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Beauvoir, Malraux, A. Nin, G. Sand et l'URSS dans "Tout compte fait"
Je ne raffole pas du style ni de la personnalité de Simone de Beauvoir, mais j’ai de l’estime pour son intelligence et pour son courage. Et quand j’ai vu que ce vieux réac de Paul Morand « de l’Académie française » (un type volontiers méchant, amusant de méchanceté d’ailleurs, une méchanceté souvent inspirée) avouait dans son journal lire « Tout compte fait », de la compagne de Sartre, et recommandait les paragraphes qu’elle consacre à Malraux, j’ai tout de suite acheté le livre.
Fidèle à mon habitude je l’ouvre au hasard (Morand précisait celle du passage qui l’intéressait mais dans l’édition originale, pas dans le livre de poche neuf que j’avais entre les mains). Mais comme le hasard m’aime depuis décembre (« il n’ y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous »), le livre s’ouvre exactement sur le passage que l’auteure consacre au ministre de la culture de de Gaulle. Et, comme un cadeau n’arrive jamais seul, je découvre qu’à la page d’avant, elle donne son avis sur George Sand (dont je lisais les mémoires en 2012) et sur le journal d’Anaïs Nin que je lisais en février. Je ne résumerai pas ici ni ne commenterai l’opinion de Beauvoir sur ces trois auteurs. Je vous laisse la découvrir par vous-mêmes, de même que ses pages extraordinaires sur son voyage en Crimée et en Géorgie avec Sartre. « Un soldat salue une artiste »
Le journal de Paul Morand 1970
Bon, je le précise une nouvelle fois pour les spécialistes du fichage sur Internet (les mecs de 21 ans et demi à barbichette) : je suis anti-réac, anti-facho, et anti-vichyssois. Mais cela ne m'empêche pas de lire TOUS nos grands classiques, et d'apprécier éventuellement certains traits de leur caractère, ou même simplement certains de leurs bons mots, ou certaines de leurs inspirations, même quand ils ne sont pas de mon bord politique.
Il en va ainsi par exemple de Paul Morand dont j'ai évoqué "Hécate et ses chiens" alors que je le lisais (comme par hasard) lors de la dernière lune noire, et ce d'autant plus que Morand, comme Soupault venait du surréalisme.
J'ouvre ce matin le journal de Morand à la date de ma naissance, 26 septembre 1970. Au moment où je suis né, vers 13 h, Paul Morand déjeunait à l'Hotel du Commerce, à Saint-Marcel, faubourg de Chalon-sur-Saone : une "côte de boeuf venant du Charolais, servie individuellement sur l'os" (sic), puis il relit à Vevey le script de son interview par Boutang réalisée le 1er août à Rambouillet (Archives du XXe siècle), qu'il juge médiocre à la lecture.
Pas passionnant allez vous me dire. Certes. Il ne peut pas se produire un prodige tous les jours.
Plus drôle le 28 septembre il note que le Figaro littéraire signale dans ses morceaux choisis Simenon, Queneau, Sarraute, Vilar, Robbe-Grillet, Genet, Godard, etc. et ajoute "la peur des professeurs devant la terreur des Lettres !"
Puis il cite un mot de Louis Dumur dont il affirme qu'il s'applique aussi à Sartre et aux pontes de la Pensée 68 : "Victor Hugo n'a pu se faire mettre en prison. Le commissaire a dit qu'il n'arrêtait que les gens sérieux".
Et le 29 septembre , il observe Maginot, Mussolini, Hitler, Brejnev ont tous agi en fonction de catégories mentales de leur jeunesse, 20 ou 25 ans avant d'avoir le pouvoir de décider. Et il ajoute finement : "Sentimentalement aussi, c'est vrai : toute sa vie, on choisit le type de femmes qu'on a aimé au collège".
Claudine Chonez et l'univers de la passion dans la mouvance communiste
Il y a un passage des Mémoires d'infra-tombe (de 1951, p. 81) où Julien Benda (qui était assez misogyne) s'énerve contre Claudine Chonez parce que celle-ci dans la revue littéraire "la Nef" l'accuse de ne rien comprendre à la poésie moderne (il la qualifie de "Walkyrie du nouvel art" peut-être parce qu'elle a été correspondante de guerre). Benda en profite pour s'énerver contre les poésies absconses, ce qu'on retrouve aussi dans Marcel Aymé ("Le confort intellectuel").
