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Le blog de Frédéric Delorca

Semprun et les snobs, Claude Lanzmann et Kim Kum-Sum

13 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1950-75 : Auteurs et personnalités

debray-copie-1.jpgBon, de retour de weekend, j'aurais des tas de petits trucs à préciser. Par exemple en ce qui concerne Semprun : l'hommage que lui rend Régis Debray est quand même un chouïa exagéré. En le présentant comme une sorte de patriote internationaliste - comme Fucik (voir Edgar à ce sujet, ainsi nous faisons une référence en boucle) - il projète surtout son propre cas sur Semprun, et il oublie juste un détail : cette déclaration ubuesque que j'ai entendue dans la bouche de l'ex ministre espagnol vendredi soir (dans un documentaire que lui consacrait France 5) "il y avait une forme de snobbisme à se dire pour le 'non' au référendum sur la Constitution européenne en 2005". Vous avez bien lu : voilà ce que ce monsieur osait déclarer avant sa mort pour justifier le livre européiste qu'il avait commis avec Dominique de Villepin appelant à voter "oui". Alors là, les p'tits gars, désolé. Le respect pour les morts autant que vous voulez. Mais trop c'est trop. Je ne fais pas dans la diplomatie, la dentelle. Amiscus Plato sed magis amiscus veritas. La vérité d'abord. Et, désolé les bien pensants bourgeois, mais l'amnésie n'est pas mon fort. Alors les mecs, quand vous nous crachez à la gueule que nous autres les nonistes nous étions des "snobinards", mon sang ne fait qu'un tour. Pauvres types ! C'était vous, les ouiouistes (comme vous nommait PLPL) qui nous écrasiez de votre  mépris à longueur de journée, parce que nous étions trop "peuple", trop cons pour comprendre votre traité minable de 10 000 pages, trop fachos, trop marxos, trop provinciaux, trop avinés, trop machos, trop fauteurs de guerre, que sais-je encore ! C'est vous qui aviez de votre côté tous les journaux, toutes les télés, tous les artistes des beaux quartiers, tous les psys distingués, tous les sociologues sans couilles ! Alors vous, bande de traîtres à la cause des peuples, trois ans après votre défaite, vous osiez encore revenir à la charge pour en plus nous traiter de snobinards parce que nous avons eu le mauvais goût de remporter ce scrutin qui n'était à vos yeux qu'une formalité pour sceller votre idéal distingué d'europitude. Beurk ! 

 

Je me suis dit que Régis Debray était trop gentil - je le lui avais dit d'ailleurs en 2000 sur le Kosovo - et que moi aussi je l'étais beaucoup trop. Nous sommes pleins de nuances à l'égard de nos adversaires politiques quand ceux-ci ne le sont pas. Et trop remplis d'indulgence à l'égard des transfuges. Car c'est ce que fut Jorge Semprun qui commença au Parti communiste et finit comme ministre de la culture d'un des gouvernements les plus corrompus d'Espagne, baisant les mains du roi qui valida les pires impostures institutionnelles (et le fait qu'il fût enterré - finalement en Seine et Marne et non au Pays basque - dans le drapeau républicain ne change pas grand chose à l'affaire).

 

