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Le Fond du problème de Graham Greene
J'ai beaucoup cité dans mon livre sur Cuba l'an dernier, célèbre écrivain anglais et célèbre ancien espion, de conviction catholique, Graham Greene, supporter de Fidel Castro et de tous les mouvements de libération nationale dans le monde des années 1960. Les grands médias n'aiment pas les oeuvres qui interrogent à la fois la question de la responsabilité à l'égard d'une époque et celle du rapport à la transcendance dans un engagement chrétien résolu. Il est donc, disons, de mon devoir, sur ce petit blog que personne ne lit de vous signaler son roman "Le Fond du problème" (The Heart of The Matter) paru en 1948 dont l'action de passe au Sierra Leone pendant la seconde guerre mondiale. Le regard est vif, intelligent, les personnages intéressants et attachants. Dès les premières pages Greene cite Hilaire Belloc, catholique lui aussi, infatigable pourfendeur de l'impérialisme maçonnique britannique, notamment pendant la guerre des Boers (j'ai fait une allusion trop rapide à Belloc en 2017). On est aussi là dans la même famille que George Galloway (sous réserve du petit doute que j'ai émis récemment sur le discours de ce dernier à propos des FM). C'est une bonne veine d'inspiration, et un courant à suivre.
Chateaubriand à Prague
Mémoires d'Outre-tombe L. IV. «Entré à Prague, le 24 mai (1833), à sept heures du soir, je descendis à l’hôtel des Bains, dans la vieille ville bâtie sur la rive gauche de la Moldau. J’écrivis un billet à M. le duc de Blacas pour l’avertir de mon arrivée; je reçus la réponse suivante :
" Si vous n’êtes pas trop fatigué, monsieur le vicomte, le roi sera charmé de vous recevoir dès ce soir, à neuf heures trois quarts ; mais si vous désirez vous reposer, ce serait avec grand plaisir que Sa Majesté vous verrait demain matin, à onze heures et demie. Agréez, je vous prie, mes compliments les plus empressés. Ce vendredi 24 mai, à sept heures. Blacas D’AULPS. "
Je ne crus pas pouvoir profiter de l’alternative qu'on me laissait; à neuf heures et demie d usoir, je me mis en marche; un homme de l’auberge, sachant quelques mots de français, me conduisit. Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu’au pied de la haute colline que couronne l’immense château des rois de Bohême. L’édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait de ses fenêtres; il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou du temple de Jérusalem, vu de la vallée de Josaphat. On n’entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j’étais obligé de m’arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la ponte était rapide.
A mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous
Parvenu au plateau sur lequel est bâti Hradschin, nous traversâmes un poste d’infanterie dont le corps de garde avoisinait le guichet extérieur... Comme je montais le second étage, je rencontrai M. de Blacas qui descendait. J’entrai avec lui dans les appartements de Charles X; là étaient encore deux grenadiers en faction. Cette garde étrangère, ces habits blancs à la porte du roi de France, me faisaient une impression pénible : l’idée d’une prison plutôt que d’un palais me vint.
Nous passâmes trois salles anuitées et presque sans meubles : je croyais errer encore dans le terrible monastère de l’Escurial. M. de Blacas me laissa dans la troisième salle pour aller avertir le roi, avec la même étiquette qu’aux Tuileries. Il revint me chercher, m’introduisit dans le cabinet de Sa Majesté, et se retira.
Charles X s’approcha de moi, me tendit la main avec cordialité en me disant : "Bonjour, bonjour, M. de Chateaubriand, je suis charmé de vous voir. Je vous attendais. Vous n’auriez pas dû venir ce soir, car vous devez être bien fatigué. Ne restez pas debout ; asseyons-nous. Comment se porte votre femme?" Rien ne brise le cœur comme la simplicité des paroles dans les hautes positions de la société et les grandes catastrophes de la vie. Je me mis à pleurer comme un enfant ; j’avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. Toutes les choses hardies que je m’étais promis de dire, toute la vaine et impitoyable philosophie dont je comptais armer mes discours, me manqua. Moi, devenir le pédagogue du malheur ! Moi, oser en remontrer à mon roi, à mon roi en cheveux blancs, à mon roi proscrit, exilé, prêt à déposer sa dépouille mortelle dans la terre étrangère! Mon vieux prince me prit de nouveau par la main en voyant le trouble de cet impitoyable ennemi, de ce dur opposant des ordonnances de Juillet. Ses yeux étaient humides; il me fit asseoir a côté d’une petite table de bois sur laquelle il y avait deux bougies; il s’assit auprès de la même table, penchant vers moi sa bonne oreille pour mieux m’entendre, m’avertissant ainsi de ses années qui venaient mêler leurs infirmités communes aux calamités extraordinaires de sa vie.
Il m’était impossible de retrouver la voix, en regardant dans la demeure des empereurs d’Autriche le soixante-huitième roi de France courbé sous le poids de ces règnes et de ses soixante-seize années; de ces années, vingt-quatre s’étaient écoulées dans l’exil, cinq sur un trône chancelant; le monarque achevait ses derniers jours dans un dernier exil, avec le petit-fils dont le père avait été assassiné et de qui la mère était captive. Charles X, pour rompre ce silence, m’adressa quelques questions. Alors j’expliquai brièvement l’objet de mon voyage : je me dis porteur d’une lettre de Mme la duchesse de Berry, adressée à Mme la Dauphine, dans laquelle la prisonnière de Blaye confiait le soin de ses enfants à la prisonnière du Temple, comme ayant la pratique du malheur. J’ajoutai que j’avais aussi une lettre pour les enfants. Le roi me répondit : « Ne la leur remettez pas; ils ignorent en partie ce qui est arrivé à leur mère; vous me donnerez cette lettre. Au surplus, nous parlerons de tout cela demain, à deux heures ; allez vous coucher. Vous verrez mon fils et les enfants à onze heures et vous dînerez avec nous. » Le roi se leva, me souhaita une bonne nuit et se retira. Je sortis; je rejoignis M. de Blacas dans le salon d’entrée ; le guide m’attendait sur l’escalier. Je retournai à mon auberge, descendant les rues sur les pavés glissants, avec autant de rapidité que j’avais mis de lenteur à les monter. (...)