Cela m'a donné envie de m'intéresser au personnage. La fiche Wikipedia en dit hélas peu de choses. Cette vidéo où elle apparaît en 15ème minute nous renseigne sur ses débuts en 1936, à 24 ans, comme journaliste à la radio "Le poste parisien", ce qui lui permit de rencontrer Colette qui fut pour beaucoup dans sa promotion intellectuelle puisqu'elle lui a proposé de faire des critiques de livres dans le cadre de "La demi-heure de Colette".
On peut trouver étrange qu'une journaliste ait été ainsi promue au rang de critique littéraire sur un concours de circonstances - notamment le fait que son prénom correspondît à celui d'une héroïne de l'écrivain si l'on en croit son interview - et que cela lui ait conféré ensuite une assise pour attaquer des sommités de l'envergure de Julien Benda. Et l'on comprend que Chonez et son mentor Colette incarnât aux yeux de ce dernier tout ce qu'il détestait (le culte des passions, de la spontanéité, de l' "authenticité" contre la raison), et qu'il se soit étranglé d'être attaqué par cette univers-là... On voit cependant que ce monde de la passion dans l'après-guerre était très valorisé dans la mouvance communiste (à l'époque où Breton et Aragon étaient au pinacle), et que "la femme étant l'avenir de l'homme", des femmes tout particulièrement en ont profité (Wikipedia souligne son statut de "compagnon de route" du PCF, ce qui lui valut d'avoir une note nécrologique flatteuse dans l'Humanité en 1995 - Alexandra Kollontaï, enterrée dans l'indifférence générale, en eût pâli de jalousie).
Clémentine Autain est fille de cette histoire-là.
Henri Lefebvre et les périphéries
Aucun lecteur de ce blog ne réagit jamais quand j'essaie de défendre une spécificité du "regard périphérique" et de décrire ce qu'il est en France. Voici ce qu'en disait le philosophe marxiste Henri Lefebvre chez Chancel ici, aussi longtemps que l'INA qui fait des bénéfices avec des émissions payées par ls impôts de nos parents voudra bien le laisser sur le Net en accès libre). On peut aussi regarder ceci sur You Tube.
Semprun et les snobs, Claude Lanzmann et Kim Kum-Sum
Bon, de retour de weekend, j'aurais des tas de petits trucs à préciser. Par exemple en ce qui concerne Semprun : l'hommage que lui rend Régis Debray est quand même un chouïa exagéré. En le présentant comme une sorte de patriote internationaliste - comme Fucik (voir Edgar à ce sujet, ainsi nous faisons une référence en boucle) - il projète surtout son propre cas sur Semprun, et il oublie juste un détail : cette déclaration ubuesque que j'ai entendue dans la bouche de l'ex ministre espagnol vendredi soir (dans un documentaire que lui consacrait France 5) "il y avait une forme de snobbisme à se dire pour le 'non' au référendum sur la Constitution européenne en 2005". Vous avez bien lu : voilà ce que ce monsieur osait déclarer avant sa mort pour justifier le livre européiste qu'il avait commis avec Dominique de Villepin appelant à voter "oui". Alors là, les p'tits gars, désolé. Le respect pour les morts autant que vous voulez. Mais trop c'est trop. Je ne fais pas dans la diplomatie, la dentelle. Amiscus Plato sed magis amiscus veritas. La vérité d'abord. Et, désolé les bien pensants bourgeois, mais l'amnésie n'est pas mon fort. Alors les mecs, quand vous nous crachez à la gueule que nous autres les nonistes nous étions des "snobinards", mon sang ne fait qu'un tour. Pauvres types ! C'était vous, les ouiouistes (comme vous nommait PLPL) qui nous écrasiez de votre mépris à longueur de journée, parce que nous étions trop "peuple", trop cons pour comprendre votre traité minable de 10 000 pages, trop fachos, trop marxos, trop provinciaux, trop avinés, trop machos, trop fauteurs de guerre, que sais-je encore ! C'est vous qui aviez de votre côté tous les journaux, toutes les télés, tous les artistes des beaux quartiers, tous les psys distingués, tous les sociologues sans couilles ! Alors vous, bande de traîtres à la cause des peuples, trois ans après votre défaite, vous osiez encore revenir à la charge pour en plus nous traiter de snobinards parce que nous avons eu le mauvais goût de remporter ce scrutin qui n'était à vos yeux qu'une formalité pour sceller votre idéal distingué d'europitude. Beurk !