Oui, nous sommes pleins d'égards pour ceux qui hissent le drapeau blanc, ils sont les héros de notre temps. Nous les chérissons plus que ceux qui crevèrent dans les geôles de la Gestapo comme Fucik. Vous savez quelle est ma fierté, moi qui suis pourtant aux antipodes du stalinisme et de toutes les religiosités du marxisme ? c'est d'avoir exhumé cette phrase de Ladislav Stoll à propos de l'internationalisme concret de Fucik conjugué à son patriotisme contre le parisianisme "bobo" de la bourgeoisie praguoise. Et ce non pas seulement à cause de son contenu, qui est très juste, je trouve, mais aussi parce qu'en le citant, je sors de l'oubli (il n'a même pas sa fiche sur Wikipedia et presque aucun site n'évoque son nom) un stalinien en chef que le Printemps de Prague a balayé. Oui, M. Semprun, c'est ma petite snorbinardise à moi. Je ne connais rien de Ladislav Stoll, à part qu'il fût ministre de la culture et qu'après le XXème congrès du PCUS on le plaça à la tête d'une revue. Peut-être a-t-il fini sa vie comme un salopard qui étouffait la créativité de la jeunesse tchèque. La vieillesse vous conduit souvent à étouffer le peuple des jeunes qui cherchent à vous renverser. King Lear. Peut-être même a-t-il contribué à envoyer des tas de gens bien dans les mines de sel. Peut-être pas, je n'en sais rien. On ne sait rien de lui. Mais j'aime sa préface au bouquin de Fucik. Elle est parfaite. Elle parle pour les sans-voix. Elle dénonce ceux qu'il faut dénoncer, ceux qui ont traîné la République tchécoslovaque dans toutes les abjections jusqu'à la collaboration avec le nazisme. Voilà, il fallait que cela aussi fût dit.

 

En parlant du drapeau blanc, vous allez rire et blâmer ma bêtise profonde, mais c'est seulement avant hier, 12 ans après sa publication, que j'ai compris pourquoi l'appel pour une paix juste et durable dans les Balkans écrit par Catherine Samary, signé par Bourdieu et Chomsky, et mis à l'honneur par Agone, appelait à l'accueil chaleureux de tous les "déserteurs yougoslaves" (lisez : serbo-montégrins) - une bizarrerie que je trouvais à l'époque dégueulasse alors que nous étions en train de pilonner joyeusement la République fédérale de Yougoslavie. Je l'ai compris en lisant le Lièvre de Patagonie de Lanzmann : c'est parce que pendant la guerre d'Algérie, le soutien aux déserteurs français avait été au centre de tous les débats. J'ai été stupéfait. Le complexe algérien qui travailla la gauche française pendant la guerre du Kosovo je l'avais diagnostiqué en lisant le Canard Enchaîné en mars 2000, j'avais même écrit un article là dessus le jour même de cette lecture "La gauche pacifiste et les Serbes". Mais je n'en avais pas idéntifié la trace au coeur même de cet Appel de 1999. En tout cas c'était encore un éloge de la désertion, un art que la gauche pousse hélas à des degrés de raffinement extrême de nos jours.

 

Puisque le nom de Claude Lanzmann vient d'être lâché, je dois à nouveau parler de son Lièvre de Patagonie. Je suis en désaccord avec lui sur des tas de sujets mais franchement il n'est pas possible de ne pas avoir de l'estime, et même de la sympathie pour cet homme, après avoir lu son livre.

 

Je n'évoquerai pas son travail sur la "Shoah" (le génocide des Juifs entre 1941 et 45) car c'est évidemment la partie la plus facile à louer de son oeuvre, et bien sûr la plus évidemment légitime. Je veux mentionner son chapitre sur la Corée du Nord.

 

Très franchement j'étais à deux doigts de n'en parler que dans mon journal personnel, parce que j'ai un rapport intime à ce chapitre là, je le ressens comme tel. Mais comme ça a aussi à voir avec un de mes livres (que j'ai d'ailleurs décidé d'envoyer à Lanzmann), celui sur les stoïciens, j'ai décidé d'en parler sur mon blog lui-même, tant pis si les lecteurs de passage ne voient pas bien où je veux en venir.