Le mardi 28 mai, la leçon d’histoire à laquelle je devais assister à onze heures n’ayant pas lieu, je me trouvai libre de parcourir ou plutôt de revoir la ville, que j’avais déjà vue et revue en allant et venant.
Je ne sais pourquoi je m’étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagnes qui portaient leur ombre noire sur un tapon de maisons chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants ; son architecture rappelle une ville de la renaissance. La longue domination des empereurs sur les pays cisalpins a rempli l’Allemagne d’artistes de ces pays ; les villages autrichiens sont des villages de la Lombardie, de la Toscane, ou de la terre ferme de Venise : on se croirait chez un paysan italien, si, dans les fermes à grandes chambres nues, un poêle ne remplaçait le soleil.
La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d’un côté, on aperçoit les vergers d’un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville, qui descendent jusqu’à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l’autre côté, on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s’embellit d’une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l’Elbe. Un bateau qui m’aurait pris au pont de Prague m’aurait pu débarquer au Pont-Royal à Paris. Je ne suis pas l’ouvrage des siècles et des rois ; je n’ai ni le poids ni la durée de l’obélisque que le Nil envoie maintenant à la Seine ; pour remorquer ma galère, la ceinture de la Vestale du Tibre suffirait.
Le pont de la Moldau, bâti en bois en 795 par Mnata, fut, à diverses époques, refait en pierre. Tandis que je mesurais ce pont, Charles X cheminait sur le trottoir ; il portait sous le bras un parapluie ; son fils l’accompagnait comme un cicérone de louage. J’avais dit, dans le Conservateur, qu’on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie : je la voyais passer sur le pont de Prague.
Dans les constructions qui composent Hradschin, on voit des salles historiques, des musées que tapissent les portraits restaurés et les armes fourbies des ducs et des rois de Bohême. Non loin des masses informes, se détache sur le ciel un joli bâtiment vêtu d’un des élégants portiques du cinquecinto : cette architecture a l’inconvénient d’être en désaccord avec le climat. Si l’on pouvait du moins, pendant les hivers de Bohême, mettre ces palais italiens en serre chaude avec les palmiers ? J’étais toujours préoccupé de l’idée du froid qu’ils devaient avoir la nuit.
Prague, souvent assiégé, pris et repris, nous est militairement connu par la bataille de son nom et par la retraite où se trouvait Vauvenargues. Les boulevards de la ville sont démolis. Les fossés du château, du côté de la haute plaine, forment une étroite et profonde entaille maintenant plantée de peupliers. À l’époque de la guerre de Trente Ans, ces fossés étaient remplis d’eau. Les protestants, ayant pénétré dans le château le 23 mai 1618, jetèrent par la fenêtre deux seigneurs catholiques avec le secrétaire d’État : les trois plongeurs se sauvèrent. Le secrétaire, en homme bien appris, demanda mille pardons à l’un des deux seigneurs d’être tombé malhonnêtement sur lui. Dans ce mois de mai 1833, on n’a plus la même politesse : je ne sais trop ce que je dirais en pareil cas, moi qui ai cependant été secrétaire d’État.
Tycho-Brahé mourut à Prague : voudriez-vous, pour toute sa science, avoir comme lui un faux-nez de cire ou d’argent ? Tycho se consolait en Bohême, ainsi que Charles X, en contemplant le ciel ; l’astronome admirait l’ouvrage, le roi adore l’ouvrier. L’étoile apparue en 1572 (éteinte en 1574), qui passa successivement du blanc éclatant au jaune rouge de Mars et au blanc plombé de Saturne, offrit aux observations de Tycho le spectacle de l’incendie d’un monde. Qu’est-ce que la révolution dont le souffle a poussé le frère de Louis XVI à la tombe du Newton danois, auprès de la destruction d’un globe, accomplie en moins de deux années ? Le général Moreau vint à Prague concerter avec l’empereur de Russie une restauration que lui, Moreau, ne devait pas voir.
Si Prague était au bord de la mer, rien ne serait plus charmant ; aussi Shakespeare frappe la Bohême de sa baguette et en fait un pays maritime :
« Es-tu certain, dit Antigonus à un matelot, dans le Conte d’hiver, que notre vaisseau a touché les déserts de Bohême ? »
Antigonus descend à terre, chargé d’exposer une petite fille à laquelle il adresse ces mots :
« Fleur ! prospère ici… La tempête commence… Tu as bien l’air de devoir être rudement bercée ! »
Shakespeare ne semble-t-il pas avoir raconté d’avance l’histoire de la princesse Louise, de cette jeune fleur, de cette nouvelle Perdita[27], transportée dans les déserts de la Bohême ?
Confusion, sang, catastrophe, c’est l’histoire de la Bohême ; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres civiles et des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets, ou se collettent avec les ducs et les rois de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d’Autriche et de Bavière.
Pendant le règne de Venceslas VI, qui mettait à la broche son cuisinier quand il n’avait pas bien rôti un lièvre, s’éleva Jean Huss, lequel, ayant étudié à Oxford, en apporta la doctrine de Wiclef. Les protestants, qui cherchaient partout des ancêtres sans en pouvoir trouver, rapportent que, du haut de son bûcher, Jean chanta, prophétisa la venue de Luther.
« Le monde rempli d’aigreur, dit Bossuet, enfanta Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté. »
Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d’intérêts étrangers et de mœurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers.
D’anciennes poésies, découvertes en 1817 par M. Hanka, bibliothécaire du musée de Prague, dans les archives de l’église de Kœniginhof, sont célèbres. Un jeune homme que je me plais à citer, fils d’un savant illustre, M. Ampère[28], a fait connaître l’esprit de ces chants. Célakowsky a répandu des chansons populaires dans l’idiome slave.