Je me suis dit que Régis Debray était trop gentil - je le lui avais dit d'ailleurs en 2000 sur le Kosovo - et que moi aussi je l'étais beaucoup trop. Nous sommes pleins de nuances à l'égard de nos adversaires politiques quand ceux-ci ne le sont pas. Et trop remplis d'indulgence à l'égard des transfuges. Car c'est ce que fut Jorge Semprun qui commença au Parti communiste et finit comme ministre de la culture d'un des gouvernements les plus corrompus d'Espagne, baisant les mains du roi qui valida les pires impostures institutionnelles (et le fait qu'il fût enterré - finalement en Seine et Marne et non au Pays basque - dans le drapeau républicain ne change pas grand chose à l'affaire).
Oui, nous sommes pleins d'égards pour ceux qui hissent le drapeau blanc, ils sont les héros de notre temps. Nous les chérissons plus que ceux qui crevèrent dans les geôles de la Gestapo comme Fucik. Vous savez quelle est ma fierté, moi qui suis pourtant aux antipodes du stalinisme et de toutes les religiosités du marxisme ? c'est d'avoir exhumé cette phrase de Ladislav Stoll à propos de l'internationalisme concret de Fucik conjugué à son patriotisme contre le parisianisme "bobo" de la bourgeoisie praguoise. Et ce non pas seulement à cause de son contenu, qui est très juste, je trouve, mais aussi parce qu'en le citant, je sors de l'oubli (il n'a même pas sa fiche sur Wikipedia et presque aucun site n'évoque son nom) un stalinien en chef que le Printemps de Prague a balayé. Oui, M. Semprun, c'est ma petite snorbinardise à moi. Je ne connais rien de Ladislav Stoll, à part qu'il fût ministre de la culture et qu'après le XXème congrès du PCUS on le plaça à la tête d'une revue. Peut-être a-t-il fini sa vie comme un salopard qui étouffait la créativité de la jeunesse tchèque. La vieillesse vous conduit souvent à étouffer le peuple des jeunes qui cherchent à vous renverser. King Lear. Peut-être même a-t-il contribué à envoyer des tas de gens bien dans les mines de sel. Peut-être pas, je n'en sais rien. On ne sait rien de lui. Mais j'aime sa préface au bouquin de Fucik. Elle est parfaite. Elle parle pour les sans-voix. Elle dénonce ceux qu'il faut dénoncer, ceux qui ont traîné la République tchécoslovaque dans toutes les abjections jusqu'à la collaboration avec le nazisme. Voilà, il fallait que cela aussi fût dit.
En parlant du drapeau blanc, vous allez rire et blâmer ma bêtise profonde, mais c'est seulement avant hier, 12 ans après sa publication, que j'ai compris pourquoi l'appel pour une paix juste et durable dans les Balkans écrit par Catherine Samary, signé par Bourdieu et Chomsky, et mis à l'honneur par Agone, appelait à l'accueil chaleureux de tous les "déserteurs yougoslaves" (lisez : serbo-montégrins) - une bizarrerie que je trouvais à l'époque dégueulasse alors que nous étions en train de pilonner joyeusement la République fédérale de Yougoslavie. Je l'ai compris en lisant le Lièvre de Patagonie de Lanzmann : c'est parce que pendant la guerre d'Algérie, le soutien aux déserteurs français avait été au centre de tous les débats. J'ai été stupéfait. Le complexe algérien qui travailla la gauche française pendant la guerre du Kosovo je l'avais diagnostiqué en lisant le Canard Enchaîné en mars 2000, j'avais même écrit un article là dessus le jour même de cette lecture "La gauche pacifiste et les Serbes". Mais je n'en avais pas idéntifié la trace au coeur même de cet Appel de 1999. En tout cas c'était encore un éloge de la désertion, un art que la gauche pousse hélas à des degrés de raffinement extrême de nos jours.
Puisque le nom de Claude Lanzmann vient d'être lâché, je dois à nouveau parler de son Lièvre de Patagonie. Je suis en désaccord avec lui sur des tas de sujets mais franchement il n'est pas possible de ne pas avoir de l'estime, et même de la sympathie pour cet homme, après avoir lu son livre.
