Articles récents
Soif d'erreur
Je déjeunais hier avec un éditeur à Paris qui me disait : "Vous faites partie du troisième cercle du pouvoir intellectuel, si l'on admet que le premier est composé des grands éditorialistes parisiens. Le troisième cercle ce n'est déjà pas si mal : des gens vous lisent, certais journalistes vous interviewent. Par rapport à ma femme de ménage..." Par rapport à une femme de ménage, certes... Moi je dirais plutôt que nous sommes la cinquième roue de la charette. Affaire d'appréciation je suppose.
Plus intéressant : il me parlait d'une imposture littéraire que je n'avais pas suivie. L'histoire du sans-papier Omar Ba qui dans le livre "Soif d'Europe" expose un récit bidon. "Les journalistes ont besoin de faux, tout le monde s'est rué sur cette histoire sans la vérifier" me disait-il. Sans doute une problème hormonal. Les médias aiment les émotions fortes. Il y a trop d'hormones dans les "cercles du pouvoir intellectuel".
Les oligarchies "progressistes"
J'ai rédigé un petit billet factuel sur l'élection de mercredi dernier au Zimbabwe pour le blog Atlas alternatif :
Un ami communiste m'écrit :
"De mon point de vue, Mugabe est effectivement à lui tout seul un excellent symbole de l’Union Africaine, c’est un excellent agent de l’impérialisme.
L’Union Africaine, en particulier son union régionale, la fameuse SADC, le soutient comme elle soutenait Ben Ali et Kadhafi, comme elle soutient la totalité des dictatures africaines.
Moi personnellement, je soutiens par exemple les mineurs de Marikana. "
Certains contributeurs de l'Atlas alternatif rejetteraient cette position (très répandue aujourd'hui au sein de la direction du PCF et du PG) comme trotskysante, trop axée sur la défense des mouvements sociaux, excessivement hostile au rôle des Etats (bien souvent répressifs surtout quand ils font l'objet de pressions impériales extérieures comme c'est le cas du Zimbabwe), remparts naturels du capitaliste mondialisé, et de ce fait, objectivement "utile" au capitalisme international.
Pour ma part, je suis beaucoup plus nuancé. On ne peut pas se dire de gauche et révolutionnaire et se résoudre à ce que des peuples vivent sous la coupe d'une oligarchie locale même si cette oligarchie se pare des attributs du progressisme. Et l'on sait que la passion des pouvoirs forts est le moteur principal du rouge-brunisme (on le voyait en Serbie en 2000 par exemple). A mon avis on ne doit pas faire preuve d'une indulgence excessive pour les pouvoirs "forts" qui dans le tiers-monde s'opposent aux Occidentaux lorsque ceux-ci ne servent pas la cause de l'émancipation de leur peuple (création de coopératives, programmes de distribution des richesses et des droits sociaux volontariste comme cela se fait dans les pays de l'ALBA) et engraissent des oligarchies (russe, chinoise etc) tout à fait comparables à l'oligarchie occidentale. Mais il y a un devoir d'intelligence qui nous oblige à lire, faire connaître et intégrer le point de vue de ces oligarchies, et des forces sociales qui les soutiennent, ainsi que de montrer en quoi les inititiatives de ces oligarchies contrarient les projets planétaires des nôtres. C'est ce qu'essaie de faire le blog de l'Atlas alternatif (qui par ailleurs accorde aussi une place importante aux mouvements sociaux et à d'autres facteurs de progrès social pour l'humanité).
L’Amant de Lady Chatterley vu par Emmanuel Berl
« Pour rendre le dénouement possible, et aussi parce qu’il faut que le lyrisme de Lawrence s’exprime, il invente un concours de circonstances évidemment exceptionnel, et par rapport à son idéologie-arbitraire. Malraux le note fort bien dans la préface qu’il a écrite »
« L’érotisme ne peut être que le développement d’une solitude, s’il ne mène pas à la formation d’un couple. Constance serait fatalement ramenée à la frivolité que Lawrence dénonce, si son amour pour Mellors ne parvenait pas à la faire vivre avec Mellors, à dédier à Mellors, sa vie (…) L’amour est justement le seul moyen d’intégrer l’érotisme à la vie, de lui obéir sans refoulement ni mensonges, puisque, sans amour, l’érotisme ne sera qu’une halte, dans la vie, rêve d’abord, et, en fin de compte, intoxication »
« La séparation de l’érotisme et de la vie résulte sans doute de la manière dont la société sépare le plaisir des sens et le mariage » (Emmanuel Berl, Revue Europe 15 février 1932 p. 273-274)
Je mâchouille ces réflexions depuis hier. Des réflexions qui n’ont rien à voir avec l’époque actuelle (où l’érotisme n'est plus qu'une annexe d'une science générale du bien-être complètement déshumanisante). Je repends en quelque sorte la réflexion sur l'amour et le socialisme, au point où les ancêtres d'avant 68 l'ont laissée.
