Marguerite de Navarre, Madonna, Jeanne d'Albret, Lénine et Staline
Actualisation 2019 : Texte écrit avant mes découvertes sur le monde invisible au contact des médiums, largement renié depuis que je sais quelles forces sont à l'oeuvre dans tout cela
Pardon encore de ressortir une histoire en rapport avec ma région d'origine, mais, sans chauvinisme aucun, je dois dire que celle-ci est d'importance nationale et elle est très précieuse pour la compréhension de notre histoire collective.
A Pau le souvenir de Marguerite de Navarre, la soeur de François Ier est partout, jusque dans le nom d'un collège, mais précisément, parce qu'il est partout (comme Henri IV ou Louis Barthou), on ne le voit plus. Et l'on ne peut pas compter sur l'Education nationale pour nous le faire voir. Le système éducatif ne nous apprend pas à voir l'histoire telle qu'elle fut, avec toute sa "chair" si je puis dire.Sans doute parce que les professeurs sont souvent assez médiocres (pas autant que cette jeune enseignante de 4e5 dans un collège d'Aulnay-sous-Bois en STV qui cette semaine corrigeait une copie en écrivant "tu as fais des efforts" FAIS, mais bon) : ce ne sont pas tous de brillants agrégés, et, quand ils le sont, ils ont perdu dans la lecture de livres la sensibiité à la réalité des choses.
La chair de Marguerite de Navarre je l'ai découverte hier soir dans le train en lisant le livre de Maurice Daumas sur Brantôme que j'évoquais déjà cette semaine sur mon blog. Ca m'a frappé comme un coup de foudre. Moi qui avais lu son Heptaméron, en 2006, je crois que j'étais passé à côté du personnage, de son génie, de son charme. Une phrase de Brantôme citée par Daumas (p. 178) m'a complètement ouvert les yeux. Une phrase toute simple, mais étrange. Brantôme dans ses Dames Galantes dit que les femmes de son temps ont une approche plus active et élaborée de l'amour (par là Brantôme entend aussi et même surtout la dimension physique qui l'intéresse plus que le sentiment) que cinquante ans plus tôt, et qu'elles doivent cela à leur emprunt à l'Italie et à l'Espagne, mais il ajoute immédiatement ceci : ces emprunts elles les doivent à la reine de Navarre. C'est à travers la reine de Navarre que les femmes françaises se sont mises à l'heure italienne et espagnole pour les choses du corps et de l'amour.
On pourrait glisser sur cette phrase sans vraiment la remarquer, comme j'ai moi même sillonné l'oeuvre de Marguerite de Navarre sans la comprendre. Daumas lui-même la mentionne sans la prendre au sérieux. Il trouve Brantôme injuste et lui reproche de ne pas prendre en compte le nombreux traités de civilité et d'amour qui ont plus fait pour importer les moeurs italiennes et espagnoles en France que Marguerite...
Mais je voudrais faire deux remarques à ce propos. La première, c'est qu'un certain machisme inhérent à notre culture nous empêche toujours de reconnaître l'apport des femmes pour ce qu'il est. Et c'est donc peut-être ce réflexe qui pousse Daumas à valoriser les auteurs masculins de traités plutôt que le rôle d'une reine. La deuxième est que, comme l'a souligné Bourdieu, tout universitaire est menacé d'intellectualisme, et la scolastic view est peut-être ce qui pousse Daumas à reconnaître à un traité plus d'autorité qu'à la présence concrète d'un être.
Pour ma part, je suis enclin à prendre la phrase de Brantôme au sérieux, ne serait-ce que parce que Brantôme parle au présent d'un temps qu'il vit, et que le témoignage recèle une certaine force. Et puis réfléchissez une seconde à ces émissions où l'on interviewe des jeunes filles dans les années 1980 ou 90 à propos de Madonna. Au sujet de la chanteuse elles disent souvent qu'elle a beaucoup influencé leur façon de s'habiller, de voir l'amour, de voir la vie. Elles ne disent ps "OK Magazine m'a influencé". Elles disent Madonna, la personne, sa présence.
De nos jours on peut décider d'être de l'école de Madonna ou de Suzanne Vega, ou, pour la génération plus jeune, d l'école d'Amy Winehouse ou de celle de Lady Gaga. Mais à la Renaissance, "on" - je veux dire, tous ceux qu'on admirait et qui fixaient les règles du goût - n'était que d'une école : celle de la cour de l'Etat-nation dont on dépendait. Et donc en France on était de l'école de la cour des Valois. Et à la cour des Valois, celle qui donna le ton de ce que les femmes devaient être et penser ce fut Marguerite de Navarre.
Autrement dit ce serait bien elle qui aurait porté sur sa personne et dans ses idées le style espagnol et italien, en l'acclimatant aux latitudes françaises, et qui en cela aurait inspiré toutes les femmes nobles, donc par effet de contagion toutes les femmes de France qui voulaient être dans le bon goût.
