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L'altérité abkhaze
Amusante cette scène d'un reportage d'Arte d'il y a trois mois où la guide touristique Zarina Vakhabova, 25 ans, qui fait visiter une datcha secrète de Staline en Abkhazie, montre les drapeaux des Etats, ou presqu'Etats qui ont reconnu son pays (min 7'30) : Russie, Ossétie du Sud, Venezuela, Nicaragua, Nauru, Vanuatu,Tuvalu, Syrie.
Pour le reste le reportage est mauvais. Il ânone l'idéologie dominante sur le thème "oh pôôôvre Abkhazie embarquée sous le parapluie russe du méchant Poutine qui fait cette guerre cruelle à l'Ukraine ! pôôôvre pays qui n'a pas son mot à dire !". Il aurait pu ajouter "pôôôvre pays qui supporte la vie des Russes en maillot de bain alors que le conseil municipal de Soukhoum veut les cantonner sur les plages".
Le journaliste n'envisage pas une seconde le problème existentiel qu'affronterait ce pays si la Géorgie (ce qui n'est heureusement pas à l'ordre du jour) basculait dans le camp occidental et ouvrait un front sud anti-russe en attaquant Soukhoumi comme cela avait été le cas en 2008 contre l'Ossétie avec le bouillant Saakachvili...
J'échangeais hier avec un correspondant qui a lu le livre de M. Ashuba, et s'est rendu en Abkhazie à deux reprises en 2016 et 2018. Il a visité les monastères abkhazes comme avant lui le photographe Guillaume Poli, et a connu une forte empathie avec les moines. Comme moi il est frappé par la présence de la mort dans ce pays, et les nombreuses spéculations ésotériques à son sujet : pays de Prométhée, de Médée, des Dioscures... Il rêve d'y retourner... Ce n'est pas vraiment mon cas, à vrai dire... l'altérite du monde caucasien n'est pas si facile à gérer ; je me satisfais mieux des charmes de l'Hexagone...
Ce matin je lisais une histoire d'un bateau turc d'esclaves africains à destination de la Crimée qui autour des années 1800 s'est échoué sur les côtes abkhazes où une garnison russe les a recueillis. Ces "afro-abkhazes" ont ensuite fait souche dans le pays. Et puis encore celle de cet interprète cubain qui s'est marié du côté de Gagra dans les années 2000 et s'y est enraciné... Qui dira après ça que l'Abkhazie est un pays replié sur lui-même ?
Abkhazie : Vandalisme contre un tilleul
Grande émotion les 6-7 avril dernier en Abkhazie, car un tilleul vieux de deux siècles a été vandalisé par des inconnus le 5 au soir, dans la clairière de Lykhny (Lykhnashta) dans la province de Gudauta. Le président de la République Aslan Bzhaniya (Bjanya) le premier ministre Alexander Ankvab, l'archimandrite orthodoxe Dorotheos Dbar se sont déplacés pour condamner l'acte.
Ce tilleul est un des trois arbres sacrés de cette espèce sous lesquels dans cette zone se rendait la justice. C'est un lieu où divers actes de résistance ont été lancés dans l'histoire de l'Abkhazie - Abkhazworld les recense ici.
Sergey Bebiya, vice-président de l'Académie des sciences d'Abkhazie, a expliqué qu'un traitement spécifique a été apporté à l'arbre qui a subi une entaille à la tronçonneuse de 15 à 20 cm et que "il existe des chances que l'écorce de l'arbre prenne racine. Si cela se produit, il y a une chance de sauver l'arbre. Si cela n'aide pas, alors les chances de survie du tilleul sont très minces."
Au même moment en Géorgie, les Européistes multiplient les manifestations pour pousser le gouvernement de Tbilissi à prendre une position pro-OTAN (voire d'ouvrir un second front anti-russe) et libérer l'ex-client de George W. Bush Mikheil Saakachvili qui purge une peine de prison de six ans.
Mémoires d'un combattant abkhaze
Je vous conseille de lire cet ouvrage "Mémoires d'un combattant abkhaze" dont l'auteur, Bekir Ashuba, a bien voulu me demander d'écrire la préface. En voici la présentation en 4ème de couverture - le livre peut être commandé ici ou en librairie.
Le 14 août 1992 les forces armées du gouvernement géorgien envahissent la petite Abkhazie qui, restée fidèle à l’Union soviétique jusqu’à sa disparition, préférait désormais son indépendance à la tutelle de Tbilissi. Issus des communautés circassiennes en exil en Turquie, Bekir Ashuba, 23 ans, et ses amis du même âge décident alors de s’engager dans des milices de volontaires pour aller défendre la liberté du pays de leurs ancêtres. Les voilà désormais embarqués dans une aventure épique, où ils trouveront la joie de servir le pays de leurs ascendants déportés, l’ivresse de l’engagement fraternel, l’ardeur, la foi, et l’espérance, mais aussi, le deuil et, plus d’une fois, la déception.
