Les libertins communistes "quintinistes" protégés par Marguerite de Navarre
15 Février 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Renaissance - Auteurs et personnalités
Récemment je me demandais comment Marguerie de Navarre (née Marguerite d'Angoulême), identifiée par l'écrivain Brantôme comme une sorte de Simone de Beauvoir de la Renaissance (*), en tout cas, comme une souveraine grâce à laquelle la gent féminine française avait effectué un "grand bond en avant" dans le domaine de la séduction et du rapport à l'autre sexe avait pu, dans le même mouvement, être une des protectrices (et en ce sens accoucheuses) de l'austère calvinisme en France, car il y a là, me semble-t-il, une difficulté qui va bien au delà de l'histoire du christianisme et pose plus largement la question de la polysémie des révolutions et réformes morales et politiques.
La question peut trouver un éclairage particulier dans une autre bizarrerie : tandis qu'elle protégeait les premiers réformateurs français, la reine de Navarre pensionnait aussi en ses châteaux (au moins celui de Nérac et peut-être aussi à Pau) une secte libertine et communiste : les quintinistes, qui étaient en fait - comme c'est étrange ! - parfois assimilés au calvinisme naissant (ce qui justifia que Calvin pondît en 1545 un traité incendiaire à leur encontre).
Suivons ce qu'en dit le maître de conférences à Toulouse Didier Foucault dans une récente contribution à un colloque universitaire , en suivant à la fois le pamphlet de Calvin et des documents d'archives.
Aux alentours de 1537 arrive à Nérac à la cour de Marguerite de Navarre (où se trouvent déjà des humanistes connus comme le poête Clément Marot, qui y est valet de chambre, Gérard Roussel, membre du cénacle de Meaux et évêque d'Oloron en Béarn depuis 1536 et Lefèvre d'Etaples avec lesquels Calvin allait rompre en 1540 en les qualifiant de "nicodémites") trois adeptes du "Libertinage spirituel" : l'abbé Antoine Pocque en qualité d'aumônier, Bertrand des Moulins, valet de chambre, et Quintin, comme huissier. Qui sont ces gens ?
Si l'on en croit Calvin, vers 1530 un flamand, Coppin, natif de Lille a lancé un courant religieux panthéiste. Un certain Thierry Quintin lui a succédé, natif du pays d'Hainaut, "ou de ces quartiers-là" dit Calvin. Celui-ci a rencontré Quintin en France vers 1535 flanqué d'un certain Bertrand des Moulins (décédé avant 1545) auxquels se joindront ensuite Claude Perceval et le petit prêtre Antoine Pocque. Calvin allait les croiser à nouveau à Genève vers 1542, lorsque Pocque sollicita l'approbation morale de Calvin, comme il avait obtenu (mais semble-t-il en lui cachant une partie de sa doctrine) celle d'un autre réformateur célèbre, Martin Bucer à Strasbourg. Foucault (p. 276) note que Pocque avait "réussi à pénétrer la congrégation [de Calvin], c'est à dire la réunion hebdomadaire des pasteurs et des laïques où l'on discutait des questions religieuses importantes".
Pocque, Des Moulins, Quintin et Perceval se sont réfugiés à Nérac chez Marguerite de Navarre après avoir été démasqués et chassés comme Libertins à Strasbourg. Théodore de Bèze condamnera après coup cette hospitalité de la reine, Bucer lui le fit directement dès 1538, et Calvin par un traité de 1545 comme on l'a dit plus haut. Comme ce traité est mal accueilli à la cour de Marguerite, son auteur écrira une lettre plus déférente mais n'obtiendra pas que Pocque cesse d'être pensionné à Nérac. Perceval, lui, a été arrêté à Condé en 1545 et incarcéré à Mons. Quintin, qui s'était réfugié à Tournay y fut arrêté (selon une chronique de Pasquier de la Barre citée par D. Foucault) avec cinq de ses partisans (des petits commerçants) et fut condamné à être étranglé puis brûlé sur la place du marché tandis que les autres étaient décapités (deux quinitinistes avaient aussi été décapités à Valenciennes). Mais d'autres adeptes seront arrêtés plus tard dans le Brabant, en Hollande, en Allemagne et même à Rouen jusqu'en 1550.
Si l'on sait peu de choses de ces libertins, c'est parce que leurs origines sociales étaient modestes.Quintin, avec son lourd accent picard (dixit Calvin) a prêché dans le Hainaut, à Anvers, à Paris, dans le Limousin, en Navarre sans savoir ni lire ni écrire, ce qui est assez remarquable pour un chef de secte réformateur. La secte a des relents médiévaux millénaristes en ce sens qu'elle annonce l'âge du Saint Esprit faisant suite à celui du Père et du Fils, et symbolisé par le charriot de feu du prophète Elie. Elle est cependant très moderne en ce qu'elle abandonne la référence à la Bible. Affirmant que l'homme comme le reste de la création est animé par le souffle de Dieu, elle oppose sa bonté au "monde", dont l'existence se résume à la conscience du péché. Avec l'oubli des péchés, ce "monde" disparaît et l'homme retrouve sa pureté originelle. Il s'agit donc d'un panthéisme presque spinoziste, vaguement teinté de dualisme.
Selon un Calvin profondément révulsé par leurs thèses, leur amoralisme les conduisait à tout absoudre - le meurtre, l'ivrognerie, la lubricité, le goût du jeu (on a déjà évoqué l'interdiction des jeux par les calvinistes), tout est accepté au nom des penchants de la nature et de la volonté de Dieu. Ils reconnaissent le droit au vol, et condamnent les institutions politiques en tant qu'elles ne servent qu'à conserver la propriété, ce en quoi ils se révèlent radicalement communistes. Ils sont aussi (au moins pour les plus extrémistes d'entre eux) pacifistes et, selon Calvin, rejettent toutes les guerres "sans discerner si elles ont été menées pour juste cause, ou non". En tout cela, observe D. Foucault, ils s'éloignent tellement de la simple interprétation mystique dissidente de la Bible qu'ils pénètrent dans un domaine de théorisation nouveau qui sera l'apanage du siècle suivant.
Pour autant leur élimination complète sur injonction des calvinistes autour de 1550 va priver cette branche de postérité directe. Ironiquement leur souvenir dans le fonds culturel européen n'est demeuré que grâce au traité de Calvin écrit contre eux, traité qui fit entrer le mot "libertin" dans la langue française, sans pour autant que leur enseignement n'ait pu être transmis à personne.
Pour revenir au problème initial, qui est celui de l'articulation d'une sensibilité modérément pro-caliviniste chez Marguerite de Navarre avec son rapport aux progrès de la position féminine dans les relations amoureuses, il est possible que l'obstination de la reine à conserver Antoine Pocque à sa cour témoigne chez elle d'une volonté de concilier intellectuellement les apports du protestantisme et ceux d'expériences plus audacieuses en matière d'évolution des moeurs. Même s'il ne fait aucun doute à la lecture de ses écrits qu'elle même était trop imprégnée de spiritualité pour pouvoir de quelque manière que ce soit cautionner des comportements radicaux comme ceux du Décaméron de Boccace, il y a toujours chez elle une posture d'ouverture qui prend appui sur son goût pour le récit comme on le trouve dans ledit Décaméron, la narrativité permettant toujours de desserrer l'étau de l'opposition entre Bien et Mal.
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