Serge Daney, l'antifascisme, le cinéma bourgeois, la Chine
27 Novembre 2013 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Cinéma
Les lecteurs de ce blog le savent, je ne suis pas un fan du gauchisme soixante-huitard (surtout de ce qu'il est devenu sous Mitterrand et après) ni de son intellectualisme (tout en n'étant pas fan non plus de l'anti-intellectualisme), mais je lui reconnais certaines vertus, une capacité de franchise et de rupture, dont mon "catonisme" se veut l'héritier. Je retrouve ces qualités dans les textes de Serge Daney, le chroniqueur de Libé dans "La Maison cinéma et le monde" t. 1 (ed. POL). J'ai accroché à Daney en écoutant ou lisant ses interviews peu de temps avant sa mort, quand il n'hésitait pas à s'avancer sur les pentes dangereuses de l'ontologie et du mysticisme. Tout ce qu'il disait alors me semblait fort intelligent et pertinent. D'ailleurs j'ai toujours aimé le monde des critiques de cinéma (les vrais, pas les publicitaires du cinéma que nous avons aujourd'hui) car le cinéma - le grand - fait avancer certaines interrogations mieux que les livres, c'est donc un domaine d'intelligence (et dans les années 90 on ne pouvait se dire cultivé si l'on n'était cinéphile, et pas cinéphile sur Youtube !).
Je ne suis pas déçu par la chronique de ses années 70. Daney ne mâchait pas ses mots. Je suis heureux de le voir écharper Chapier (qui a fat une belle carrière la TV ensuite), critiquer le pompidolisme et son deuil revendiqué de l'idéal de la résistance. Plus fort encore, Daney étripait l'odieux Semprun (voyez mon avis sur lui ici) bien avant qu'il ne devînt le chantre du ouiouisme, à propos d'un film-docu "Les deux Mémoires" où le cuistre espagnol semble renvoyer dos à dos jeunes et vieux, franquistes et antifranquistes dans un joyeux mépris pour les luttes sociales espagnoles de 1974. Daney fonce, avec audace et probité, il flingue Elia Kazan pour avoir laissé entendre dans "Les Visiteurs" qu'une pacifiste américaine peut jouir d'être violée par d'anciens du Vietnam (p. 127) à l'heure où tout le monde encensait le film faussement taxé de "progessiste". A "Lacombe Lucien" (p. 327) de Louis Malle, Daney reproche d'être "humanitaire" et de ne voir le clivage de classe que comme une contradiction parmi d'autres dépassable dans la nature humaine. "La bourgeoisie peut très bien tenir un discours (bourgeois) sur ce qu'elle occultait encore hier : elle peut filmer des débauches sexuelles si elle garde le monopole d'un discours normatif (éducatif) sur le sexe."Mais surtout il reproche à Malle de concevoir un paysan français comme forcément dépourvu de repères politiques et forcément manipulé, comme aime à le dépeindre l'extrême-droite. Comme tout cela est d'actualité à l'heure où fleurit partout le mythe d'un peuple français innocent et angélique odieusement "manipulé" par ses élites...
Daney n'aime pas le mépris du PCF pour la classe ouvrière (sous couvert de l'incarner). Il est là-dessus sur la même ligne que Bourdieu, à qui il fait d'ailleurs un clin d'oeil en évoquant son intervention dans un colloque de cinéma en 1979, à l'heure où le sociologue n'était pas encore une star.
Surtout le critique de Libé, n'a pas son pareil pour débusquer toutes les astuces de l'image et du discours pour dépolitiser le regard, et légitimer partout l'ordre établi (des astuces qui ont enfanté le monde répressif et débile, pessimiste et terrorisé dans lequel nous vivons).
Je vous livre ici une page, une seule, début d'une critique politique au vitriol d'un film d'Antonioni sur la Chine (il ne lui épargne rien, de ses partis pris, de ses angles d'approche, de ses trucages). Je vous la donne parce que je sais que la Chine vous fait peur (vous craignez qu'elle réduise l'Europe à la famine), parce que vous ne l'aimez pas, et parce vous ne voulez pas, oui, vous, chers lecteurs, chercher des solidarités ni même des dialogues avec les Chinois (nombreux encore, notamment parmi les jeunes) qui restent attachés au maoïsme. Je vous la livre parce qu'elle monre que déjà en 1973 on parlait de "miracle chinois" parce que tous les Chinois désormais mangeaient à leur faim (la page suivante l'explicite non scannée ici encore plus) et surtout parce qu'elle démystifie parfaitement les deux biais d'une lecture conservatrice de l'évolution de ce pays : une qui joue sur la peur, l'autre sur la rêverie de la Chine éternelle.
Tout n'est pas politique dans le regard humain, et l'énervement gauchiste a produit beaucoup d'égarements et de désertions au final. Mais l'intransigeance des années 70 avait du bon, s'y ressourcer peut s'avérer utile - peut-être même salutaire.
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