La réflexion de Berl comporte trois volets ou trois mouvements (si l'on y voit une progression, ce qui reste à démontrer). Le première, stoïcien en un sens, c'est que le désir ne peut pas être laissé libre, mais orienté vers un devoir universel. Le deuxième est que ce devoir universel dans la société d'aujourd'hui ne peut que s'incarner dans le couple (écho furtif à l' "Histoire d'un roman" de Gorki dans la même revue p. 157 "s'il n'est pas possible d'aimer en même temps une foule d'hommes différents, il est peut-être très intéressant de se donner à beaucoup d'hommes incarnés en un seul", et retour au stoïcisme impérial de Sénèque et Epictète). Troisième mouvement : si la société devient socialiste, vie et érotisme se réconcilieront en dehors du couple (retour au premier stoïcisme).
Notez comme cette problématique est habitée par la thématique du don (pensez à Marcel Mauss), problématique anéantie par la pensée 68 (Jacques Lacan "Aimer, c'est donner à l’autre ce que l’on n’a pas", ce que le capitalisme contemporain remplace par « Aimer c’est prendre »).
Avant hier soir Zizek était l'invité de Laure Adler (beurk) sur France Culture. Les jeunes chomskyens (qui cherchent désespérément chez tonton Noam des raisons ou des moyens d'aimer - cf ci dessous) ont dû avoir des boutons.
ps : faudrait que j'écrive un traité d'érotisme. J'y dirai en quoi pour les rapports avec une nana dont on est follement amoureux, je désapprouve la levrette, et pourquoi je ne cautionne la fellation qu'à des conditions très précises. Tous les grands philosophes ont été des réformateurs sexuels, donc des prescripteurs dans l'âme.
Alleg, Verchuren, faits divers en été
Je ne sacrifie pas trop aux hommages nécrologiques. Peut-être le devrais-je. Il y a dix jours est décédé Henri Alleg, militant anticolonialiste illustre que j'ai croisé dans diverses conférences anti-impérialistes à Paris jadis (mais je ne lui ai jamais vraiment parlé, à la différence de mon ami Nils Andersson qui fut son éditeur au temps de la censure). A quoi cela sert-il de parler des morts ? Pour les faire découvrir aux jeunes con-sommateurs d'infos qui parcourent ce blog (et qui ne prennent pas dix secondes pour réagir à des billets comme celui que j'ai écrit sur la revue Europe cette semaine et qui m'a coûté quinze heures de boulot) ? Il paraît que Jacques Vergès malade en ce moment pourrait être le prochain sur la liste.
Je pourrais aussi parler d'André Verchuren accordéoniste décédé il y a dix-sept jours dont le nom évoque le temps de mon enfance où l'accordéon était présent partout à la radio, à la TV (un télespectateur avait écrit à la chaîne qui diffusait les Shadoks avant le journal de 20 h pour demander qu'on passe de l'accordéon à la place). Cet instrument était symbole de la ringardise à nos yeux, comme le fut l'émission de Pascal Sevran qui l'invitait au titre de la nostalgie rétro dans les années1990, et comme l'est celle de Patrick Sébastien avec sa brochette de papys et de mamies traités au collagène aux yeux des types de 20 ans aujourd'hui.
Je pourrais, oui, parler de ces décès, comme Jean-Pierre Chevènement sur son blog parle de celui de Bernadette Lafont sur son blog, allez savoir pourquoi. Mais je ne suis pas très nécrologie. Que ceux qui veulent savoir qui a existé et pourquoi aillent le regarder dans des livres. Mais il est absurde qu'ils apprennent leur existence à l'occasion de leur trépas.