Je n'évoquerai pas son travail sur la "Shoah" (le génocide des Juifs entre 1941 et 45) car c'est évidemment la partie la plus facile à louer de son oeuvre, et bien sûr la plus évidemment légitime. Je veux mentionner son chapitre sur la Corée du Nord.
Très franchement j'étais à deux doigts de n'en parler que dans mon journal personnel, parce que j'ai un rapport intime à ce chapitre là, je le ressens comme tel. Mais comme ça a aussi à voir avec un de mes livres (que j'ai d'ailleurs décidé d'envoyer à Lanzmann), celui sur les stoïciens, j'ai décidé d'en parler sur mon blog lui-même, tant pis si les lecteurs de passage ne voient pas bien où je veux en venir.
Disons le tout net : j'ai été captivé par ce chapitre. A aucun autre moment de la lecture du livre je ne me suis autant identifié à lui que dans ce chapitre. Il y raconte son voyage officiel en Corée du Nord dans les années 1950. Sur le plan "objectif" j'aime beaucoup tout ce qu'il dit sur le Pyongyang de cette époque, et la comparaison qu'il fait un peu plus loin avec le Pyongyang des années 2000, qu'il a retrouvé à 50 ans de distance, avec ce travail du temps sous la férule d'une dictature fossilisée. Tout cela est passionnant, mais ce n'est pas le plus important. Le plus fort de ce passage, c'est la dimension subjective. Sa façon de vivre un voyage officiel (et vous savez que moi-même j'en ai vécu un, en Transnistrie), et surtout, surtout, cette histoire d'amour avec l'infirmière nord-coréenne Kim Kum Sum, qui m'a littéralement bouleversé au point que j'en ai été mal à l'aise pendant près de 48 heures après sa lecture.
Lanzmann reconnaît que, comme Sartre, il était très fleur bleue, et que tous les deux pouvaient pleurer à chaudes larmes au cinéma et puis encore après devant une belle histoire d'amour. C'est une particularité que j'ai un peu en moi aussi, quoique je la laisse s'exprimer moins librement qu'eux, notre époque consumériste ayant entrepris de la réprimer avec une violence et une efficacité redoutables. Cela explique bien sûr qu'il se soit abandonné à traverser ainsi Pyongyang avec sa belle infirmière au péril de sa vie et de la sienne, dans une fuite aussi effreinée que désespérée.
Mais des expressions stéréotypées comme "fleur bleue" ne signifient absolument rien. Elles cachent le problème plus qu'elles ne permettent de le comprendre. Quand je lis ce chapitre, je n'ai pas besoin de me remémorer ma propre fuite, à deux, dans les rues de Belgrade à la tombée du jour en novembre 1999. L'image ne m'est même pas venue à l'esprit, parce que ce que je ressens à la lecture de cette histoire est totalement indépendant de ce que j'ai vécu à ce moment-là. C'est juste une façon de fonctionner et de ressentir que j'ai en moi et que j'ai de commune avec Lanzmann. Je sais que dans la situation de Lanzmann, avec cette infirmière nord-coréenne, j'aurais agi exactement comme lui, quoique sans doute avec moins de courage et moins de succès.
Dans cette fuite il y a bien sûr tout le tempéramment de l'auteur, mais aussi ce qui fera de lui un auteur engagé, ce qui est au fondement de tout son style de présence au monde. Il est très étonnant de voir combien Lanzmann assume complètement le fait que ce rapport au monde est lié à un rapport à l'autre sexe et à sa chair, autant qu'à une histoire politique, chair et politique s'entremêlant dans cette escapade folle de la façon la plus significative et la plus véridique qui soit. Je comprends que Lanzmann ait été hanté par cette histoire - et sa volonté d'en faire un film - pendant des années - ayant été moi-même hanté par l'idée d'en faire un livre, dont je n'ai finalement accouché qu'en janvier dernier et encore très mal (c'est plus d'un avortement que d'un accouchement qu'il s'agit). Je ne puis m'empêcher de songer combien le monde actuel parvient à priver aussi bien la politique que la chair de toute signification, rendant ce genre d'aventure romantique non seulement inenvisageable, mais quand elle a quand même pu se réaliser, irracontable. Et après avoir lu Lanzmann je m'en suis voulu de n'avoir pas assumé le récit de ma propre aventure aussi bien que lui, de l'avoir enveloppé dans une mise à distance, comme pour m'excuser auprès de mon époque. Mais il est vrai que ma propre mise à distance est aussi due au fait que je n'ai pas eu, comme lui, la "chance" de devoir faire mon deuil de mon l'histoire au lendemain même de son échec, Internet étant déjà à pour prolonger artificiellement ce qui devait mourir plus tôt.