Les Polonais trouvent le dialecte bohême efféminé ; c’est la querelle du dorien et de l’ionique. Le Bas-Breton de Vannes traite de barbare le Bas-Breton de Tréguier. Le slave ainsi que le magyar se prêtent à toutes les traductions : ma pauvre Atala a été accoutrée d’une robe de point de Hongrie ; elle porte aussi un doliman arménien et un voile arabe.
Une autre littérature a fleuri en Bohême, la littérature moderne latine. Le prince de cette littérature, Bohuslas Hassenstein, baron de Lobkowitz, né en 1462, s’embarqua en 1490 à Venise, visita la Grèce, la Syrie, l’Arabie et l’Égypte. Lobkowitz m’a devancé de trois cent vingt-six ans[29] à ces lieux célèbres, et, comme lord Byron, il a chanté son pèlerinage. Avec quelle différence d’esprit, de cœur, de pensées, de mœurs, nous avons, à plus de trois siècles d’intervalle, médité sur les mêmes ruines et sous le même soleil, Lobkowitz, Bohême ; lord Byron, Anglais ; et moi, enfant de France !
À l’époque du voyage de Lobkowitz, d’admirables monuments, depuis renversés, étaient debout. Ce devait être un spectacle étonnant que celui de la barbarie dans toute son énergie, tenant sous ses pieds la civilisation terrassée, les janissaires de Mahomet II ivres d’opium, de victoires et de femmes, le cimeterre à la main, le front festonné du turban sanglant, échelonnés pour l’assaut sur les décombres de l’Égypte et de la Grèce : et moi, j’ai vu la même barbarie, parmi les mêmes ruines, se débattre sous les pieds de la civilisation.
En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s’appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d’une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j’apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.
Ma revue de Prague étant faite, j’allai, le 29 mai, dîner au château à six heures. Charles X était fort gai.(...)
«Je représentai au Roi qu’il était trop loin de la France, qu’on aurait le temps de faire deux ou trois révolutions a Paris avant qu’il en fut informé à Prague. Le Roi répliqua que l’Empereur l’avait laissé libre de choisir le lieu de sa résidence dans tous les étals au tri chiens, le royaume de Lombardie excepté. "Mais, ajouta Sa Majesté, les villes habitables en Autriche, sont toutes a peu près à la même distance de France. A Prague, je suis logé pour rien, et ma position m’oblige à ce calcul. " Noble calcul, que celui-là pour un prince qui avait joui pendant cinq ans d’une liste civile de vingt millions, sans compter les résidences royales; pour un prince qui avait laissé à la France la colonie d’Alger et l’ancien patrimoine des Bourbons, évalué de 25 à 30 millions de revenu ! Je dis : " Sire, vos fidèles sujets ont souvent pensé que votre royale indigence pouvait avoir des besoins; ils sont prêts à se cotiser, chacun selon sa fortune, afin de vous affranchir de la dépendance de l’étranger. " — Je crois, mon cher Chateaubriand, dit le roi en riant, que vous n’êtes guère plus riche que moi. Comment avez-vous payé votre voyage ? — Sire, il m’eut été impossible d’arriver jusqu’à vous, si Mme la duchesse de Berry n’avait donné l’ordre à son banquier, M. Jauge, de nie compter 6,000 fr. — C’est bien peu ! s’écria le roi; avez vous besoin d’un supplément? — Non, sire; je devrais même, en m’y prenant bien, rendre quelque chose à la pauvre prisonnière ; mais je ne sais guère regratter.. — Vous étiez un magnifique seigneur à Rome ? — J’ai toujours mangé consciencieusement ce que le roi m’a donné ; il ne m’en est pas resté deux sous. — Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait- il pour être riche ? — Sire, vous y perdriez votre temps; vous me donneriez quatre millions "ce matin, que je n’aurais pas un palard ce soir. Le roi me secoua l’épaule avec la main : A la bonne heure ! Mais à quoi diable mangez-vous votre argent? — Ma foi, sire, je n’en sais rien, car je n’ai aucun goût et ne fais aucune dépense; c’est incompréhensible ! Je suis si bête qu’en entrant aux affaires étrangères je ne voulus pas prendre les 25,000 francs de frais d’établissement, et qu’en sortant je dédaignai d’escamoter les fonds secrets! Vous me parlez de ma fortune pour éviter de me parler de la vôtre. — C’est vrai, dit le roi;-voici à mon tour ma confession : En mangeant mes capitaux par portions égales d’année en année, j’ai calculé qu’à l’âge où je suis, je pourrais vivre jusqu’à mon dernier jour sans avoir besoin de personne. Si je me trouvais dans la détresse, j’aimerais mieux avoir recours, comme vous me le proposez, à des Français qu’à des étrangers. On m’a offert d’ouvrir des emprunts, entre autres un de 30 millions qui aurait été rempli en Hollande, mais j’ai su que cet emprunt, coté aux principales bourses en Europe, ferait baisser les fonds français; cela m’a empêché d’adopter le projet; rien de ce qui affecterait la fortune publique en France ne pouvait me convenir. — Sentiment digne d’un roi ! Dans cette conversation on remarquera la générosité de caractère, la douceur des mœurs et le bon sens de Charles X. Pour un philosophe, c’eût été un spectacle curieux que celui du sujet et du roi s’interrogeant sur leur fortune et se faisant confidence mutuelle de leur misère au fond d’un château emprunté aux souverains de Bohême ! »
Sur certaines inexactitudes du récit voir ici.
Et in Abkhazia ego
J'ai un nouveau point commun avec Deleuze, outre le fait (banal) d'avoir lu Spinoza, Leibniz et Nietzsche. J'ai parcouru comme lui le livre d'Ossip Mandelstam "Voyage en Arménie" dont il parle dans son Abécédaire. Et j'ai avec Mandelstam un point commun aussi : celui d'avoir mis les pieds en Abkhazie.