De même que je ne suis pas "faits divers" vous l'aurez remarqué. Je n'ai pas allumé la TV depuis quinze jours. Et le traitement de l'information sur le déraillement du train espagnol, que je découvre dans le petit resto de Kebab à côté de chez moi (car lui a son poste de télé allumé) m'amuse beaucoup. Le présentateur demande à un psychologue ce que ça doit faire de perdre un enfant dans un accident, et si les gens vont s'inquiéter devant les déraillements en série, on étudie par coeur le tempérament du conducteur fautif. Autant de bruit et de vent qui seront oubliés dans trois mois. Le règne du vide absolu. est-ce que ce vide ne rend pas les gens très malheureux au fond ? Je n'en sais rien.
Souvenir de ma conversation lundi dernier (jour de l'inscription de la branche armée du Hezbollah sur la liste des organisations terroristes par l'Union européenne) à Paris avec un pote journaliste (un très grand journaliste). "Je m'assieds contre le mur pour éviter les snipers", me dit-il en s'installant dans la brasserie. On parle de Samuel Laurent que, finalement, je n'aurai pas pu rencontrer malgré le commentaire sympa qu'il a laissé sur ce blog en juin (il semble qu'il ait disparu complètement de la circulation).
Putain, quel con ! Je devrais être aujourd'hui à Pyongyang pour les 60 ans de l'armistice en Corée. Ayant compté à tort sur une invitation qu'on m'avait fait miroiter j'ai raté le coche. Quel abruti je suis ! Bon, vous vous êtes endormi avant la fin de la lecture de ce billet ? Tant mieux. De toute façon, il n'était pas écrit pour vous. Il est juste écrit pour mes archives. J'ai aussi mon journal papier pour moi, mais écrire un peu sur clavier présente aussi quelque charme. Affaires à suivre...
La revue Europe du 15 février 1932
Je vous propose un petit voyage dans la revue Europe, fondée par Romain Rolland en 1923, du 15 février 1932. Vous venez avec moi ?
D'abord une petite vidéo, pour que vous puissiez visionner l'objet, jauni par les ans. Il est ici. Avantage (par rapport à une version scannée par Google) de voir l'objet, de le toucher, de pouvoir se demander quelle personne, aujourd'hui squelette enterré dans on ne sait quel cimetière, l'a touché, parcouru, en février 1932).
Bien, maintenant que vous avez visionné la chose, plongeons-nous dans cet univers. Couverture : numéro 110, édité par les éditions Rieder, 7 place Saint-Sulpice et vendu à 6 francs (un livre coûtait 15 fr). Bon passons sur l'éditeur, on ne fera pas dans la vaine érudition, ça n'a guère d'importance. Vous voyez les noms sur la couverture ? Maxime Gorki, Philippe Soupault - le poète surréaliste -, Emmanuel Berl, Raymond Aron, André Spire (pour ceux qui ont des lacunes en histoire littéraire française, je vous laisse regarder sur Wikipedia les itinéraires de tous ces gens), que du lourd, comme on dit aujourd'hui.
Tournons la page. La deuxième de couv est amusante. On y lit que "les rédacteurs en chef reçoivent le jeudi de 4 heures à 6 heures" (à l'époque les gens se rencontraient physiquement et il était courtois d'ouvrir sa porte au visiteur, voyez les mémoires de Gide), que tous les droits de reproduction sont réservés "pour tous les Pays (avec majuscule), y compris la Russie" (sic - bizarre singularité russe mise en exergue par la formule qui ne dit même pas URSS).
Page 3 une pub pour les Confessions de Bakounine de 1857 publiées par le même éditeur, pour "MK Gandhi - Sa vie écrite par lui-même", préfacé par Rolland, un bouquin de Cortot sur la musique française de piano. un Gustave Doré par Tromp. le premier roman du prix Nobel norvégien de 1930 Knut Hamsun.
Avançons un peu. D'abord la nouvelle de Gorki, "Histoire d'un roman", qui nous parle d'une jeune femme un peu détachée de sa vie, de ces femmes qui passent leur vie à attendre. "Elles parlent peu et banalement, elles n'ont pas de goût pour les dissertations et traitent les drames inévitables de leur existence avec le tranquile dégoût de personnes propres. Elles ont des enfants sans entrain. Après chaque période importante de leur vie, leurs yeux ont l'air de demander muettement : - C'est tout ?" Une jolie nouvelle qui mêle le romanesque et le réel, et qui présente au fond toutes les caractéristiques de ce que Marcel Aymé dénonce dans "Le confort intellectuel" (la valorisation de l'informe, de l'inachevé, de l'imprécis). Je repense à Benda aussi, il ne devait pas aimer la revue Europe, lui était à la NRF, que Rolland n'aimait pas.
