Penser à 40 ans
25 Août 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Ecrire pour qui pour quoi
Pour être un grand intellectuel il vaut mieux être un professeur. Non seulement parce que les professeurs ont plus de temps que les autres, mais aussi, parce qu'ils ont l'habitude d'avoir affaire à des publics crétins, ils savent répéter la même chose tous les ans et maîtrisent les techniques pour faire entrer leurs théories dans les cerveaux des autres (c'est une habitude de la violence symbolique). Car le triste sort du grand intellectuel est effectivement de passer sa vie à essayer de faire comprendre aux autres ce qu'en quelques années il a réussi à entrevoir. Bien que n'étant pas, en ce qui me concerne, un "grand intellectuel" je constate à mon humble niveau combien de patience et d'obstination il faut pour réellement faire comprendre ce qu'on a à dire : ainsi auprès des rares personnes qui ont lu "10 ans sur la planète" par exemple, je me rends compte que la plupart du temps elle me font des remarques comme si elles ne l'avaient pas lu dutout. C'est simplement que ce que j'y ai écrit (noir sur blanc et souvent en de longs paragraphes) a glissé sur elles comme l'eau sur les plumes d'un canard. Le plus dur étant de voir que même les disciples chevronnés qui connaissent par coeur des phrases de leur maître la plupart du temps en trahissent la pensée et le style, preuve qu'on ne peut guère transmettre sa vision des choses au delà de quelques formules qui deviennent très vite stéréotypées et réductrices.
Mais pour cette raison qu'ils ne sont "que" des professeurs beaucoup d'intellectuels se trouvent rapidement limités et stérilisés dans leurs facultés les plus prometteuses. Parce qu'ils butent en permanence sur la médiocrité de leur auditoire et de leurs collègues-rivaux (eux-mêmes diminués par la médiocrité de leur propre auditoire) et sur le caractère répétitif de leur travail, ces professeurs deviennent rapidement des caricatures d'eux-mêmes.
Ont échappé à cette fatalité les prophètes au désert, les artistes etc, mais au prix souvent d'une plus grande opacité de leur message, même à leurs propres yeux.
Qu'on soit un grand intellectuel ou un tout petit comme moi, il me semble qu'en tout état de cause la solution est de ne travailler que pour soi, sans dutout espérer être compris. Il faut aimer la vérité, je veux dire aimer savoir, se détromper, accéder à des stades supérieurs de lucidité, simplement pour être soi-même dans le vrai, et tant pis si l'on vous suit ou pas, si l'on est utile ou pas.
A 40 ans on a la chance de pouvoir contempler 30 ans de sa propre vie intellectuelle qui correspondent souvent, au moins partiellement, à 30 ans d'échanges avec les idées de son temps auxquelles on adhérait avec plus ou moins de ferveur, ou dont on a toujours voulu se distancier, avec plus ou moins de pertinence. On peut mesurer tout ce qui a changé, et évaluer le bien-fondé de ces changements. Par exemple, pour notre époque, le fait que la religion du verbe et de la psychanalyse ait laissé place à la religion du corps et des traitements neuroleptiques. Après s'être trompé en suivant telle croyance (par exemple dans mon cas, toute la logomachie freudienne voire parfois lacanienne), on est moins enclin à suivre les nouvelles (si j'ai beaucoup écrit en anthropologie du corps, c'était pour démystifier le logocentrisme des philosophies des années 70-80, mais je ne souscrit nullement à la nouvelle thématique de notre "animalité" par exemple, il faudra qu'un jour je m'explique à moi-même en détail - peut-être dans un livre - pourquoi )...
A 40 ans beaucoup de choses, de situations personnelles, d'événements de l'actualité etc, revêtent des airs de déjà vu. On repère des mécanismes identiques. On s'amuse à remarquer les petites différences, mais les similitudes font naître des catégories, qu'on peut, si l'on aime ordonner les idées, articuler entre elles. Par exemple la catégorie des "prises de villes par des puissances impériales" où l'on peut rapprocher Bagdad de Tripoli, et même de Barcelone en 1939, faire des comparaisons, et jouir de cette supériorité existentielle que l'expérience accumulée (c'est-à-dire pour un intellectuel la mise en connexion des idées et des faits) vous fait ressentir par rapport à la nudité de l'événement, dont la nouveauté est toujours bien moins virginale que celle de ceux qui surgissaient dans votre quotidien à 20 ans...
Il faudra bien qu'un jour je vous en dise/ je M'en dise plus sur tout cela...
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