Romain Rolland et la comédie bourgeoise
22 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1910 à 1935 - Auteurs et personnalités
On ne s'intéresse plus guère à Romain Rolland. Il y a des raisons à cela. Beaucoup de choses chez lui sont assez datées. Cependant on ne peut oublier les traces qu'il a laissées dans la culture progressiste internationaliste du XXe siècle. Quand on lit la préface de "Reportage sous la corde" ("Ecrit ous la potence"), on découvre que Fucik appréciait la culture française de son époque à travers l'engagement de Romain Rolland, et en 2000 j'ai rencontré un communiste péruvien qui vouait encore un culte au roman "Jean-Christophe" de Rolland qu'il avait lu dans sa jeunesse. Il est vrai que pendant la première moitié du siècle passé, ce roman avait eu un succès phénoménal et des tas de gens avaient écrit à Rolland pour lui dire "Je suis Jean-Christophe".
J'avoue ne pas avoir lu ce roman. Je préfère découvrir Rolland sous l'angle biographique. Pacifiste obstiné, adepte de la non-violence après la lecture de Tostoï, c'est lui qui a fait découvrir le Mahatma Gandhi en France dans les années 30. Sympathisant de l'URSS quoique n'étant pas communiste - même si à la différence de Russell il omit d'en voir certains défauts majeurs à l'origine - je suppose qu'il était sensible à la dimension pacifiste du projet soviétique - une dimension qu'il ne faut vraiment pas négliger : mettre la crosse en l'air en 1917 comme le décida Lénine n'avait rien de facile.
Je parcours en ce moment ses mémoires de jeunesse. Je suis frappé par le ressentiment précoce d'enfant valétudinaire qu'il éprouva à l'égard d'une culture petite-bourgeoise provinciale fondée sur la rivalité et l'esprit de compétition (dans le cadre scolaire notamment). Ceci explique qu'à la différence d'un Gide qui était schopenhauerien et nietzschéen, Rolland fût à Normale Sup spinoziste. Avant d'évoquer plus avant son oeuvre, ce que j'aurai sans doute le loisir de faire dans le courant de l'année, je voudrais juste ici citer un extrait de ses Mémoires (ed Albin Michel 1956 p. 266) qui relate un dîner bourgeois en janvier 1897 (il avait alors la trentaine) chez Mme Michelet, veuve joyeuse qui tenait salon à cette époque là. Parmi les convives, un ministre des colonies, un gouverneur de Nouvelle-Calédonie, un grand financier, un général d'artillerie, un médecin, et le secrétaire général de l'Académie française Gaston Boissier. La teneur des propos retranscrits donne une idée de l'atmophère irrespirable au sein des élites de l'époque :
Boissier, raconte Rolland, "commença par raconter l'exécution que le Conseil supérieur de l'Instruction publique venait de faire, le matin, d'un professeur anarchisant. Il jouait son récit sur un ton guillere, sceptique, indifférent et esprit fort. Ma fourchette et mon verre se mirent à trembler, dans ma main. Boissier affectait de trouver que le professeur n'avait pas si grand tort !
- Je l'ai condamné tout de même ! - ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et toute la table fit chorus.
Comme le Conseil reprochait à l'inculpé d'enseigner à ses élèves qu'ils ne devaient pas le respect aux lois, il dit :
- Et qui est-ce qui vient me faire ce reproche ? Des hommes qui ont prêté serment à deux ou trois Constitutions, servi cinq ou six régimes, violé dix fois les lois qu'ils avaient juré de défendre !
- Hé! hé! faisait Boissier. Moi qui suis vieux et qui ai passé par tout cela, je me disais que ce n'était pas si faux! ... Nous l'avons mis à pied... Il nous a dit tranquillement : - "Je n'ai presque rien. Maintenant je n'aurai plus rien. Vous allez me priver du fruit de mon travail. Naturellement, je n'en serai que plus anarchiste..." - Oh! il n'est pas bête, et il est sincère... Mais c'est un fou!
Je passe sur l'énoncé des théories de cet anarchiste, de ses propos sur la patrie et sur l'armée, qui faisaient pousser des cris, lever les bras, rouler les yeux à l'assistance. Moi qui me sentais enchaîné par l'Etat, je me rongeais de ne pouvoir parler.
Suivit une conversation d'un ordre différent, sur le mélange des races, les croisements de sang. On dit d'énormes gauloiseries, des facéties graveleuses, que dégustait l'hôtesse, en avalant sa salive. Toute la soirée, elle garda son air un peu endormi, les paupières mi-closes, l'oeil voilé, le ton nasillard, lent et dolent, même dans les polissoneries.
L'entretien rebondit dans la politique, où Boissier attaqua le gouvernement, et le ministre de l'Université. Tous convenaient que l'on allait à un chambardement général.
- Dans dix ou quinze ans, disait le ministre, vous m'en direz des nouvelles, de la bourgeoisie ! Et ce sera bien fait !...
L'étonnant était le ton jovial et dégagé, dont ces hauts fonctionnaires de la République parlaient du cataclysme. Ils y marchaient, "d'un coeur léger". On était sûr qu'aux premiers craquements du bâtiment, ils décamperaient. Il n'y aurait bientôt plus en France que deux pouvoirs ennemis : le socialisme naissant et le cléricalisme renaissant." (...)
Puis Boissier parla de l'immortalité. Il dit qu'il espérait plus tard contempler les choses d'ici-bas d'un lieu là-haut (où sans doute il continuerait son bavardage et es cours d'archéologie mondaine). Au fond de la pièce, le financier et le politicien se tordaient. C'était une idée falote, en effet, dans le cercle de ces gros corps et de ces esprits de plomb : là-haut, planant dans l'Elysée, l'âme de Gaston Boissier, avec ses favoris et son sourire crispé... Ils ne s'en trcassaient pas, eux, de l'autre monde! Ce monde-ci leur suffisait, ils y calaient leurs larges pieds. Ils parlaient colonisation, exploitation, ils remuaient les millions à la pelle. Ces hommes d'affaires étaient aussi, pour une bonne prt, des "faiseurs", des comédiens à leur manière. au bout du compte, ils ne me paraissaient pas beaucoup plus sincères que les artistes de la Foire, où les uns et les autres paradaient. Les politiciens ramenaient le monde à leur politique, et les artistes à leur art. Ni les uns ni les autres n'avaient pourtant de convictions en art ou en politique. Les hommes d'Etat républicains ne croyaient pas à la République. Les artistes de "l'art pour l'art", ou du néo-mysticisme, ne croyaient pas au mysticisme ni à la réalité objective de l'art. Au fond, ils ne s'intéressaient, chacun, qu'à soi. Tout le reste ne comptait qu'à titre d'accessoire, de deux choses l'une, avantageux ou fastidieux."
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