Ensuite "Les impatiences de l'armistices" de Jean Pruvost. un témoin de 14-18 qui crache merveilleusement bien sur les historiens, et parle de l'armistice en révolutionnaire socialiste qu'il est. Des remarques très justes sur le capitalisme étatiste en temps de guerre, l'erreur d'oublier le plébiscite en Alsace-Moselle (en violation des principes de Wilson), l'empressement de la CGT à accueillir Wilson en rade de Brest le 13 décembre 1918, tout ce mysticisme de la victoire qui empêche d'affronter posément les enjeux.
Vient ensuite un poème de Gabriel Audisio, une nouvelle de Camille Aymé, et une de José Eustasio Rivera, écrivain colombien.
p. 250 On sort de la fiction avec un "Courrier de l'Inde" signé par Romain Rolland. Moment sérieux. Malraux a écrit dans sa préface déjà citée ici que Rolland s'est épris de Gandhi pour se consoler un peu de la brutalité de Staline. Ce n'est peut-être pas faux. Rolland y évoque la visite de Gandhi à Londres, et en profite pour donner l'adresse de l'association Friends of India (46, Lancaster Gate, pout ceux qui veulent aller voir sur place si cela existe encore) et la liste des membres : Bertrand "Russel" (Romain Rolland l'écrit avec un seul "l" comme moi il y a dix ans, ça me rassure car Bricmont s'était fichu de moi à l'époque, j'ai cela en commun avec Romain Rolland), Laurence Housman, Fenner Brockway (inconnus de moi, mais je suis faible en lettres britanniques). Il y décrit l'échec de la conférence de la Table ronde (artificiellement remplie de princes et factions de minorités clientes des britanniques), la répression à Peshawar et dans d'autres régions de l'Inde en décembre 1931. Il rapporte fidèlement, amicalement, les propos de Gandhi, comme Zweig recopie les siens dans ses livres (à l'époque pas de lien hypertexte pour faire connaître les mots de ses compagnons)., son arrestation le 4 janvier, et les incarcérations massives des membres du Parti du Congrès. Il salue le soutien de Rabindranath Tagore (pas acquis d'avance, semble-t-il), bref il fait du bon journalisme engagé, honnête, sans doute utile à une époque où l'info circule lentement (est-ce que l'Humanité au même moment, ou la presse socialistte s'intéressent à l'inde ? je ne sais).
Les commentaires de lecture qui suivent sont signés par des plumes célèbres comme je l'indiquais plus haut. La première a été un peu oubliée, est celle de l'historien communiste Jean-Richard Bloch (dont la fille allait être décapitée en Allemagne pendant la guerre). Il commente "Dictateurs et Dictatures d'après-guerre" du comte Sforza (un libéral pourtant). Commentaire prétexte à l'expression de son dégoût des élites européennes actuelles : "En Allemagne, en France, en Italie, en Serbie, en Autriche... la majorité [des hommes qui dirigent] ont été, pendant la guerre, des embusqués ou des profiteurs" (notez au passage le beau mot "embusqués"), "nous ne vivons plus sur un continent civilisé mais dans l'île du Docteur Moreau, ou pour passer d'une comparaison à une autre, disons les andar Logs ont usurpé le gouvernement de la Jungle" (références intéressantes n'est-ce pas ?).
Jean-Richard Bloch n'hésite pas à ajouter en long post-scriptum à son commentaire l'article in extenso publié par l'Oeil de Paris relatif à une conférence donnée par le président du conseil roumain Iora sur "Venise au temps des croisades" à l'amphi Turgot de la Sorbonne à l'automne 1931 (au fait, ça arrive encore que des chefs de gouvernements donnent des conférences d'histoire à l'université française ?). Ce jour là (non daté précisément) huit étudiants "de gauche ou d'extrême gauche sans doute, jetèrent sur les gradins des tracts de protestation contre le caractère d'oppression du régime actuel en Roumanie", des types se précipitent sur ces étudiants, d'autres viennent en renfort, les premiers agresseurs s'enfuient, à l'extérieur téléphonent à la police (aux ordres du célèbre et fascisant Chiappe), qui intervient à la Sorbonne (l'entrée de la police dans les universités est sacrilège et illégale depuis le 13e siècle). Le doyen Delacroix exige le départ des forces de l'ordre, les flics saisissent Delacroix à la gorge, puis celui-ci fut libéré par les étudiants, et sa fermeté de ton, comme dans les récits de l'antiquité romaine, persuada la police de quitter l'enceinte sacrée.Chiappe et le commissaire du Ve viennent en personne faire leurs excuses au doyen et Chiappe crut humain de rappeler que lui-même avait "fait le coup de poing" quand il était jeune.
