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Le blog de Frédéric Delorca

Mme K., Dieu,la Révolution, l'Algérie

19 Novembre 2010 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Colonialisme-impérialisme

Il y a 10 ans, j'étais prompt à m'enthousiasmer pour telle ou telle femme (sans forcément qu'il y ait une connotation sexuelle dans cet enthousiasme), pour tel ou tel événement de sa vie, ou pour telle ou telle succession d'événements que j'identifiais comme autant de symptômes d'une société, d'une époque. Cela me donnait envie d'écrire, de filmer là dessus. Je crois que je ne prenais pas de gants avec l'histoire des gens. Et certaines de ces femmes se sont prêtées à ce jeu. Parfois flattées par mon intérêt pour leur histoire, le plus souvent simplement parce que mon enthousiasme devenait contagieux, parce qu'il leur offrait une liberté d'expression, il les aidait à dépasser les censures et les autocensures qu'elles éprouvaient dans ces jours et ces nuits ordinaires où toutes les vaches sont grises.

 

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Pourquoi m'intéressais-je toujours plus aux destins des femmes qu'à celui des hommes ? je ne sais pas. C'était comme ça. La condition féminine m'a toujours intéressé, comme d'autres s'intéressent aux lézards ou aux bébés phoques je suppose. Ca les renvoie à quelque chose d'eux mêmes. Sauf que la condition féminine m'a toujours paru plus porteuse d'enseignement sur l'ensemble de la condition humaine, plus que les lézards. Parce que pour aussi reptiliens que nous soyons tous, nous sommes surtout et avant tout issus de femmes, et nous avons été éduqués par elles.

 

Le temps a passé depuis lors. J'ai vieilli. Il m'arrive encore de percevoir des lueurs d'intérêt dans le destin de tel ou tel, et de telle ou telle, mais l'enthousiasme n'est plus là pour que je veuille en faire un roman ou un documentaire. Il y a toute sorte de raisons à ça. Il y a le fait que beaucoup de ces gens dont des bribes de destin me passionnent sont souvent bourrés de défauts et que s'intéresser à leur côté captivant plutôt qu'à ce qui me rebute en eux me paraît arbitraire, c'est une façon de les idéaliser, de plaquer une fiction subjective sur eux et c'est au fond très puéril. Il est sans doute plus sage d'admettre qu'ils sont indissociablement intéressant et inintéressant, et donc qu'on ne peut légitimement tirer de cette tourbe rien de particulier ni dans un sens ni dans un autre (et peut-être peut on dire cela de tout, même d'une époque). Il y a aussi que je doute de plus en plus de ma capacité à écrire quoi que ce soit de juste sur qui que ce soit. Mais il y a par dessus tout ceci, auquel les journalistes, par exemple, feraient mieux de penser sérieusement : on ne peut pas exploiter les événements de la vie d'autrui. Autrui a le droit de vous parler de ceci et de cela, mais vous, vous n'avez pas le droit d'en faire un objet de création. Je sais bien qu'on le fait tous les jours, dans la conversation courante, on parle de ce qui est arrivé à untel ou à untel, on s'informe de ce qui se passe, de ce qui s'est passé, ça aide à s'orienter, à agir, mais cette réduction du vécu de l'autre à des informations à un certain niveau ressemble à un vol, une usurpation. Par exemple je trouve qu'il est presque inhumain d'identifier quelque chose du passé de la vie d'autrui comme précisément quelque chose de passé, de mort, ou quelque chose dont soi-même on a le droit de faire du vivant, qu'on s'octroie le droit de ressusciter là où l'autre devrait le ressentir comme mort. C'est à l'autre de décider ce qui est vif et ce qui est mort en lui, ce qui est encore jeune ou déjà vieux dans ses veines. Aucun tiers n'a de droits là dessus.

 

Arrivé à ce point de scepticisme et d'embarras, au détour de mes 40 ans, je me trouve donc devant le vécu de certaines personnes extrêmement désarmé. Beaucoup des anecdotes de leur vie qu'elles me livrent me parlent, mais je ne me sens le droit de ne rien en faire. Alors, par moment, juste un peu surchargé par toutes ces confidences dont je ne puis légitimement rien tirer, je les jette sur ce blog, sous forme de brèves évocations. Vous vous souvenez ainsi qu'au cours des dernières années, j'ai dû vous livrer deux ou trois portraits de femmes, que certains n'ont pas manqué dans leurs commentaires de trouver parfois caricaturaux, ou en tout cas trop courts pour cerner toute la complexité des personnages. Mais c'est justement parce qu'il ne s'agit pas de personnages, mais de personnes réelles, que je ne puis rien faire d'autre que dire quelques mots de leur histoire, en sachant que de toute façon ce serait toujours trop ou trop peu, et surtout que c'est illégitime.