L’auteur livre ici très en détail ses souvenirs de guerre sur les cimes du Caucase, sans fard ni fioritures. Il ouvre les portes des chambrées où les Turcs de gauche chantent « Bella Ciao », et les Tchétchènes s’adonnent à des transes soufies ; il raconte les longues marches à flanc de colline dans la nuit, les attentes angoissées dans les fermes abandonnées, les opérations armées fulgurantes, jusqu’au triomphe militaire final, après un pèlerinage mystérieux dans une vallée féerique. Tout dans ce récit est vrai, scrupuleusement consigné, et tout viendra surprendre le regard du lecteur occidental généralement peu informé de l’histoire de ce conflit qui pèse encore lourdement sur l’équilibre géopolitique de la Mer Noire.
Des Abkhazes de gauche en Turquie
Je vous ai parlé l'an dernier de l'avocat turc d'origine abkhaze A.B. et de sa contribution au livre 21e siècle des Circassiens : Identité, patrie et politique publié à Ankara sous la direction de Merih Cemal Taymaz et Sevda Alankuş.
Je suis souvent en contact avec son épouse qui m'avait fait l'amitié de traduire en turc pour le mensuel circassien Jineps d'Istanbul l'interview qu'avait faite de moi en 2012 Marina Iosifyan parue dans le principal journal abkhaze Chegemskaya Pravda, et que j'ai vue à plusieurs reprises à Bodroum et en France.
La famille d'A.B. qui est ancrée à gauche accumule les deuils en ce moment. En août dernier il avait perdu le mari d'une de ses trois soeurs (il a aussi cinq frères dont un décédé il y a trois ans, et un ainé médecin), Metin Çulhaoğlu, mort d'une crise cardiaque à 75 ans, qui était un théoricien important du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), qui a deux députés à l'assemblée nationale turque en ce moment (une vidéo lui rend hommage ici). Le 8 décembre, il enterrait le mari d'une autre de ses soeurs, l'historien Mehmet Bozkurt, d'origine ossète, 67 ans, mort du Covid19 (bien qu'il ait eu 6 doses de vaccin, mais il souffrait d'insuffisance cardiaque). Celui-là était membre du Parti communiste de Turquie (TKP) un autre mouvement marxiste apparemment moins implanté électoralement que le TIP (et moins ouvert aux revendications nationales des kurdes que ce dernier parti), qui chantait déjà dans la chorale de ce parti à l'âge de 7 ans (le parti alors s'appelait SIP). Il y a eu une cérémonie à la mosquée et un enterrement civil, il y avait des athées et des croyants à cette cérémonie.
Un vrai sujet d'étude sociologique, je trouve...
Caucase : Pas de deuxième front en vue
Les lignes bougent, et pas vraiment dans le bon sens à la frontière nord de la Russie la Suède et la Finlande demandent à rejoindre l'OTAN (Moscou va du coup couper ses livraisons d'électricité à Helsinki, mais Erdogan a le non goût, pour l'instant, de s'opposer à ces adhésions, ce qui va lui valoir beaucoup de pressions de ses alliés). Cependant sur le front du Caucase, le choses paraissent plus stables, bien que le nouveau président d'Ossétie du Sud, Alan Gagloiev, élu le weekend dernier, ait confirmé son intention qui était aussi celle de son prédécesseur d'organiser un référendum sur l'adhésion de son pays à la Russie (tout en signalant qu'il ne le fera qu'avec le feu vert de Vladimir Poutine).
On a déjà parlé ici des laboratoires militaires américains en Géorgie tandis que Moscou soumettait au Conseil de sécurité hier celle des laboratoires en Ukraine (la Chine a jugé inquiétantes les dernières preuves d'activité biologique publiées par la Russie). Depuis le début de la guerre d'Ukraine la Georgie a manifesté sa réticence à se joindre à la politique américaine de sanctions contre la Russie, ce qui lui a été amèrement reproché par le régime de Zelinsky. Tbilissi a demandé à rejoindre l'Union européenne mais pas l'OTAN, et seul le parti de l'ex-président Saakachvili, le Mouvement national uni (qui avait quand même vendu les infrastructures énergétiques géorgiennes à la Russie après la guerre de 2008), aujourd'hui dans l'opposition, demande d'ouvrir un "deuxième front" anti-russe en Géorgie en attaquant l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie. Le politologue Ghia Abashidze accuse ce parti de faire le jeu de Moscou car cela perturberait la voie d'approvisionnement énergétique alternative de l'Ukraine par le Caucase. "Notre peuple a déjà combattu trois fois contre la Fédération de Russie, nous avons enduré des milliers de problèmes - nous garantissons à la population qu'il n'y aura pas de guerre dans le pays", a déclaré hier le Premier ministre géorgien, Irakli Gharibashvili .
