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Kotor (Montenegro) au temps de Pierre Loti
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A 30 ans, en 1880, Pierre Loti, alors lieutenant e vaisseau, arrive à Kotor/Cattaro (Montenegro) :
"Par le dédale des petites rues de Cattaro, nous nous dirigeons vers L'albergo del Cacciatore (l'hôtel du Chasseur). — Dans quelque quartier de cette ville que l’on soit, on est toujours sûr, en regardant en l’air, d’apercevoir sur sa tête, par-dessus les maisons, à des hauteurs extraordinaires, un mélange de nuages et de rochers qui grimpent dans le ciel et semblent prêts à s’effondrer sur le public ; — cela donne à ces vieilles rues étroites un caractère étrange. Dans une maison ancienne, qui a dû être aussi autrefois une habitation de riche Vénitien, se tient une table d’hôte où se parlent plusieurs langues : c’est L'albergo del Cacciatore. — Nous y entendons le slave, l’italien, — et l’allemand lourd de quelques officiers autrichiens causant avec de grosses personnes blondes qui ont des têtes de Gretchens trop mûres et des toilettes cocasses. Le déjeuner, mangé de très bon appétit, se termine par un dessert local : cela s’appelle un jardinetto (petit jardin). — Jardin où poussent toute sorte de choses ; grand plat où sont plantés pêle-mêle des fromages, des gâteaux et des fruits. Après le jardinetto, nous voyons entrer de grands diables de Monténégrins, sales et dépenaillés, ayant des boucles d’oreilles et des mines de bandits, avec un arsenal de poignards et de pistolets à leur ceinture. — Ce sont nos guides que M. Ramadanovilch nous envoie. — Otant très humblement leur bonnet rouge, ils nous préviennent en italien que nos chevaux nous attendent à la porte de Cattaro et qu'il faut nous hâter de partir.
Nous trouvons, en effet, à la porte de Cattaro quatre chevaux qui nous attendent, et, quand nos guides ont amarré en croupe notre mince bagage avec le leur, nous nous mettons en route. Eux se proposent de nous suivre à pied. On ne s’imagine pas en France ce qu’un Monténégrin est capable de faire de ses jambes; hommes et femmes, dans ce pays, peuvent trotter du matin jusqu’au soir, avec la même allure allongée de chat maigre, sans éprouver la moindre fatigue. C’est la seule qualité que nous reconnaissions à ce peuple."
On est dans les Balkans d'avant Zora la Rousse, un univers à la Tintin. Étrange mélange d'Italie, d'Autriche et de monde slave. Loti n'est pas tendre avec ses hôtes. Pourtant il aura une petite passion avec une jouvencelle du coin, Pasquala Ivanovitch. Une plaque à Baosici en célèbre le souvenir depuis 1934 paraît-il.
"La vue de Loti, écrira Risto Lainovic de l'université de Nis, était diamétralement opposée aux panégyriques exagérés que les écrivains du XIXe siècle consacraient à ce peuple épris de liberté, pour lequel la lutte contre les Turcs était devenue, avec les siècles, presque une manière de vivre". Il ajoutera que Loti cependant reconnaissait aux Monténégrins une belle authenticité et leur prédisait un avenir glorieux, et qu'il avait aussi un jugement dur contre les Serbes pendant la guerre contre les Turcs, mais allait ensuite s'en repentir et aider Belgrade autant qu'il pouvait. C'était dans la "Revue Pierre Loti" du 1er avril 1981. Car à l'époque il y avait une Revue Pierre Loti (il n'y aura jamais de Revue Frédéric Delorca).
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Risto Lainovic avait soutenu en 1977 une thèse de doctorat à la Sorbonne Nouvelle (Paris III) sur "Les thèmes romantiques dans l'oeuvre de Pierre Loti". En 1980, dans la presse de Titograd (aujourd'hui Podgorica), il avait rappelé le centenaire du passage de Loti à Kotor.
L'histoire des revirements de Loti sur la question balkanique est belle. Le patron du Figaro Calmette estimait que la turcophilie initale de Loti (qui allait faire des foules d'émules) était due à sa passion de 1877 pour une odalisque circassienne Hatice/Hakidjé/Aziyadé, qui appartenait au harem d'un dignitaire turc qui mourut de chagrin après son départ, comme il l'apprit dix ans plus tard... L'ancien cœur d'artichaut que j'ai été ne peut pas ne pas être sensible à cette belle histoire.