 

kim-jong-ilDisons le tout net : j'ai été captivé par ce chapitre. A aucun autre moment de la lecture du livre je ne me suis autant identifié à lui que dans ce chapitre. Il y raconte son voyage officiel en Corée du Nord dans les années 1950. Sur le plan "objectif" j'aime beaucoup tout ce qu'il dit sur le Pyongyang de cette époque, et la comparaison qu'il fait un peu plus loin avec le Pyongyang des années 2000, qu'il a retrouvé à 50 ans de distance, avec ce travail du temps sous la férule d'une dictature fossilisée. Tout cela est passionnant, mais ce n'est pas le plus important. Le plus fort de ce passage, c'est la dimension subjective. Sa façon de vivre un voyage officiel (et vous savez que moi-même j'en ai vécu un, en Transnistrie), et surtout, surtout, cette histoire d'amour avec l'infirmière nord-coréenne Kim Kum Sum, qui m'a littéralement bouleversé au point que j'en ai été mal à l'aise pendant près de 48 heures après sa lecture.

 

Lanzmann reconnaît que, comme Sartre, il était très fleur bleue, et que tous les deux pouvaient pleurer à chaudes larmes au cinéma et puis encore après devant une belle histoire d'amour. C'est une particularité que j'ai un peu en moi aussi, quoique je la laisse s'exprimer moins librement qu'eux, notre époque consumériste ayant entrepris de la réprimer avec une violence et une efficacité redoutables. Cela explique bien sûr qu'il se soit abandonné à traverser ainsi Pyongyang avec sa belle infirmière au péril de sa vie et de la sienne, dans une fuite aussi effreinée que désespérée.

 

Mais des expressions stéréotypées comme "fleur bleue" ne signifient absolument rien. Elles cachent le problème plus qu'elles ne permettent de le comprendre. Quand je lis ce chapitre, je n'ai pas besoin de me remémorer ma propre fuite, à deux, dans les rues de Belgrade à la tombée du jour en novembre 1999. L'image ne m'est même pas venue à l'esprit, parce que ce que je ressens à la lecture de cette histoire est totalement indépendant de ce que j'ai vécu à ce moment-là. C'est juste une façon de fonctionner et de ressentir que j'ai en moi et que j'ai de commune avec Lanzmann. Je sais que dans la situation de Lanzmann, avec cette infirmière nord-coréenne, j'aurais agi exactement comme lui, quoique sans doute avec moins de courage et moins de succès.

 

Dans cette fuite il y a bien sûr tout le tempéramment de l'auteur, mais aussi ce qui fera de lui un auteur engagé, ce qui est au fondement de tout son style de présence au monde. Il est très étonnant de voir combien Lanzmann assume complètement le fait que ce rapport au monde est lié à un rapport à l'autre sexe et à sa chair, autant qu'à une histoire politique, chair et politique s'entremêlant dans cette escapade folle de la façon la plus significative et la plus véridique qui soit. Je comprends que Lanzmann ait été hanté par cette histoire - et sa volonté d'en faire un film - pendant des années - ayant été moi-même hanté par l'idée d'en faire un livre, dont je n'ai finalement accouché qu'en janvier dernier et encore très mal (c'est plus d'un avortement que d'un accouchement qu'il s'agit). Je ne puis m'empêcher de songer combien le monde actuel parvient à priver aussi bien la politique que la chair de toute signification, rendant ce genre d'aventure romantique non seulement inenvisageable, mais quand elle a quand même pu se réaliser, irracontable. Et après avoir lu Lanzmann je m'en suis voulu de n'avoir pas assumé le récit de ma propre aventure aussi bien que lui, de l'avoir enveloppé dans une mise à distance, comme pour m'excuser auprès de mon époque. Mais il est vrai que ma propre mise à distance est aussi due au fait que je n'ai pas eu, comme lui, la "chance" de devoir faire mon deuil de mon l'histoire au lendemain même de son échec, Internet étant déjà à pour prolonger artificiellement ce qui devait mourir plus tôt.

 

Le mystère dans cette histoire coréenne, c'est bien sûr Kim Kum Sum. Le contraste extraordinaire entre sa soumission aux règles totalitaires pendant quatre ou cinq jours et sa soudaine "libération" le dernier jour, une libération qui ne peut se dire que dans le langage de la sexualité (vu que les mots, sans langue commune sont impossibles).