Qu'on prenne bien garde à cet énoncé. Cela signifie que cette voie d'une certaine libération relative de la femme, qui allait permettre ensuite, au siècle suivant, aux jeux de l'amour libertin d'exister, avec tous ce que ces jeux ont donné, et leur rôle dans l'émergence de la culture de Salons et de la philosophie de Lumières, cette route passe par Marguerite de Navarre. Sans Marguerite de Navarre il n'y aurait peut-être pas eu le libertinage du XVIe siècle et les Lumières du XVIIIème. Attention, je ne dis pas que Marguerite de Navarre était une libertine (tout au contraire), mais elle a été le déclic d'un nouveau rapport de la femme française à la séduction : un rapport, d'après Brantôme, moins passif et moins bestial tout à la fois (et l'on sait que le femmes ont été la clé de l'évolution de la sexualité moins que les hommes).
Sans elle peut-être une autre princesse aurait-elle assumé ce rôle, mais différemment, avec sa propre idiosyncrasie, ou alors peut-être aucune ne l'aurait fait, une princesse austère aurait peut-être dicté sa loi et la France n'aurait jamais adopté la mode italienne. Il est toujours difficile de savoir ce qu'une époque aurait été si un individu important en son sein en avait été absent. A cause du côté systémique des époques, du fait qu'inconsciemment tout un chacun a en tête des tas d'exemples de gens connus par rapport auquel il se définit, par adhésion ou pas opposition, l'absence d'une personne, ne serait-ce que par l'espace qu'elle laisse à d'autres, peut bouleverser tout un équilibre. Je renvoie là dessus aux remarque de Trotski cité par Paul Veyne sur le thème : si Lénine n'avait pas existé il n'y aurait pas eu de révolution russe.
En France l'opérateur du changement des femmes fut Marguerite d'Angoulême (de Navarre). Le phénomène m'a échappé en lisant l'Heptaméron parce que j'avais surtout été sensible à ce que ce livre devait au Décaméron de Boccace (un livre qui m'a beaucoup impressionné, autant qu'à Pasolini sans doute). Pour moi l'Heptaméron était une sorte de sous-Décaméron, un plagiat à la française, et un plagiat chargé de spirtualisme moralisateur. Parce que je savais que Marguerite de Navarre avait été la protectrice d'intellectuels qui introduisirent le calvinisme en France, et qu'elle avait engendré une des plus ardentes partisanes de la Réforme : sa fille Jeanne d'Albret. Pour moi l'austérité sexuelle du calvinisme faisait système avec le moralisme de l'Heptaméron. Pourtant il faut bien reconnaître que ce livre n'est pas seulement moralisateur. Mon regard n'était pas seulement biaisé par le calvinisme. Il l'était aussi par une gravure qui illustrait le livre où Marguerite n'était pas à son avantage. Elle faisait vieille dévôte, et je songeais surtout à ses retraite au cloître de Sarrance dans la vallée d'Aspe dont je parle dans mon roman.
Cette semaine je suis tombé sur un portrait d'elle assez différent. Celui que j'ai placé en vignette un peu plus hautdans ce billet où elle pose élégante avec son perroquet. Le perroquet d'Amérique était une trouvaille ultramoderne de l'époque et qui devait faire autant sensation que les tenues de Lady Gaga. Il est difficile d'être sensible à la beauté de femmes d'autres siècles, surtout de la Renaissance qui est éloignée de nous, mais on trouve dans le visage de cette reine un charme certain et assez indéfinissable, le charme d'une intellectuelle raffinée qui investit dans son apparence tout le rayonnement qu'elle porte en elle, en sachant que l'apparence ne sera jamais que la projection de sa force intérieure sans qu'elle en soit jamais tributaire.
Si l'on pense à ce que fut, par opposition, dans la génération suivante l'autre grand modèle-type de possibilité d'être féminine à la cour que fut Marguerite de Valois (la fameuse "reine Margot" première épouse d'Henri IV), le contraste est saisissant. Marguerite de Valois est toute entière corps, corps blanc, laiteux qui exhibe sa poitrine avec un zeste de perversité dans le regard (un côté "sorcière délicieuse" que certaines femmes de la cour ont décrit). Aucune projection d'un raffinement intellectuel dans cette présence charnelle. Marguerite de Navarre, elle, tient ensemble les deux, et, pour cette raison, fascinait.