Les bourdieusiens ne manqueraient pas de voir dans ce récit, une réactivation des valeurs d'autonomie du champ intellectuel par ses serviteurs et protagonistes. Suit un commentaire d'un livre de Barrès par Guéhenno (à l'époque on ne se contentait pas d'ignorer l'adversaire, on le lisait et on en parlait). Louis Guilloux (futur compagnon de voyage de Gide en URSS) chronique "Banjo" de l'écrivain noir américain Claude Mc Kay traduit par Ida Treat (traductrice américaine de Lénine) et Paul Vaillant-Couturier (lui-meme à traduit d'autres écrits de Mc Kay). "Parmi les écrivains de couleur contemporains qui s'efforcent d'exprimer le monde des noirs et de défendre sa juste cause, Mc Kay est à coup sûr un des plus doués". (Hé oui, rappelons nous que ces compagnons de route du PC étaient déjà du côté des descendants d'esclaves aux USA, avant Angela Davis et les Black Panthers).
Soupault s'enthousiasme pour "Mort d'un héros" d'Aldington "meilleur roman de la littérature anglaise depuis la guerre, même si l'on n'oublie pas Contrepoint de Aldous Huxley". Berl s'intéresse à l'Amant de Lady Chatterley (j'y consacrerai peut etre un billet à part). Sur le théâtre une chronique de Judith de Giraudoux, sur le cinéma Eugène Dabit (auteur du roman Hotel du Nord) commente le premier film parlant soviétique, Le Chemin de la vie de Nicolas Ekk, hisatoire d'enfants abandonnés pendant la guerre civile qui sont remis sur le chemin de la vie en construisant un chemin de fer, avec in fine la mort du héros Mustapha (musulman d'URSS) dont le corps est transporté sur le rail. Dabit est dithyrambique. Pour une fois le Wikipedia français est plus complet sur ce film que celui en anglais, mais en dit beaucoup moins que la chronique de Dabit. L'occasion de se rappeler la tragédie du peuple russe, que les auteurs des années 30 connaissaient bien - ici les enfants orphelins, le danger qu'ils présentent pour la société. Bien des aspects du stalinisme étaient des réponses à ces problèmes plus adaptés que le libertarisme de Kollontaï ce dont l'époque était consciente (voir les textes de Malraux sur ce drame de voir le communisme triompher dans le pays le plus arriéré et le plus misérable d'Europe).
Ensuite dans la rubrique idée un délicieux article du célèbre dramaturge socialiste anglais George-Bernard Shaw (p. 289) : à propos des indignations des Occidentaux sur la dictature stalinienne : "Ces gens me font penser aux défenseurs enthousiastes des esclaves noirs qui réclamaient au siècle dernier l'abolition de la traite et ne savaient pas que dans les usines dont la fumée noircissait leurs fenêtres, des enfants blancs étaient exploités et frappés plus cruellement que les nègres adultes de l'Afrique dont la vie leur inspirait des récits tellement déchirants". Et Shaw d'évoquer le bagne de Cayenne et les peines de fouets pour les femmes du Delaware (USA), ce qui n'est pas tout à fait faux. Et puis l'éternel argument (particulièrement opportun en 1931 après le krach boursier américain) : "La Russie n'a pas de chomeurs. Le peuple est sain, confiant dans l'avenir". Ensuite ça s'emballe : "La politique de parti, le suffrage universel et toutes les autres duperies et folies qui servent soi-disant les fins de la démocratie et qui de fait en entravent la réalisation avec la plus grande certitude n'existent pas en Russie." Remarque intéressante issue du kollontaïsme : "il n'y a pas (en Russie) dans la vie privée de différence de rang", d'autres du même style sur les faibles salaires des dirigeants soviétiques et sur le fait qu'il y a plus d'insécurité de la situation sociale en Occident (avec la grande dépression) qu'en Russie, même pour les riches. Des arguments pas tout à fait vrais ni tout à fait faux mais instructifs sur les motifs de la soviétophilie à l'époque.