 

Je perçois d'ici le regard intellectualisant ou cynique sur cette histoire. Il y a les cyniques qui diront que la fille était bassement intéressée et qu'à travers la sexualité elle cherchait simplement la seule voie possible pour échapper à la pauvreté nord-coréenne. Sauf qu'elle se maquille et s'habille d'une façon provocante le dernier jour en sachant pertinemment que les "casquettes" comme dit Lanzmann (la sécurité nord-coréenne) ne lui laissera rien faire avec l'étranger. Les féministes diront que la femme dans cette histoire est enfermée dans une fonction très stéréotypée. Remarque qui ne mériterait même pas un commentaire. Les "Indigènes de la République" repèreraient là le cliché colonial par excellence, et rappelleraient cette idée qu'on trouve chez Spivak selon laquelle le colonialisme, c'est un Blanc qui veut soustraire une Noire au pouvoir sexuel des Noirs (ou encore une Jaune au pouvoir sexuel des Jaunes).

 

Bien sûr ces approches cérébrales ne m'intéressent pas. Ce qui m'intéresse moi, c'est cette formidable disponibilité de l'écrivain engagé à épouser au péril de sa vie le geste de fuite d'une femme, et ce dans un schéma qui a un certain moment oppose la trame narrative politique collective à la trame narrative du désir individuel, et plus encore cette façon qu'a la femme de pressentir et de vouloir la possibilité de la fuite à deux, bien qu'un mur, au bout de la course, les attende l'un et l'autre.

 

Comme le dit Lanzmann aujourd'hui Kim Kum Sum est-elle morte ou très âgée. La retrouver n'a en soi guère d'intérêt - sauf à chercher à connaître sa propre vision de cette histoire, mais l'a-t-elle conservée avec exactitude au bout d'un demi-siècle ? Seul cet instant avait un sens, cette journée dans les années 1950. Et en même temps quel sens lui donner ? On ne peut poser qu'un immense point d'interrogation sur cette affaire.

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E
<br /> ça se lit bien même deux ans après.<br />
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O
<br /> <br /> Je ne puis m'empêcher de songer combien le monde actuel parvient à priver aussi bien la politique que la chair de toute signification, rendant ce genre d'aventure romantique non seulement<br /> inenvisageable, mais quand elle a quand même pu se réaliser, irracontable.<br /> <br /> <br /> Oui. J'ajouterai : ce que pour ma part j'aimerais raconter, c'est ce a quoi, en Orient, la chair m'a fait echapper, ou comment, avec un syrien, quelque chose en moi s'est effondre, comme<br /> un retour du reel affectif prenant le pas sur un delire ideologique. Or, des que je m'y emploie, c'est ce reel - la force de l'etreinte, la proximite infinie de l'ennemi, la douceur presque<br /> violente de sa peau - qui est percu comme delirant. Reste la fierte, la gloire secrete du souvenir, quelque chose de droit et qui ne se resoud pas a la force des choses. <br /> <br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> "La fierté, la gloire secrète du souvenir"... Etreinte avec un ennemi(e), ou avec une victime supposée de l'ennemi - un(e) dissident(e) -, ou avec quelqu'un(e) qui est à la fois les deux,<br /> étreinte interdite, étreinte qui dans une histoire trahit un principe auquel on croyait, ou auquel tout le monde doit croire, étreinte au carrefour d'histoires individuelles et collectives. Du<br /> Roméo et Juliette avec l'aspect tribal en moins. Mais pourquoi est-ce dans cette "proximité infinie" que cela marque autant, plutôt que par les mots ? Les "Mystères d'Aphrodite" disaient les<br /> Grecs. Il reste en effet quelque chose du mystère là dedans. Tu devrais sans doute "raconter" comme tu dis (par l'écriture). Je me demande toutefois si cela sera intelligible dans les décennies à<br /> venir, tant tout est fait pour vider l'étreinte (comme l'histoire) de son sens.<br /> <br /> <br /> <br />