Le mystère dans cette histoire coréenne, c'est bien sûr Kim Kum Sum. Le contraste extraordinaire entre sa soumission aux règles totalitaires pendant quatre ou cinq jours et sa soudaine "libération" le dernier jour, une libération qui ne peut se dire que dans le langage de la sexualité (vu que les mots, sans langue commune sont impossibles).
Je perçois d'ici le regard intellectualisant ou cynique sur cette histoire. Il y a les cyniques qui diront que la fille était bassement intéressée et qu'à travers la sexualité elle cherchait simplement la seule voie possible pour échapper à la pauvreté nord-coréenne. Sauf qu'elle se maquille et s'habille d'une façon provocante le dernier jour en sachant pertinemment que les "casquettes" comme dit Lanzmann (la sécurité nord-coréenne) ne lui laissera rien faire avec l'étranger. Les féministes diront que la femme dans cette histoire est enfermée dans une fonction très stéréotypée. Remarque qui ne mériterait même pas un commentaire. Les "Indigènes de la République" repèreraient là le cliché colonial par excellence, et rappelleraient cette idée qu'on trouve chez Spivak selon laquelle le colonialisme, c'est un Blanc qui veut soustraire une Noire au pouvoir sexuel des Noirs (ou encore une Jaune au pouvoir sexuel des Jaunes).
Bien sûr ces approches cérébrales ne m'intéressent pas. Ce qui m'intéresse moi, c'est cette formidable disponibilité de l'écrivain engagé à épouser au péril de sa vie le geste de fuite d'une femme, et ce dans un schéma qui a un certain moment oppose la trame narrative politique collective à la trame narrative du désir individuel, et plus encore cette façon qu'a la femme de pressentir et de vouloir la possibilité de la fuite à deux, bien qu'un mur, au bout de la course, les attende l'un et l'autre.
Comme le dit Lanzmann aujourd'hui Kim Kum Sum est-elle morte ou très âgée. La retrouver n'a en soi guère d'intérêt - sauf à chercher à connaître sa propre vision de cette histoire, mais l'a-t-elle conservée avec exactitude au bout d'un demi-siècle ? Seul cet instant avait un sens, cette journée dans les années 1950. Et en même temps quel sens lui donner ? On ne peut poser qu'un immense point d'interrogation sur cette affaire.
Jorge Semprun en rouge, jaune et violet
Dans un mot de Régis Debray dans Le Monde ce soir après la mort de Semprun on peut lire :
"Cosmopolite et patriote, tu es resté jusqu'au bout un homme-frontière, totalement espagnol et totalement français, et d'autant plus l'un que l'autre.
Tu as même demandé en 1998, sans revenir sur ta sympathie pour le roi Juan Carlos, a être enterré sur la frontière, dans le petit cimetière de Biriatou, au-dessus de la Bidassoa, et du côté français. Enveloppé dans le drapeau tricolore - rouge, or, violet - de la République espagnole. "Par fidélité à l'exil et à la douleur mortifère des miens", écrivais-tu."
Gombrowicz, la théâtralité et le refus du dialogue "d'homme à homme"
Bon, ma dernière citation de Gombrowicz était plus provoc' qu'autre chose (encore que je trouve qu'elle dit quelque chose de profond dans la psychologie féminine - elle-même issue de "rapports sociaux de genre" -, et qu'elle fût particulièrement drôle dans le contexte romanesque où Gombrowicz la place).
En voici une autre :
(p. 132) "Il remonta dans sa chambre. Je restai seul, désillusionné, comme il arrive chaque fois que quelque chose se réalise - car la réalisation est toujours trouble, insuffisamment précise, privée de la grandeur et de la pureté du projet. Ayant rempli ma tâche, je me sentais soudain inutile - que faire ? - vidé littéralement par l'événement dont j'avais accouché."