D'un labo américain l'autre : le Lugar Center à Tbilissi
Il n'y a pas que les bio-laboratoires américains en Ukraine qui suscitent des polémiques. La journaliste bulgare Dilyana Gaytandzhieva évoque ici (13e minute) au micro de Dan Cohen un investissement de 161 millions de dollars à Tbilissi (Georgie), un laboratoire parmi d'autres que Washington a implantés dans 25 pays.
Sur son site elle nous en dit plus. Il s'agit du Lugar Center, à 17 km de la base aérienne militaire de Vaziani, où Dilyana Gaytandzhieva a enquêté en septembre 2018.
Le Lugar Center est devenu célèbre ces dernières années pour ses activités controversées , ses incidents de laboratoire et ses scandales entourant le programme contre l'hépatite C du géant américain du médicament Gilead (qui avait fait parler de lui pour son funeste Remdesivir au début de la crise du Covid) en Géorgie, qui a entraîné la mort d'au moins 248 patients . La cause du décès dans la majorité des cas a été répertoriée comme inconnue, selon des documents internes .
Le projet géorgien GG-21 a été financé par DTRA et mis en œuvre par des scientifiques militaires américains d'une unité spéciale de l'armée américaine portant le nom de code USAMRU-G qui opère au Lugar Center. Ils ont reçu l'immunité diplomatique en Géorgie pour rechercher des bactéries, des virus et des toxines sans être inquiétés. Cette unité est subordonnée au Walter Reed Army Institute of Research (WRAIR).
Des documents obtenus du registre des contrats fédéraux américains montrent que l'USAMRU-G étend ses activités à d'autres alliés américains dans la région et "établit des capacités expéditionnaires" en Géorgie, en Ukraine, en Bulgarie, en Roumanie, en Pologne, en Lettonie et dans tous les emplacements futurs. Le prochain projet USAMRU-G impliquant des tests biologiques sur des soldats doit démarrer en mars de cette année à l'hôpital militaire bulgare de Sofia.
Les activités du DTRA en Géorgie et en Ukraine relèvent de la protection d'accords bilatéraux spéciaux. Conformément à ces accords, la Géorgie et l'Ukraine s'abstiendront de toute responsabilité, n'engageront aucune poursuite judiciaire et indemniseront les États-Unis et leur personnel, les sous-traitants et le personnel des sous-traitants en cas de dommages matériels, de décès ou de blessures à toute personne en Géorgie et en Ukraine, résultant de d'activités dans le cadre du présent accord. Si des scientifiques parrainés par DTRA causent des décès ou des blessures à la population locale, ils ne peuvent pas être tenus responsables.
Dans une vidéo publiée par Al Mayadeen : des riverains comme Albert Nurbekyan et Eteri Gogitidze du village d'Aleweevka témoignent qu'il y a de la fumée rouge, noire, verte qui se dégage de ce centre pendant la nuit, avec une odeur chimique d'oeuf pourri. Deux travailleurs philippins sont morts par empoisonnement lors de la construction du centre. La rivière voisine a été aussi polluée. De quoi inquiéter l'Abkhazie voisine...
Un peu d'élégance caucasienne...
Non, toute la jeunesse du monde n'est pas perdue. Comme l'écrit un Japonais en commentaire de cette vidéo "Les gens qui s'investissent dans la culture traditionnelle profonde ont des allures nobles et belles. Les larmes coulaient littéralement de mes yeux"... Bon je vous concède que cela a peu à voir avec le paganisme rural traditionnel... Mais ce soir je ne vole pas spirituellement très haut... Et puis il y avait peut-être des danses comme celle-là aux noces de Cana aussi non ?
A propos de la culture circassienne et de l'Abkhazie
Vient de paraître en Turquie (en langue turque) : 21e siècle des Circassiens : Identité, patrie et politique (Çerkeslerin 21. Yüzyılı: Kimlik, Anayurt ve Siyase) sous la direction de Merih Cemal Taymaz et Sevda Alankuş, aux éditions Dipnot (Ankara).
Cet ouvrage collectif est consacré à la sociologie, à la culture et aux perspectives politiques du monde circassien actuel. Il examine notamment la vie politique circassienne depuis 1864, avec des éclairages particuliers sur le statut des femmes, sur la situation de la diaspora circassienne, et les attentes de sa jeunesse. Le lecteur y trouvera aussi une analyse comparative des politiques de la Turquie et de la Russie en Abkhazie et en Ossétie du Sud et du rôle de la diaspora dans l'adoption de ces politiques.
A noter notamment la contribution de l'avocat Anıt Baba : "Sur la base de l'exemple de l'Abkhazie : Réflexions sur la dimension juridique du retour au pays" (Abhazya Örneğinden Yola Çıkarak Vatana Dönüşün Hukuki Boyutu Üzerine Düşünceler).
Anıt Baba (Papba) est aussi l'auteur de Les droits de l'homme du passé au présent (Dünden Bugüne İnsan Hakları) paru en septembre dernier. Voyez son blog sur l'Abkhazie ici.