle allait reporter l'engueulade sur le dircab, le stress allait gagner à nouveau le Sandiniste. L'énergie accumulée avec la venue de l'ambassadeur était déjà volatilisée.
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