J'apprécie beaucoup le choix des mots : "trouble, insuffisamment précise". Voilà ce qu'est la réalisation. Alors que les esprits positifs voient dans le réel quelque chose de toujours factuel et d'univoque, chez Gombrowicz le monde extérieur est profondément équivoque, et en agissant on ajoute de l'équivocité à l'équivocité, alors que le projet, lui, a des contours plus nets.
A partir de la guerre du Kosovo, j'ai lutté contre cette vision "impressionniste" du réel, parce que beaucoup d'intellos français l'utilisaient pour légitimer la pire des injustices, et le pire des scepticismes à l'égard des pensées critiques : "Tout est affaire de point de vue, entendait-on, on ne peut jamais savoir ce qui s'est vraiment passé". Au nom de cela Derrida ne s'est pas opposé aux bombardements sur la Serbie.
Mais mon retour au positivisme, fortement encouragé par Jean Bricmont à l'époque (Bricmont dont je me suis beaucoup éloigné au cours des deux dernières années, pour de multiples raisons, et dont, paraît-il, on ne publie plus "Les Impostures intellectuelles" qui étaient pourtant d'un haut niveau), ne m'a jamais empêché de continuer à sonder l'arrière-plan existentiel de l'action, lequel est effectivement tapissé de ces couleurs glauques et impécises dont parle Gombrowicz, des couleurs qui épuisent le regard, et pourtant il ne faut jamais renoncer à dessiner de beaux projets aux contours nets pour les envoyer dans ce puits d'eaux troubles.
J'ai été impressionné par Gombrowicz à 20 ans, comme je l'ai été par Nabokov (des auteurs qui aujourd'hui seraient crucifiés par la political correctness). Mais en même temps leur prose était noyée dans les 10 000 choses que je devais lire, et découvrir dans ce monde des années Mittterrand. C'était le legs des générations qui m'avaient précédé comem Deleuze, comme Hegel, Spinoza, Stendhal, Epictète, Kafka, que sais-je encore. Mon petit cerveau essayait d'ordonner tout ça en Weltanschauung et échelle de valeurs, mais la tâche était aussi grande que celle qu'affronte mon fils de trois ans chaque jour quand il découvre qu'il vit dans un monde où existent des tas de langues étangères (chaque jour il en découvre un nouvelle en écoutant les gens dans le métro), des milliers de variétés de fleurs et d'oiseaux, et une montagne de choses auxquelles il ne comprend rien, quand il tend l'oreille pour écouter ce que disent les adultes.
Aujourd'hui je relis Gombrowicz avec un regard plus "usé". J'ai vu un monde grandir en même temps que moi, et je me suis vu évoluer, en bien et en mal, avec lui. Je peux comparer le monde de Gombrowicz au mien (non seulement celui qu'il a cultivé à titre individuel, mais aussi son époque qui a influencé ses écrits), l'entendre dialoguer avec le mien.
Je suis frappé par la théâtralité de son roman. Son héros Frédéric est un metteur en scène de théatre, il utilise le théâtre (en faisant jouer des adolescents) au service de son rapport personnel à la nature, et la trame même du roman est très théâtrale, ponctuée par des scènes qu'on pourrait sans peine mettre en scène sur des planches. On dira que tout roman l'est un peu (je le sais pour en avoir moi-même écrit un). Mais Gombrowicz utilise les ficelles théâtrales d'une façon vraiment très visible (et lui-même a écrit des pièces).
Au cours de mes pérégrinations au Collège international de philo dans ma jeunesse, il m'est arrivé d'entendre des réflexions intéressantes sur le théâtre. Je ne sais plus exactement de qui, je ne sais plus quand. Je sais seulement que les gens qui réfléchissent sur le théâtre, et ceux qui en font, prennent cela très au sérieux. On peut dire que le théâtre pose un énorme problème à la société depuis Sophocle. C'est peut-être l'art qui interroge le plus l'histoire humaine. Parce que ce n'est pas un simple divertissement, ni même un objet de catharsis comme le prétendait Aristote. Le théâtre pose une question très grave : n'est-il pas possible de vivre toute sa vie comme une pièce de théâtre ? Ca ne veut pas dire la vivre sur un mode ludique, mais d'une façon qui permette, à travers une mise en scène que l'on pourrait contrôler en partie, faire ressortir les valeurs auxquelles on croit, sans se laisser imposer celles des autres ?