 

Cette nuit j'ai envie de faire de même avec Mme K. En dire juste deux mots en passant, en sachant que je n'ai aucun moyen ni aucun droit de le faire. Alors voilà, je jette juste ces quelques évocations sans prétention. Mme K est née en Algérie, dans un village près de Nédroma, en 1952. Je ne connais pas sa région. Je peux en imaginer les paysages. Les paysages arides d'Algérie sont très beaux. Mais les paysages, ce n'est pas tout. Je lisais sur Internet il y a peu une page sur Maâtkas en Kabylie, "bélvédère naturel", mais véritable enfer sur terre dans les années 1990 où régnait la terreur de la guerre civile entre l'armée et les islamiste, bélvédère saturé d'angoisse, pas seulement celui de la guerre : celui de la pauvreté aussi, de l'absence de perspective concrète, d'une société bloquée.

 

Du côté de Nédroma à la fin des années 1950, il y avait la guerre de décolonisation. Beaucoup de moudjahidines, dans la famille de Mme K. Des histoires de femmes voilées aux jambes velues qu'on voyait passer (des moudjahidines déguisés). Des cafés transformés par l'armée française en centres de rétention, et en salles de tortures.

 

Elle est arrivée dans la banlieue nord de Paris en 1962 avec sa mère et sa soeur. Elle était juste vêtue d'une unique petite robe qu'avait cousue sa mère. Il faisait un froid gacial sur le tarmac de l'aéroport. C'était l'hiver. Elle se souvient avec émotion du moment où son père qui les attendait à l'arrivée l'a couverte de son blouson.

 

Puis ce fut sa maison en France, un taudis sans chauffage. La charité des curés. La France mi-paternaliste mi-raciste des années 60. L'Eglise de sa petite commune de Seine Saint Denis, le patronage où elle chantait. L'encadrement catholique d'une société pas encore tout à fait laïcisée. Un encadrement appliqué à tous, même aux musulmans comme elle.

 

Et puis il y eut sa vie avec les hommes, car elle fut sans doute belle Mme K dans ses jeunes années. Je n'ai pas osé lui poser des questions précises là-dessus. Mais il y a eu quelques évocations : son divorce avec un mari qui "voulait la balafrer". Elle s'est enfuie en Algérie pour échapper à ça. C'était à l'époque de Boumédienne. Elle est devenue secrétaire dans une entreprise de je ne sais plus quoi, du côté de Nédroma.  Elle se souvient du socialisme algérien : les sureffectifs, l'absentéisme, les gens qui lui disaient quand elle leur reprochait leur absence : "Cette entreprise elle n'est pas à ton père, elle est à moi, à nous, elle appartient au peuple algérien, alors je fais ce que je veux". Elle n'a pas une image idéalisée de la révolution algérienne. Elle en parle avec les mêmes mots que la serbe Vesna de l'autogestion titiste (Vesna ne fait pas partie des 81 % de Serbes qui idéalisent le souvenir de Tito).

 

Quand je lui demande pourquoi elle n'est restée que deux ans à Nédroma (parce que je repense aux filles françaises d'origine serbe qui dans mes entretiens sociologiques m'ont raconté l'échec de leurs tentatives de retour au pays de leurs parents), elle m'explique : "Tu sais là bas, ce sont des dragueurs, ils sont très machos. Le patron voulait que je sorte avec lui. Je n'ai pas voulu. Il me menaçait de réduire mon salaire. Je suis donc retournée en France". J'aime sa façon pudique de dire "sortir" et pas "coucher". Ainsi elle est revenue en France et elle a bossé pendant 27 ans comme secrétaire d'une compagnie d'assurance des beaux quartiers de Paris, abonnée au RER deux fois par jour pour aller crécher dans sa lointaine banlieue nord, avant d'être brutalement licenciée à un âge où il est presque impossible de retrouver du travail. Une vie pleine de trajets en train, émaillée par des tas d'activités associatives, antiracistes, pro-Palestine, à gauche, toujours, jusqu'à ce qu'elle devienne élue municipale.