Raymond Aron, jeune auteur de 27 ans, membre de la SFIO (vous connaissez son itinéraire ultérieur), livre ensuite un tableau très complet de la situation de l'Allemagne, lucide sur les 40 % des nazis, sur la faiblesse des sociaux-dems, sur l'erreur des communistes à croire qu'ils pourront prendre le pouvoir après Hitler, même si des partisans du "front noir" et du "front national" peuvent à terme, par sympathie collectiviste rejoindre le PC. Ce pronostic intéressant : "Si Hitler est soutenu par létrager, comme le fascisme l'a été, il aura les moyens avec sa milice de 300 000 hommes de tenir longtemps le pays. Si l'étranger le combat, il est peu vraisemblable qu'il résiste". Et Aron poursuit ses scénarios : si Hitler prend le pouvoir, puis en est chassé par la pression étrangère, il peut y avoir une guerre civile entre communistes et fascistes, mais la résitance de la noblesse et la bourgeosie allemandes sont trop puissantes pour que les communistes l'emportent, même si la crise économique leur apporte de nouveaux partisans, et l'URSS ne se lancera pas dans une intervention militaire au soutien des rouges allemands. "On n'aperçoit qu'une certitude : le triomphe du nationalisme". Observant l'obsession antifrançaise des Allemands Aron propose une solution : "on pourrait, sans rire, reparler de Société des nations, de fédération européenne, de Super-Etat"... Sans rire... Et, à défaut, un autre espoir : "si nous désespérons de la raison, un espoir nous restera toujours : que la véritable révolution précède la guerre qu'on nous prépare". L'Union européenne comme choix prioritaire numéro 1, choix de la raison, la révolution comme "second best option", plus irrationnelle. C'est en gros aussi la position de Benda à la NRF, pour le coup, mais c'est très loin de la position des contributeurs communisants de la revue. Le choix européen procède d'un devoir d'espérance, un peu comme les Idées de la raison pure chez Kant. "Sans rire", mais en 1932 Aron n'y croit plus vraiment.
Monglong écrit sur la correspondance de Rousseau, un papier d'André Spire, poête socialiste, sur les Pensées de Goethe (au passage il fait un sort à la forrmule goethéenne employée à tort pendant l'Affaire Dreyfus "plutôt l'injustice qu'un désordre"), Sénéchal parle aussi de Goethe et, pour finir, un appel à donner au Comité français de secours des enfants chômeurs, 10 rue de l'Elysée, car, dit le communiqué, en ce début de 1932,0 selon le bureau international du travail il y a 20 millions de chômeurs dans le monde, ce qui fait 40 millions d'enfants qui ne mangent pas à leur faim.
Voilà, nous avons lu ensemble cette revue de 1932. Ce tour d'horizon vous a-t-il plu ? J'en suis bien aise. Hé bien je vous propose maintenant le "making of", comme dans les DVD. En lisant la correspondance Rolland-Guéhenno, on voit combien l'article sur l'Inde tenait à coeur à Romain Rolland depuis décembre et spécialement après l'arrestation de Gandhi le 4 janvier. Rolland l'écrit à Villeneuve dans le canton suisse de Vaud, et c'est pour lui un acte de résistance contre la censure. Sur un ton un peu sec il écrit à Guéhenno le 23 janvier 1932 : "Réservez moi la place dans le n° de février (...) Si vous ne le pouvez, je tâcherai de le faire paraître ailleurs : car l'actualité n'attend pas, - surtout quand c'est, comme je le veux ici, une action de protestation et d'aide effective". Rolland regrette aussi qu'il n' y ait rien sur la Chine dans la revue, car il s'intéresse au mouvement intellectuel autour de l'université de Pékin depuis 10 ans. Il remarque qu'il aurait dû profiter du départ pour Shanghaï en décembre 31 de Ouang Te Yio, après sa thèse de doctorat ès-sciences "en Sorbonne" (sic) pour lui demander un article.