En ce sens le théâtre n'est pas l'objet du mensonge comme le prétendait Marx (avec ses sourires ironiques sur le théâtre d'ombres de la démocratie parlementaire) à la suite de Platon (kai anti aristocratia en autè théatrokratia tis ponèra gegonein) - je m'excuse au passage auprès de mes lecteurs de ressortir toujours les mêmes références, mais je crois beaucoup en la longue mastication bovine de quelques brins d'herbes plutôt qu'en l'étalage érudit de mille connaissances.
Gombrowicz croit, à l'évidence (comme César-Auguste avec son "plaudite cive" à l'instant de sa mort), en une vérité supérieure du théâtre et cela sert son ontologie de la présence corporelle dont je parlais récemment.
Cette ontologie et l'éthique qu'il en fait dériver m'interrogent beaucoup, notamment à la lumière du combat que j'ai mené depuis 12 ans contre la globalisation libérale et contre les croyances des bobos.
De la recherche d'une vérité du corps, Gombrowicz déduit un refus de la possibilité du dialogue "d'homme à homme" (cf l'échange avec le résistant Sieman p. 150). Pour lui, l'humanité adulte est pétrie de fausses croyances et de faux principes qu'il est peut-être possible de dépasser par une dialogue personnel avec une Nature première anthropomorphique, qui, par certains aspects, évoque le Dionysos enfant de Nietzsche, mais sur un mode, je trouve un peu plus complexe que chez Nietzsche. Bon, je caricature peut-être. Je systématise peut-être trop la thèse du roman, qui lui-même n'est pas très didactique (à la différence par exemple des lourdeurs de Kundera), et se trouve trop plein d'humour et de profondeur pour se laisser enfermer dans un résumé philosophique aussi pesant. Il faudrait peut-être que je reprenne d'autres écrits de Gombrowicz pour pouvoir comprendre précisément son propos, ce qu'il peut me dire aujourd'hui.
Pour l'heure en tout cas j'y vois une sorte d'anti-Caton d'Utique. Quelque chose qui interroge et heurte profondément l'éthique catonienne qu'intuitivement j'aurais envie de placer au fondement de l'engagement politique contemporain. Je comprends pourquoi il le fait. Je comprends que les tragédies de la moitié du XXème siècle et l'épouvantable dogmatisme mélangé de mauvaise foi qui écrasait tout à cette époque aient justifié cette volonté du "grand saut dans l'immaturité" (qu'on retrouve aussi chez d'autres auteurs contemporains de Gombrowicz sous d'autres formes). Et en même temps quelque chose condamne irrémédiablement me semble-t-il ce pari gombrowiczien. Mais pour pouvoir indiquer quoi, et de quelle manière, il faudrait d'abord pouvoir cerner ce pari dans toutes ses implications (notamment en lisant et relisant d'autres livres de lui, je me souviens notamment vaguement de passages de son journal lus jadis qu'il faudrait retrouver).
"Le lièvre de Patagonie" de Claude Lanzmann
Je lis en ce moment les mémoires de Claude Lanzmann, l'ami de Sartre et amant de Simone de Beauvoir (et auteur de Shoah). C'est comme une lettre écrite d'un passé très ancien. Elle m'a rappelé ces femmes que j'ai aimées à 27 ans (en 1997) et qui avaient 15 ou 16 ans de plus que moi. Elles avaient connu Saint germain des Près des années 70. Elles avaient été les héritières de celui de Sartre, comme j'avais été l'héritier du leur, en quelque manière. Pourtant moi je n'ai jamais trop accroché à Sartre, malgré une lecture enthousiaste de La Nausée à 16 ans, et une soutenance d'un oral sur l'Imagination en maîtrise de philo. Les anti-sartriens m'ont plus marqué que lui.
Lanzmann ressuscite ce monde de grands intellectuels bourgeois où les mots sont encore beaux, et les sentiments encore nobles. Malgré l'inévitable cruauté qui ponctue les vies amoureuses. Les ombres du passé, la librairie des PUF, celle du Divan. J'aime ce qu'il dit sur sa soeur, son histoire avec Deleuze, sa première nuit avec Beauvoir.