 

Mme K est revenue en France à cause du machisme algérien. Elle ne porte pas le voile. Elle ne comprend pas que les jeunes filles reviennent à ça maintenant. Elle le ressent comme la négation de ce qu'a été son propre combat personnel contre les coutumes ancestrales. Un combat contre le "machisme", contre ces mecs qui veulent "balafrer" leur épouse qui divorce. Pourtant Mme K est croyante. Elle a fêté l'Aïd ces derniers jours.

 

Mme K et le machisme. Mme K qui a échappé au machisme grâce à la France, qui doit cela (entre autre) à la France, même si elle sait aussi que la France coloniale a opprimé sa famille, et qu'elle écrase encore de son racisme les jeunes beurs de son quartier. Mme K raconte toujours des histoires étranges de femmes de généraux qui, dans les années 1990, venaient se prostituer dans des foyers Sonacotra en France. Elle dit qu'encore aujourd'hui à Alger les femmes sont souvent si pauvres qu'elles sont massivement dans des logiques de prostitution...

 

Elle n'aime pas les "Ni putes ni soumises", les militants qui vendent leur idéal à des grands partis politiques. En même temps elle est sceptique sur les chances qu'ont les gens d'échapper aux logiques cyniques du système euro-atlantiste, des guerres, du choc des civilisations, tout comme elle ne voit pas comment l'Algérie s'affranchira du pouvoir corrompu des militaires.

 

Voilà, il y a tout ça dans la vie de Mme K. On ne peut pas s'empêcher de déceler là un morceau (Deleuze eût dit un "bloc") de la vie de toutes les Algériennes, de toutes les Françaises originaires de ce pays, voire par contrecoup de tous les hommes aussi, et des miettes de problématiques qui sont identiques pour les femmes serbes (elles aussi confrontées au machisme, aux reliquats du socialisme bureaucratique etc) et celles de tant de pays du Tiers-monde. Mais en même temps on fait quoi de tout ça ? J'étais à deux doigts de l'interviewer avec une caméra. Mais déjà ça ce serait de trop. Donc j'ai juste jeté ces quelques lignes sur mon clavier. "Pas des lignes justes, juste des lignes".

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Commenter cet article

H
<br /> <br /> Vous avez saisis me semble-t-il l'essentiel de ce qui construit la relation inter-humaine.<br /> <br /> <br /> Et, je conclurai en paraphrasant deux grands Hommes (auteurs) :<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> ... » Voie la réalité telle qu'elle est, aimer les hommes et se mettre au service de la communauté humaine, accepter son destin –Ces trois règles de vie de Marc Auréle sont les bouées<br /> auxquelles je me suis souvent raccrochée pour éviter de sombrer....Dans la soumission... bêtise...la sècheresse de cœur, l'indifférence... l'Irrespect de l'Autre...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Quelques siècles plus tard Nietzsche (Ecce Homo, II, 10) ne confirmait-il pas :<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> ... »Ne rien vouloir d'autre que ce qui est (…) ne pas se contenter de supporter d'inéluctable ...(...) mais l'aimer ,... »<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> J'aime a penser que le premier palier de la sérénité ne s'atteint que lorsque nous nous avons réussis, à nous séparer, à nous délester de nos peurs, nos  illusions, nos soumissions, nos<br /> chaînes enfantines ; pour laisser la porte ouverte à nos émotions, à notre humanité...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> C''est ce travail de deuil douloureux qui nous permet d'offrir à l'Autre une oreille attentive, un regard sincère dénué de tout jugement, sans chercher à instrumentaliser l »histoire, la<br /> souffrance de notre interlocuteur, en vu d'en tirer un bénéfice narcissique a court terme.(quelque soit le forme que revêt ce bénéfice et même si pour nous justifier, à nos propre yeux nous<br /> <br /> <br /> nous affirmons lui vouloir du »bien », lui apporter notre « aide ».<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Au plaisir de vous lire au détours d'une prochaine visite sur ce blog...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Hadria RIVIERE<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> p { margin-bottom: 0.21cm; }a:link { }<br /> <br /> <br />
Répondre
F
<br /> <br /> Merci pour ce commentaire. Nietzsche et les stoïciens (dont Marc Aurèle) sont des gens de ma famille en effet. <br /> <br /> <br /> <br />