P. 32 il écrit : "Un jour, en Abkhazie, je suis tombé sur des terrais couverts de fraises nordiques à une altitude de quelque cent pieds au-dessus du niveau de la mer. Leurs jeunes forêts habillaient tous les mamelons. Les paysans bêchaient une terre douce, rougeâtre, creusaient des alvéoles en vue de cultures botaniques.
J'ai accueilli avec joie, justement ce jour-là, l'été nordique et sa monnaie de coralline. On voyait pendre, accords parfaits, harmonies de quintes, les baies mûres, ferrugineuses, chantant par nichées ou chacune sa note... Il y avait en elles, mais habitants le nord, une charnelle témérité tsigane à se lécher les babines".
Bernanos à propos du XXIe siècle
"Evidemment, les traités n'ayant plus aucune valeur, il deviendra difficile de couper une tartine de pain à ses gosses sans se demander anxieusement si les services de préparation à la guerre bactériologique n'y ont pas semé les bacilles de la paralysie infantile". (Les grands cimetières sous la lune p. 279).
Kotor (Montenegro) au temps de Pierre Loti
A 30 ans, en 1880, Pierre Loti, alors lieutenant e vaisseau, arrive à Kotor/Cattaro (Montenegro) :
"Par le dédale des petites rues de Cattaro, nous nous dirigeons vers L'albergo del Cacciatore (l'hôtel du Chasseur). — Dans quelque quartier de cette ville que l’on soit, on est toujours sûr, en regardant en l’air, d’apercevoir sur sa tête, par-dessus les maisons, à des hauteurs extraordinaires, un mélange de nuages et de rochers qui grimpent dans le ciel et semblent prêts à s’effondrer sur le public ; — cela donne à ces vieilles rues étroites un caractère étrange. Dans une maison ancienne, qui a dû être aussi autrefois une habitation de riche Vénitien, se tient une table d’hôte où se parlent plusieurs langues : c’est L'albergo del Cacciatore. — Nous y entendons le slave, l’italien, — et l’allemand lourd de quelques officiers autrichiens causant avec de grosses personnes blondes qui ont des têtes de Gretchens trop mûres et des toilettes cocasses. Le déjeuner, mangé de très bon appétit, se termine par un dessert local : cela s’appelle un jardinetto (petit jardin). — Jardin où poussent toute sorte de choses ; grand plat où sont plantés pêle-mêle des fromages, des gâteaux et des fruits. Après le jardinetto, nous voyons entrer de grands diables de Monténégrins, sales et dépenaillés, ayant des boucles d’oreilles et des mines de bandits, avec un arsenal de poignards et de pistolets à leur ceinture. — Ce sont nos guides que M. Ramadanovilch nous envoie. — Otant très humblement leur bonnet rouge, ils nous préviennent en italien que nos chevaux nous attendent à la porte de Cattaro et qu'il faut nous hâter de partir.
Nous trouvons, en effet, à la porte de Cattaro quatre chevaux qui nous attendent, et, quand nos guides ont amarré en croupe notre mince bagage avec le leur, nous nous mettons en route. Eux se proposent de nous suivre à pied. On ne s’imagine pas en France ce qu’un Monténégrin est capable de faire de ses jambes; hommes et femmes, dans ce pays, peuvent trotter du matin jusqu’au soir, avec la même allure allongée de chat maigre, sans éprouver la moindre fatigue. C’est la seule qualité que nous reconnaissions à ce peuple."
On est dans les Balkans d'avant Zora la Rousse, un univers à la Tintin. Étrange mélange d'Italie, d'Autriche et de monde slave. Loti n'est pas tendre avec ses hôtes. Pourtant il aura une petite passion avec une jouvencelle du coin, Pasquala Ivanovitch. Une plaque à Baosici en célèbre le souvenir depuis 1934 paraît-il.
"La vue de Loti, écrira Risto Lainovic de l'université de Nis, était diamétralement opposée aux panégyriques exagérés que les écrivains du XIXe siècle consacraient à ce peuple épris de liberté, pour lequel la lutte contre les Turcs était devenue, avec les siècles, presque une manière de vivre". Il ajoutera que Loti cependant reconnaissait aux Monténégrins une belle authenticité et leur prédisait un avenir glorieux, et qu'il avait aussi un jugement dur contre les Serbes pendant la guerre contre les Turcs, mais allait ensuite s'en repentir et aider Belgrade autant qu'il pouvait. C'était dans la "Revue Pierre Loti" du 1er avril 1981. Car à l'époque il y avait une Revue Pierre Loti (il n'y aura jamais de Revue Frédéric Delorca).
Risto Lainovic avait soutenu en 1977 une thèse de doctorat à la Sorbonne Nouvelle (Paris III) sur "Les thèmes romantiques dans l'oeuvre de Pierre Loti". En 1980, dans la presse de Titograd (aujourd'hui Podgorica), il avait rappelé le centenaire du passage de Loti à Kotor.
L'histoire des revirements de Loti sur la question balkanique est belle. Le patron du Figaro Calmette estimait que la turcophilie initale de Loti (qui allait faire des foules d'émules) était due à sa passion de 1877 pour une odalisque circassienne Hatice/Hakidjé/Aziyadé, qui appartenait au harem d'un dignitaire turc qui mourut de chagrin après son départ, comme il l'apprit dix ans plus tard... L'ancien cœur d'artichaut que j'ai été ne peut pas ne pas être sensible à cette belle histoire.
