Romain Rolland et Nietzsche
28 Août 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1910 à 1935 - Auteurs et personnalités
"Je ne veux pas aller plus loin sans règler mon compte avec Zarathustrâ. Il ne faudrait pas croire que je l'eusse lu (*). Je ne connaissais, à cette date, rien de Nietzsche, que quelques mots de Malwida (**), qui n'avaient point retenu mon attention. L' "idéaliste" avait pourtant été son amie, et Nietzsche lui avait montré plus de clairvoyante affection et de respect que l'égoïste Wagner, qui jugeait des gens d'après le degré d'admiration aveugle et les services que lui et son art pouvaient attendre. Et cependant, Malwida tenait plus de compte de celui des deux qui tenait d'elle le moins de compte ; et docilement, selon la consigne de Bayreuth, elle appréciait Nietzsche en fonction de servant du temple : dès l'instant qu'il en était écarté, elle l'écartait de sa pensée. Il la gênait. Elle admirait L'Origine de la Tragédie, mais elle jetait le manteau sur les écrits qui avaient suivi ; elle attribuait à la maladie tout le génie du Dionysos déchaîné. - Et c'est pourquoi je n'en connus rien, avant que, rentré de Rome à Paris, deux ans plus tard, j'aie reçu, par un article décoloré de la Revue des Deux Mondes, le reflet Zarathustrâ, - le rugissant écho du "lion qui rit"..
Et cependant, je l'avais, longtemps avant de le connaître, entendu rugir en moi. Nous avons été ainsi nombre de jeunes hommes, qui respirions l'atmosphère nietzschéenne, avant de savoir même que Nietzsche existât. Cela ne surprendra que ceux qui croient que ce sont les grands hommes qui créent l'atmoshère de leur temps. Les grands hommes son ceux qui traduisent avec le plus d'éclat l'âme du temps qui va naître et ses effluves. Mais ces effluves nous baignent, sans que nous eussions besoin qu'un de nos aînés nous les révélât. Nietzsche a été le major de notre promotion ; mais notre promotion s'était formée sans lui ; et j'en sais même, parmi nous, qu'il a gêné, comme Suarès(***), qui s'est longtemps refusé à le lire, par dépit de retrouver dans ses écrits ce que son propre instinct lui faisait découvrir N'ayons de crainte pour l'Amérique ! Faute d'un Christophe Colomb, il s'en trouvera toujours d'autres, pour découvrir le Nouveau Monde. Le vent mène la barque. Gloire au vent !"
Romain Rolland - Mémoires (p. 106-107)
Note personnelle
*en 1890. Rolland a alors 24 ans
** Malwida von Meysenbug qui a 74 ans à l'époque vit à Rome où l'a rencontrée Rolland l'année précédente
*** André Suarès, camarade de promotion de Rolland à Normale Sup'
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