On apprend aussi dans la correspondance que la nouvelle de Gorki avait été postée de Sorrente où la police de Mussolini aimait à retenir les lettres de l'écrivain soviétique pendant plusieurs mois.
Début février 32, Rolland se plaint de ce que beaucoup de ses supporters en Allemagne et même un professeur de l'université de Copenhague ignorent l'existence de la revue Europe : "la propagande officielle française s'arrange pour nous étouffer au-dehors" dit-il, de sorte que les étrangers ne peuvent trouver d'espoir en une France qui ne soit "ni égoïstement esthète, ni durement impérialiste". Aujourd'hui, même si la revue Europe existe encore semble-t-il (mais avec le même esprit combattif que dans les années 30 ? j'en doute), une autre forme de propagande nous fait ignorer ces revues qui au siècle dernier se battaient courageusement (au milieu de mille embûches) pour l'universalisme, le progrès, la paix et le socialisme, et les auteurs qui y contribuaient. Ce petit billet avait juste pour objet de tailler une petite brèche dans la muraille de l'oubli. Merci d'avoir eu la patience de le lire.
The Iron Lady, Almodovar, le Rwanda au Mali...
Vu la "Dame de Fer" avec Meryl Streep, film raté sur Thatcher qui passe à côté de la personnalité du modèle historique. On sent les "astuces", comme celle de faire compatir les gens à la folie de la vieillarde mais c'est une façon de rabaisser le personnage, de le réduir eaux petits affects de Monsieur ou Madame Toute le Monde. "Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, non parce que le grand homme est petit, mais parce que le valet de chambre n'est qu'un valet de chambre" disait en subtsance Hegel. Tous les films actuels sont des films de valets de chambre, travail d'équipe, calibré pour plaire à tous, ne choquer personne, séduction médiocre à la petite semaine.
Même impression de médiocrité devant le "La piel que habito" d'Almodovar. Avec en plus cette fois le côté puant d'un maître à penser idéologique (car le cinéma d'Almodovar c'est de l'idéologie) qui a écrasé sous son gros cul les années 1990 mais qui n'a plus rien à apporter à personne. Je l'aimais à 20 ans, il me glace aujourd'hui. Il m'émeut encore quand il évoque les émotions familiales dans "Volver" (les plus faciles à traiter, il est vrai) il est nul, vulgaire, à vomir, dans dans sa façon de traiter des rapports hommes-femmes (et pour cause, c'est absolument étranger à sa sensibilité, mais alors qu'il s'abstienne de le faire, comme Pasolini, qui lui, n'utilisait l'amour hétéro que comme voie métaphorique de thématiques divines, Almodovar, lui, fait du vaudeville plus excécrable que le vaudeville, car ceui-ci au moins n'avait pas de prétention réaliste - alors que par exemple, la manière dont Almodovar filme la copulation entre le chirurgien et son objet d'expérience en a une). Almodovar a élevé Madrid dans "Atame", il humilie Tolède dans "La piel que habito", comme Oliveira dans ses derniers films a humilié le cinéma portugais. La nullité artistique détruit des villes, des pays, des possibilités de croire encore en une époque.