Le huguenot suisse Guy de Pourtalès (1881-1941) raconta d'ailleurs une étrange histoire de fantôme qui se produisait dans la maison de Loti à Rochefort (Charente maritime) et que l'écrivain lui a rapportée directement :
« Voici, dit-il, la stèle d’Aziyadé ; cette pierre dressée où brûle une petite lampe de verre. Il y a bien des années qu’elle est morte, Aziyadé ; mais est-on sûr de mourir ? Pour moi, je pense qu’il v a des êtres qui, même vivants, sont pourtant morts, et certains morts qui vivent toujours. Sachez donc qu’il se passe ici, toutes les nuits, une chose étrange. Vers dix heures, chacun de nous se retire dans sa chambre. La mienne est là, attenante à cette salle et je suis seul, seul sur cet étage. Je ferme les portes moi-même ; je verrouille celle de ma chambre, cadenasse l’entrée de la mosquée qui n’a pas d’autre accès. J’entre chez moi pour travailler au « journal » que j’écris depuis tant d’années, ce journal de ma vie d’où, l’un après l’autre, sont tirés tous mes livres. Puis je m’endors. Au matin, c’est moi le premier qui pénètre ici et m’assure que la porte est toujours verrouillée. Eh bien ! tous les matins, il y a sur le marbre, devant ce bassin, l’empreinte humide d’un petit pied de femme. Dans cette vasque, quelqu’un se baigne et je n’entends rien, pas un rire, pas un soupir, même pas les éclaboussures de l’eau où le fantôme de la jeune fille vient tremper ses pieds d’enfant... Vous croyez que j’invente, peut-être ? Ou bien vous vous dites que je suis le jouet d’hallucinations extravagantes... Patience. Demain, je vous ferai voir les pas d’eau sur les dalles » Il semble que Loti n'ait point tenu parole le lendemain, mais je suis convaincu que l'amour nostalgique peut engendrer ce genre de "matérialisation".
Le béarnais Louis Barthou avait le roman tiré de cette histoire d'amour dans sa bibliothèque. Il préfaça un livre sur Loti en 1924 un an après sa mort. Il compare beaucoup Loti à Chateaubriand (un lieu commun de l'époque semble-t-il), tout en ajoutant que le doute métaphysique de ce fils de protestant hanté par la fuite du temps était plus pénible que la désespérance de l'auteur du Génie du Christianisme.
Mais revenons au Montenegro. En 1984 Risto Lainovic était entré dans une fière polémique contre Danilo Lekic sur la monténigrophobie de Loti. Ce Danilo Lekic (1910-1992), homonyme d'un diplomate yougoslave connu, n'était pas doté du même capital universitaire que Lainovic. Né dans le petit village de Seoca, diplomé de la fac de philosophie à Belgrade en 1935, puis, enseignant au lycée de la ville portuaire de Bar, il avait alterné son métier avec des formations en France, à Grenoble et Dijon. Puis devenu après guerre cadre du ministère de la culture et directeur du Théâtre national de la République du Monténégro, il se posa en spécialiste du regard des Français sur son pays. Lekic était allé jusqu'à penser que Pasquala Ivanovitch n'a jamais existé.
Grave erreur. Le récit de Loti à son sujet est des plus réalistes :
13 octobre 1880 : " Pasquala Ivanovitch reste d'abord longtemps étendue sur la mousse, la tête sur mes genoux, faisant semblant de dormir. Et je sens son cœur battre très fort contre ma main, et je vois bien quelle ne dort pas. Je lui parle tout doucement en italien, et elle me répond en slave, par mots entrecoupés, comme quelqu'un de mal éveillé.
Pasquala Ivanovitch, en comptant sur ses doigts, dit qu'elle a dix-neuf ans; c'est bien l'âge que je pensais, car elle est déjà formée; pourtant, quand elle parle, on. dirait une voix de petite fille.
Elle sent le foin fauché, l'étable, le, serpolet de la montagne, et un peu aussi les moutons qu'elle garde. Au grand jour, son voile blanc et son corsage paraîtraient éraillés, fanés, salis par la terre des chemins; la nuit, tout cela est joli, tout cela sent bon les herbes et la campagne.
Quand elle remue la tête, on entend un petit bruit de paillettes de cuivre, à cause des bijoux grossiers, des épingles à pendeloques qui tiennent son voiler au drap de son béret rouge.
Elle a dû avoir plus d'une aventure avec les bergers de Baozich, et certes elle a livré déjà son corps qui brûle.
Elle a des naïvetés et des effronteries de petit enfant. Elle est bien belle, et sa taille est pure comme celle d'une statue.
On est bien dans ce bois d'oliviers. Par terre, il y a de la mousse sèche, du lichen, des feuilles mortes. Il y fait nuit noire; pourtant on sent qu'on est dans un lieu très élevé, qu'on domine de haut la mer,"
"Vendredi 15 octobre. Pasquala a un grand frère que je n'avais pas encore vu. Il arrive à l'improviste et me jette un mauvais regard de méfiance. Sur une explication que j'aurais déliré comprendre, donnée en slave par Pasquala, il sourit et me tend la main.
Il est habillé en paysan dalmate. Il s'appelle Giovanni, batelier à Rizano. Il a la même figure que sa sœur, les mêmes grands yeux gris, le teint bronzé et les cheveux blonds comme elle, sa moustache se détachant en clair sur le fauve de ses joues. Giovanni Ivanovitch m'accompagne jusqu'au bord de la mer. Il a l'air très étonné de cette chose qui nous est familière, l'embarquement d'un officier dans son canot les honneurs du sifflet, les matelots se précipitant pour offrir la main, pour étendre le tapis traditionnel, etc. II parait en conclure que je suis un très grand seigneur."
Puis un rêve dit à Loti, toute la vanité des escapades qu'il fait avec cette chevrière herzégovienne : "Un rêve de cette nuit : J'étais mort. J'étais dans un cimetière, assis sur la pierre de ma tombe, au crépuscule d'un soir d'été. Il y avait dans l'air dés rondes de phalènes et de moucherons, et des fleurs partout, parmi les tombeaux et l'herbe haute des cimetières.
Je reconnaissais ce lieu; c'était bien celui où dormaient mes grands-parents morts; il avait cette horreur particulière qui me glaçait, quand on m'y conduisait le soir, dans mon enfance, pour y porter des couronnes; un genre de tristesse, un genre d'horreur qui ne peut pas s'exprimer avec des mots humains.(...) Fantôme, je sentais que j'allais disparaître. "
Les bourgeois lettrés des années 1960 se précipitaient à Istanbul en quête de la tombe de l'odalisque circassienne que Loti aima tant. Ils n'allèrent pas au Montenegro chercher celle de Pasquala. La pastourelle les faisait moins rêver sans doute. Elle se trouve peut-être sous la chapelle de Baosici où la bergère lui montra un ossuaire.