Les femmes de la cour fascinent parce qu'elles sont au sommet de la noblesse. Je crois qu'il faut voir aussi que, parce qu'elles sont au sommet, elles ont en main les moyens de construire quelque chose autour d'elles-mêmes et sur elles-mêmes que les autres femmes, condamnées à l'imitation, ne peuvent pas faire. Non seulement elles en ont les moyens, mais aussi elles en ont le devoir pour le rayonnement de la cour. Bien que je désapprouve certains côtés un peu intellectualiste du structuralisme de Bourdieu (y compris son économisme), l'idée qui était la sienne qu'il y a en société du capital à faire fructifier est assez juste, et, dans la France de la Renaissance, tout le capital lié à la séduction féminine est concentré chez les femmes les plus titrées de la cour (les princesses de sang), ce qui les prédispose à réunir sur leur personne (pour le meilleur et pour le pire, car c'est souvent au prix d'énormes contradictions) les plus riches dimensions d'une époque (les vêtements, les parures, mais aussi les idées).
Marguerite de Navarre a construit son propre style, fait d'intellectualisme et de nouveau rapport à l'amour. Et ce style, qui incorporait les meilleurs apports étrangers, notamment italiens, avait quelque chose de révolutionnaire. Révolutionnaire sur le plan de la théologie (parce qu'il était compatible sur ce versant avec le protestantisme), et sur celui des moeurs (parce qu'il ouvrait les femme à une certaine sexualité active, ou du moins un sens de la co-participation dans la séduction avec l'homme). Comment la sexualité active et les idées nouvelles protestantes ont pu être compatibles dans la philosophie de "la Marguerite des Marguerites" est encore un point un peu obscur à mes yeux, et que je devrai creuser si j'en ai un jour le temps. Je note que c'est un homme sceptique mais catholique et proche de la Ligue, Brantôme qui met le rôle de Marguerite dans la sexualité en valeur. Ce n'est sans doute pas un hasard. Ce faisant il la tire un peu vers Rome, là où l'historiographie contemporaine aurait peut-être trop tendance à l'en éloigner.
Je voudrais terminer en disant un mot de sa fille, Jeanne d'Albret car cela me permet de poser une fois de plus ici la question de la révolution et de sa perpétuation - révolution ou réforme, des mots synonymes à mes yeux, et qui peuvent s'appliquer aux systèmes économiques comme aux systèmes de moeurs. Marguerite apporte (et apporte presque seule, en en supportant le poids sur ses propres épaules) une révolution dans l'ethos de femmes française. Par analogie elle est donc le Lénine des femmes françaises de son temps. Sa fille, Jeanne d'Albret, elle, reçoit l'héritage, par analogie elle est Staline (ou encore, si l'on veut, Marguerite est Jésus-Christ, Jeanne d'Albret Saint-Paul, Marguerite Socrate, Jeanne d'Albret Platon, Marguerite Luther, Jeanne d'Albret Mélanchton etc).
Marguerite, avec son beau perroquet et ses belles tenues, expérimente, voyage, butine, explore, dialogue avec les poêtes et les théologiens, commence à en placer certains aux postes clés (comme dans son royaume de Navarre l'évêque d'Oloron qui refuse l'élévation de l'hostie), mais en ce sens elle reste très intellectuelle, comme Lénine allant dialoguer et polémiquer dans les congrès de l'Internationale socialiste, inventant un mode d'adaptation du socialisme à son pays, écrivant des tas de livres pour théoriser les choses, qui sont ses Heptameron à lui. Sa fille, Jeanne d'Albret, est la guerrière que l'on connaît, qui doit cultiver l'héritage et le faire survivre dans un contexte de conflit terrible (les guerres de religion) comme Staline devra gérer une URSS marxiste-léninisme épuisée par la guerre civile puis attaquée par Hitler. Jeanne le fait en s'enfermant progressivement dans une sorte de "calvinisme de guerre" comme Staline s'enferme dans la paranoïa. Ce faisant elle continue d'incarner un modèle possible pour les femmes, comme Staline reste un modèle pour les marxistes arès la mort de Lénine, ne serait-ce que par sa bravoure (rappelez vous la manière dont elle a enfanté son premier fils, seule suspendue à une branche d'arbre - si la source que j'ai consultée il y a quelques années est exacte etc). Sa bravoure est en partie motivée sans doute par l'impératif de faire fructifier l'héritage maternel, c'est ce qui la dynamise. Elle n'a pas d'autre choix que de prolonger le geste de sa mère, mais en même temps, comme elle doit "territorialiser le projet", construire des forteresse, armer des gens pour le défendre, elle le sclérose, l'appauvrit en le réduisant au dogme protestant. Temps ingrat de la consolidation qui succède aux révolutions. Plus de butinage, plus d'exploration. La rudesse du dogmatisme guette.
Voilà, je n'en dirai pas plus. Je vais laisser ces réflexions mûrir un peu en moi. Je regrette juste de n'avoir pas été conscient de tout cela plus tôt, et d'être passé, pendant deux décennies, à côté d'un personnage féminin qui me semble très important pour l'évoution de la condition féminine en Europe (et donc pour la condition de tout le monde, hommes et femmes), un personnage dont le nom figurait pourtant en lettres très visibles dans mon cadre de vie, trop visible pour être vue sans doute, comme la lettre volée d'Edgar Poe.
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