Bon, mes chers consommateurs de blogs, si nous parlions d'un sujet sérieux ? Le Congo, vous savez, le pays qui fournit le coltan de vos téléphones portables ? Mais si,souvenez vous, ce gros truc au milieu de la carte de l'Afrique. Bon cette guerre qui a tué plus de dix millions de gens en 18 ans , vous vous en foutez, hein ? OK. Vous savez qu'elle continue ? Non ? Bon, je vous l'apprend. Et vous savez qu'il y a un rapport de l'ONU quelque part qui dit qu'elle continue, dans la province du Kivu, à cause d'une milice soutenue et armée par le gouvernement rwandais ? Non ? OK, ça vous a échappé. Hé bien figurez vous qu'il se passe des choses étranges avec ce gouvernement rwandais. Bien que tout le monde sache qu'il entretient la guerre au Kivu, il est investi dans des tas d'opérations de maintien de la paix - oui oui, ses hommes sont dans les casques bleus un peu partout en Afrique. Un pays qui englue son voisin dans une guerre horrible, prétend maintenir la paix un peu partout. Bizarre non ? Autre bizarrerie, un des chefs du gang qui gouverne ce pays (un général) vient d'être nommé chef de la mission de maintien de la paix de l'ONU au Mali. Vous savez, le Mali, que nos soldats viennent de "sauver" de l'islamisme, et que notre président manipule un petit peu au gré de son agenda politique personnel... Ce général s'est battu contre nos officiers en 1994, et la France, qui non seulement contrôle militairement le Mali mais a aussi les moyens d'agir sur le secrétaire général adjoint de l’Onu chargé des opérations de la Paix est un français, Hervé Ladsous, aurait laissé Ban Ki-Moon charger ce brave garçon de maintenir la paix au Mali. Un peu étrange. Simple incapacité de M. Fabius à contrer l'influence du Rwanda à l'ONU, ou signe d'un "power sharing" dans la lignée de ce que M. Sarkozy avait lancé avec Kigali ? (il parait que beaucoup de neo-conservateurs dirigent encore le Quai d'Orsay en ce moment). Bon apparemment cette histoire n'a intéressé personne en France. Mais on se dit que si la France n'est pas capable de contrer le gang des fauteurs de guerre rwandais dans son nouveau pré-carré malien, elle le sera bien moins au Kivu. D'ailleurs qui fait le moindre effort en ce moment pour contraindre le Rwanda à abandonner la milice du M-23. Femmes du Kivu vous n'avez pas fini de vous faire violer et de voir vos fils et maris mourir et vice versa (il y a aussi des femmes tuées et des hommes violés) !
Bon voilà c'était juste pour finir cette journée sur un petit accent de vérité, car je suis sûr que beaucoup d'entre vous avaient regardé aujourd'hui leur ordinateur ou leur téléphone portable sans penser au coltan du Congo qu'ils contenaient (ni à tout le sang, toutes l'injustice, la lâcheté et la bêtise dans lesquels ils baignent). Un homme averti en vaut deux...
A Paris sous l'orage
Je ne vous parlerai pas des micro-polémiques toujours très bien informées entre spécialistes des tempêtes dans un verre d'eau de divers microcosmes. Je ne vous parlerai pas non plus des injustices horribles causées par les politiques de nos technostructures en France et à l'autre bout du globe, ni même des prises de position de ce député-maire du Maine contre les roms signe d'une évolution négative de notre société, et en même temps l'excès des propos ne saurait faire oublier l'imbécilité d'une politique d'expansion européenne impérialiste à l'Est qui a passé par pertes en profits le problème rom).
La correspondance de Rolland
J'ai dit sur ce blog du bien à la fois de Romain Rolland et de Julien Benda, sans me priver de citer une vacherie de Benda contre Rolland. Aujourd'hui je tombe sur une lettre de Rolland à Guéhenno du 14 avril 193à qui reproche à Benda d'avoir une lecture de mauvaise foi de son "Au dessus de la mêlée" et d'avoir fait partie de ceux qui en 14 avaient dénigré à tort le glorieux exil de Rolland. Je suis évidemment preneur de ce qui peut me dissuader d'idéaliser Benda de même que de ce qui remet en perspective Rolland.
Dans la correspondance de Rolland des années 30 (assez mal préfacée par Malraux, c'est décevant, mais c'était un an avant la mort dece dernier) je trouve des remarques sur Gandhi excitantes (Malraux dit que Rolland y a trouvé un exutoire à la dureté de Staline).
Et puis certaines phrases très justes comme celle-ci (le 31 décembre 1936) : "Un continent est transformé : la terre, l'air, le soleil et le climat. - Et les hommes de lettres, notre triste espèce, s'entredisputent, s'entredévorent, en remuant une poussière de menus faits, de petits cancans, qui égratignent à peine la rude peau de la vie réelle des millions d'êtres et de leurs combats herculéens ! ... J'ai honte d'appartenir aux bêtes à plume -" Bien sûr on peut regretter que ce passage se réfère au livre de Charles Steber La Sibérie et l'Extrême-Nord soviétique chez Payot qui vante l'oeuvre soviétique dans le Grand Nord et comportaitsans doute quelques morceaux de propagande stalinienne (encore que certains grands travaux de Staline aient été utile, et tous les éloges à ce sujet ne relèvent pas du mensonge), mais les derniers sont très appropriés, même à notre époque (quand je vois l'inanité des polémiques politiques en France, chez des gens qui ne sont même plus des "animaux à plumes" - ceux-là n'osent même plus polémiquer, ni émettre la moindre idée - mais de simples petits internautes anonymes).