Je conseille à mes lecteurs de jeter un oeil à ce petit roman, écrit avec le style simple qui a fait la renommée de ce brillant académicien. Il nous rappelle combien le coeur d'une femme, même une petite bergère, peut faire aimer à un homme un pays. C'est par Pasquala que Loti apprit à apprécier ce carrefour de Français, d'Italiens, d'Allemands, de Russes, d'Autrichiens et de Slaves du Sud qu'était la côté monténégrine des années 1880. Elle lui en fait entrevoir l'histoire immémoriale, humer les parfums de fleurs, percevoir différemment l'eau de pluie.
Moi aussi j'ai connu un temps où la pluie sur mon visage n'était pas celle des jours ordinaires. C'était sur le Pont des Chaînes de Budapest, avec une autre fille des Balkans, en 1999...
Mais pour Loti les histoires d'amour se téléscopent. Et quand un Albanais lui fait ses adieux en turc, cela lui rappelle Stamboul "comme une note lugubre, comme un appel lointain du passé, comme un reproche"... Toujours son Aziyadé...
Il est dommage qu'aujourd'hui on puisse penser au Montenegro sans l'associer à Loti et sa Pasquala Ivanovitch. Il y a dans cette histoire quelque chose du rapport éternel du voyageur à la bergère, quelque chose qui remonte à Henri IV, à Virgile, et bien plus loin encore. Ce n'est pas de la prostitution, n'en déplaise aux féministes d'aujourd'hui (Pasquala Ivanovitch refuse avec colère qu'on lui donne de l'argent). C'est d'un autre ordre. C'est indicible. C'est peut-être néo-païen. Ca a peut-être à voir avec les forces invisibles de la nature. Il n'est pas à recommandé de le vivre, mais ce n'est pas pire que les immenses paquebots touristiques qui polluent maintenant la côte monténégrine ou la conquête de ce pays par les armées de l'OTAN. Je préfère encore associer cette région aux points d'interrogations dont notre écrivain entourait les robes usées de la pastourelle, qu'aux images actuelles.
Napoléon, Rancé, Sartre...
Le film de Ridley Scott sur Napoléon que je n'ai pas encore vu suscitait toutes sortes de débats sur l'Empereur dans le Figaro hier. Jean Dutourd dans "La Chose écrite" avait rendu hommage au style littéraire de l'empereur en en faisant la racine d'une famille stylistique en soi dans laquelle il classait aussi bien Stendhal que George Sand et même Roger Vailland au XXe siècle, tandis que la monarchie avait le sien qui allait selon lui de Chateaubriand à Louis Aragon (par delà les clivages politiques). Une façon en quelque sorte de faire comme si la littérature pouvait se comparer aux styles mobiliers.
J'ai jeté un oeil sur ce que Gallica propose des oeuvres complètes de l'empereur. J'ouvre le tome 4, au hasard. Un communiqué militaire après la victoire de Friedland en 1807 qui fait l'inventaire des pertes adverses (par milliers). Il ajoute "Après de tels événemens on ne peut s'epêcher de sourire quand on entend parler de la grande expédition anglaise et de la nouvelle frénésie qui s'est emparée du soir de Suède". Lisez aussi la page suivante (251) sur l'estime mutuelle que Français et Russes se portaient.
A rebours je passe au tome 3 pour le 13 mars 1802 : "Rome, Naples, l'Etrurie sont rendues au repos et aux arts de la paix.
Lucques, sous une constitution qui a réuni les esprits et étouffé les haines, a retrouvé le calme et l'indépendance.
La Ligurie a posé dans le silence des partis les principes de son organisation , et Gènes voit rentrer dans son port le commerce et les richesses.
La république des Sept-Iles est encore, ainsi que l'Helvétie, en proie à l'anarchie; mais d'accord avec la France, l'empereur de Russie y fait passer les troupes qu'il avait à Naples, pour y reporter les seuls Liens qui manquent à ces heureuses contrées, la tranquillité, le règne des lois, et l'oubli des haines et des factions.
Ainsi, d'une extrémité à l'autre, l'Europe voit le calme renaître sur le continent et sur les mers, et son bonheur s'asseoir sur l'union des grandes puissances et sur la foi des traités."
Jean Dutourd disait que Napoléon fut le seul écrivain qui écrivait sur le monde au moment même où il le modifiait. Le seul qui eût ce pouvoir là. C'est une remarque assez juste.
A part delà je ne lis que des textes de vieillards ou sur des vieillards. Avant hier c'était la Vie de Rancé de Chateaubriand, que bien sûr je recommande à tout le monde, texte profond sur la vie ascétique, sur la spiritualité de l'époque de Louis XIV qui fut aussi un visage important de ce que fut la civilisation française. Il n'y a que les cinéastes imbéciles subventionnés par l'Etat qui croient que la France du Roi Soleil n'était que danses, mignardises et parties de jambes en l'air sous les dorures de Versailles. Ces gens ne comprendront jamais rien à ce que fut leur pays.
Et puis j'ai aussi jeté un oeil aux derniers chapitres du livre d'Annie Cohen-Solal sur Sartre. Le temps du maoïsme, et ses dernières années, aveugles dans le face-à-face avec Benny Lévy. Vous savez qu'il y a un an je m'étais penché sur le maoïsme français avec des lunettes chrétiennes, et notamment avec celles de Clavel (ce qui était une façon de revenir sur ce sujet ) l'âge mûr, sachant qu'auparavant je ne l'avais observé qu'avec le regard de Monsieur Tout le Monde). Je l'avais regardé comme on dissèque une hérésie. Les hérésies ont beau être fausses, elles pointent parfois vers des vérités, et surtout suscitent des modes de vie intéressants. J'en retrouve la preuve dans les mots de Cohen-Solal sur la fraternité que Sartre trouva pour la première fois chez les "maos". J'avais deux ou trois ans, quand le maoïsme atteignit son apogée dans notre hexagone, je n'en ai donc rien connu, Pourtant je ne pense pas qu'on puisse réfléchir aux idées de gauche sans se pencher sur ce qui s'est joué dans cette expérience. J'en ai un peu parlé aussi dans mon livre sur Cuba dans lequel j'interroge le contenu religieux des révolutions, notamment celui du castrisme.
Il vaut mieux passer son temps à lire ces vieilleries qu'à regarder les news à la TV ou les imbécilités politiques de YouTube et des réseaux sociaux.
La biographie de Nadia Murad
Bien sûr je ne détourne pas le regard de ce qui se passe à Gaza, ni des sites qui dénoncent le conditionnement idéologique (même si certains vont un peu trop loin, comme Le Grand Soir à propos d'Astérix - je n'approuve pas du tout ce qu'il en dit). Mais on ne peut se concentrer seulement sur cette tragédie contre laquelle on se sent bien impuissant. Il y a d'autres sujets d'intérêt aussi, comme cette histoire d'élus de la NUPES devenus relais du Qatar (c'est le Canard Enchaîné qui a révélé l'affaire).
Je lisais par exemple hier "The Last One" (en version française "Pour que je sois la dernière") de la prix Nobel de la Paix yézidie irakienne Nadia Murad.
Il est toujours mieux que la vie d'un personnage soit raconté par un écrivain, mais il faut ici reconnaître que le "nègre" comme on dit en littérature (ou peut-être la "négresse" si c'est une femme ?) auteur probable du livre a fait un travail remarquable pur pousser cette femme symbole du génocide commis par Daech en 2014 raconte par le menu son histoire. Ayant moi-même écrit des biographies de gens ordinaires, je sais par expérience qu'il est difficile de faire raconter le passé, de faire émerger des anecdotes pertinentes, des images qui font mouche. Les personnes qu'on questionne peinent à trouver intéressant ce qui leur est arrivé, c'est un travail de maïeutique très compliqué. Dans le cas de Nadia Murad, c'est réussi.
Personnellement je ne cherchais pas spécialement à connaître les horreurs qu'elle a subies entre les mains de Daech. C'est un sujet que je connais par coeur (voyez mes autres billets sur les Yézidis sur ce blog). Mais je voulais comprendre la vie de cette communauté, de ses rapports avec les Arabes, les Kurdes etc, avant 2014. Près d'un tiers du livre de la Prix Nobel est consacré à cela et c'est réellement limpide.
Et cependant j'avoue qu'affectivement je peine à entrer dans ce monde là. Peut-être est-ce un effet du début de ma vieillesse - mais je reconnais que je ne suis jamais vraiment entré non plus dans l'univers mental des Serbes, des Abkhazes, ni d'aucun des peuples qui ont été mis sur mon chemin ; je me suis contenté de parler avec bienveillance de leur histoire. Le monde de cette fille de paysan née dans les années 1990, onzième de sa fratrie, ses petites joies et peines quand elle va planter des oignons avec ses frères et soeurs à Kocho ou fêter le Nouvel An à l'arrière du pick up familial sur la montagne de Sinjar est trop éloigné du mien puisque je puisse vraiment comprendre ses rêves ou ses colères. Je peux seulement imaginer ce que c'est que d'évoquer cela comme on parle d'un objet précieux sauvagement brisé.
Sur le plan plus "géopolitique" on entrevoit en tout cas le regard que cette minorité a pu poser sur l'occupant américain (un soldat yankee lui a offert une bague), ce qui illustre peut-être le regard qu'on posé toutes les minorités instrumentalisées par l'empire occidental par le passé (les Hmongs au Vietnam, les Albanais dans les Balkans etc). Et l'on comprend mieux le processus d'enfermement des voisins sunnites dans l'islamisme radical quand les Kurdes prenaient le pouvoir dans la plaine de Ninive. Engrenage des injustices qui ouvre le cycle interminable des vengeances... Hélas notre regard sur les injustices est toujours très sélectif, partout, et en suscite toujours de nouvelles...
Heisenberg et le Logos
Comme le bon film de Nolan Oppenheimer est encore sur les écrans, j'en profite pour rappeler que E. Michael Jones avait écrit en 2015 sous le titre "Beyond the Bomb" un texte intéressant sur Heisenberg, le spécialiste de la physique quantique qui, lui, était resté dans l'Allemagne nazie quand beaucoup de ses pairs l'avaient quittée.
Je ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'écrit cet auteur mais disons qu'il a le mérite de poser en des termes tranchés (parfois comparables à ceux de Nietzsche, quoiqu'en moins provocateurs), les termes du débat religieux et culturel, sans trop s'encombrer des tabous de notre époque qui empêchent de penser. Le point intéressant de E. Michael Jones tient à ceci que d'après lui Heisenberg, encouragé en cela par l'harmonie entre nature et culture du paysage bavarois où il séjournait (il a reconnu sa dette intellectuelle à l'égard du paysage dans ses écrits), harmonie due, selon E. Michael Jones, à la culture catholique de ce pays, a d'une certaine façon réhabilité sans trop en être toujours conscient l'idéalisme allemand du début du XIXe siècle en soutenant, dans ses théories quantiques, une participation du sujet dans la réalité même observée, ce qu'on pourrait rattacher, selon E. Michael Jones à l'idéalisme platonicien.
Cette conquête d'Heisenberg, selon l'auteur, serait due au fait qu'il voulait garder une vue d'ensemble du savoir et gardait une approche confiante de celui-ci là où Einstein en tenant à une vision dogmatiquement réaliste (anti-idéaliste) du monde, s'enfermait dans des contradictions entre deux théories de la relativité dont une admettait l'existence de l'éther, et pas l'autre.
E. Michael Jones montre comment, alors que les penseurs juifs avaient été chassés d'une Allemagne nazie qui ne voulait pas entendre de la physique quantique identifiée à une "science juive", Heisenberg lui-même avait été attaqué par des savants proches de la SS (Lenard et Stark) qui l'accusaient d'être une "juif blanc" et de ne pas comprendre la grandeur d'une "science germanique" ou "science nordique" qui revendiquait la volonté comme fondement épistémique (renvoyant ainsi bizarrement Heisenberg du côté du réalisme sans rien comprendre à ses désaccords avec Einstein) - il était aussi reproché d'ailleurs à Heisenberg d'avoir pris des assistants juifs. Cela aurait pu coûter la vie à celui-ci sans les accointances de sa mère avec celle d'Himmler.
Au passage on apprend aussi dans ce livre comment Heisenberg contribua à dissuader des nazis de fabriquer la bombe atomique, et comment ses efforts parallèles pour obtenir le même renoncement de la part des Américains échouèrent du fait d'un malentendu entre lui et le physicien danois Niels Bohr.
Selon E. Michael Jones, après le remplacement du plan Morgenthau (pour affamer l'Allemagne) par le plan Marshall pour faire face à l'URSS, la guerre contre la culture allemande devint plus "mentale" en passant par la psychanalyse et l'Ecole de Francfort.
Heusenberg qui créa en mars 1949 un conseil scientifique de 24 membres ne prit pas position dans le combat contre ces sciences humaines anarchisantes. Il était trop préoccupé (comme Oppenheimer) par les effets de l'invention de la bombe sur le nouveau monde (ce qui n'empêcha d'ailleurs pas le chancelier Adenauer d'installer des missiles nucléaires en Allemagne).
Selon E. Michael Jones (p. 74), le zoologue Alfred C. Kinsey (l'auteur du célèbre et très délétère rapport sur la sexualité), qui débarqua en Allemagne en 1955 auréolé de prestige, et qui allait poursuivre la guerre psychologique contre les institutions sociales issues du christianisme, n'avait retenu de la démarche scientifique que la nécessité d'aligner la morale sur la vérité, là où Heisenberg s'était réfugié dans une "sorte d'averroïsme" avec deux vérités distinctes : la vérité scientifique d'un côté (ésotérique et réservée aux "happy few"), la vérité morale de l'autre comme gardienne de l'ordre social. Dans Der Teil und das Ganze (1971), en anglais Physics and Beyond, en français La Partie et le Tout, il soutint qu'il n'y avait pas de conciliation possible entre les eux ordres de vérité. Il eut le tort de ne pas attaquer les théories de Kinsey, dernière vague de la science juive, et avait la légitimité pour le faire puisqu'il avait été persécuté par les nazis pour avoir défendu justement cette science.
Heisenberg en 1958 attaquait la recherche de la particule ultime qui animait la recherche scientifique depuis les années 1830 et rappelait sur un fondement platonicien que la base de la science est dans les lois mathématiques.
Cependant, estime E. Michael Jones, sa compréhension n'allait pas au delà des pré-socratiques à défaut d'une foi au Dieu incarné. D'où, ensuite, les égarements de ses successeurs sur le monde créé à partir de rien. A cause de ses insuffisances il a fait rentrer le monde dans le Kali Yuga et laissé l'Allemagne tomber définitivement sous les psy ops de la CIA.
Pour terminer cette présentation je soulignerai simplement que E. Michael Jones n’est pas un philosophe, mais, comme Finkielkraut ou Onfray, une sorte de « journaliste philosophique » comme auraient dit dans les années 1990 les collaborateurs des Actes de la recherche en sciences sociales. Lui-même quelque part aime à se définir comme un journaliste. A ce titre son intérêt n’est pas de fournir des analyses crédibles mais simplement des grands récits stimulants, un peu comme en produisaient les grands auteurs du XIXe siècle. Jones en a produits sur des tas de sujets, par exemple sur le chiisme iranien, et toujours d’un point de vue catholique militant. Même si je suis loin, comme je l’ai souvent dit, de tout approuver dans ses théories (même sur le sujet sur lequel je suis le plus proche de lui qui est celui de Medjugorje, j’ai quelques réserves sur ce qu’il avance), mais je lui suis reconnaissant de construire ce genre de récit, même lorsqu'il force le trait, parce qu'il force à remettre en cause des routines de pensée que favorise le martelage de l'idéologie mainstream.
Heisenberg n'était probablement pas le héros potentiel de l'Allemagne face aux sciences humaines qui voulaient détruire son pays mais penser l'émasculation de ce grand pas européen dans les années 1950 à 2000 à travers ce prisme est intéressant. De même, à un niveau plus philosophique, il n'est probablement pas vrai que ce physicien très versé dans la lecture des Grecs anciens ait de quelque manière que ce soit réhabilité l'idéalisme allemand, et, au delà, l'idéalisme chrétien en tenant tête au "réalisme" d'Einstein. Pour creuser ce point, je vous renvoie à l'article du physicien Jean Bricmont dans le livre "Philosophie de la Mécanique quantique", qui rappelle que l'Ecole de Copenhague était surtout marquée par le scepticisme, et qui examine de près la question de savoir si la physique quantique est idéaliste ou réaliste. D'une façon convaincante il montre notamment que le physicien doit au moins postuler l'existence de ses instruments de mesure, et donc l'idéalisme en physique impliquerait la négation même de la science. Bien que j'ai eue des rapports personnels difficiles avec cet auteur qui avait préfacé l'Atlas alternatif sans écrire plus d'une phrase sur son contenu (un tour de force pour un préfacier !) mais qui a tout de même bien voulu accueillir un de mes articles dans un livre collectif sur Chomsky, je crois que son ouvrage, assez ardu pour un non-scientifique, pose des questions beaucoup pus pertinentes que Jones autour de la philosophie quantique.
Cependant encore une fois, ces quelques objections ne me paraissaient pas de nature à m'abstenir de vous proposer, chers lecteurs, ces quelques lignes sur Heisenberg, qui permettent d'aller un peu plus loin que l'avalanche de poncifs à laquelle a donné lieu la sortie du film sur Oppenheimer.