Le huguenot suisse Guy de Pourtalès (1881-1941) raconta d'ailleurs une étrange histoire de fantôme qui se produisait dans la maison de Loti à Rochefort (Charente maritime) et que l'écrivain lui a rapportée directement :
« Voici, dit-il, la stèle d’Aziyadé ; cette pierre dressée où brûle une petite lampe de verre. Il y a bien des années qu’elle est morte, Aziyadé ; mais est-on sûr de mourir ? Pour moi, je pense qu’il v a des êtres qui, même vivants, sont pourtant morts, et certains morts qui vivent toujours. Sachez donc qu’il se passe ici, toutes les nuits, une chose étrange. Vers dix heures, chacun de nous se retire dans sa chambre. La mienne est là, attenante à cette salle et je suis seul, seul sur cet étage. Je ferme les portes moi-même ; je verrouille celle de ma chambre, cadenasse l’entrée de la mosquée qui n’a pas d’autre accès. J’entre chez moi pour travailler au « journal » que j’écris depuis tant d’années, ce journal de ma vie d’où, l’un après l’autre, sont tirés tous mes livres. Puis je m’endors. Au matin, c’est moi le premier qui pénètre ici et m’assure que la porte est toujours verrouillée. Eh bien ! tous les matins, il y a sur le marbre, devant ce bassin, l’empreinte humide d’un petit pied de femme. Dans cette vasque, quelqu’un se baigne et je n’entends rien, pas un rire, pas un soupir, même pas les éclaboussures de l’eau où le fantôme de la jeune fille vient tremper ses pieds d’enfant... Vous croyez que j’invente, peut-être ? Ou bien vous vous dites que je suis le jouet d’hallucinations extravagantes... Patience. Demain, je vous ferai voir les pas d’eau sur les dalles » Il semble que Loti n'ait point tenu parole le lendemain, mais je suis convaincu que l'amour nostalgique peut engendrer ce genre de "matérialisation".
Le béarnais Louis Barthou avait le roman tiré de cette histoire d'amour dans sa bibliothèque. Il préfaça un livre sur Loti en 1924 un an après sa mort. Il compare beaucoup Loti à Chateaubriand (un lieu commun de l'époque semble-t-il), tout en ajoutant que le doute métaphysique de ce fils de protestant hanté par la fuite du temps était plus pénible que la désespérance de l'auteur du Génie du Christianisme.
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Mais revenons au Montenegro. En 1984 Risto Lainovic était entré dans une fière polémique contre Danilo Lekic sur la monténigrophobie de Loti. Ce Danilo Lekic (1910-1992), homonyme d'un diplomate yougoslave connu, n'était pas doté du même capital universitaire que Lainovic. Né dans le petit village de Seoca, diplomé de la fac de philosophie à Belgrade en 1935, puis, enseignant au lycée de la ville portuaire de Bar, il avait alterné son métier avec des formations en France, à Grenoble et Dijon. Puis devenu après guerre cadre du ministère de la culture et directeur du Théâtre national de la République du Monténégro, il se posa en spécialiste du regard des Français sur son pays. Lekic était allé jusqu'à penser que Pasquala Ivanovitch n'a jamais existé.
Grave erreur. Le récit de Loti à son sujet est des plus réalistes :
13 octobre 1880 : " Pasquala Ivanovitch reste d'abord longtemps étendue sur la mousse, la tête sur mes genoux, faisant semblant de dormir. Et je sens son cœur battre très fort contre ma main, et je vois bien quelle ne dort pas. Je lui parle tout doucement en italien, et elle me répond en slave, par mots entrecoupés, comme quelqu'un de mal éveillé.
Pasquala Ivanovitch, en comptant sur ses doigts, dit qu'elle a dix-neuf ans; c'est bien l'âge que je pensais, car elle est déjà formée; pourtant, quand elle parle, on. dirait une voix de petite fille.
Elle sent le foin fauché, l'étable, le, serpolet de la montagne, et un peu aussi les moutons qu'elle garde. Au grand jour, son voile blanc et son corsage paraîtraient éraillés, fanés, salis par la terre des chemins; la nuit, tout cela est joli, tout cela sent bon les herbes et la campagne.
Quand elle remue la tête, on entend un petit bruit de paillettes de cuivre, à cause des bijoux grossiers, des épingles à pendeloques qui tiennent son voiler au drap de son béret rouge.
Elle a dû avoir plus d'une aventure avec les bergers de Baozich, et certes elle a livré déjà son corps qui brûle.
Elle a des naïvetés et des effronteries de petit enfant. Elle est bien belle, et sa taille est pure comme celle d'une statue.
On est bien dans ce bois d'oliviers. Par terre, il y a de la mousse sèche, du lichen, des feuilles mortes. Il y fait nuit noire; pourtant on sent qu'on est dans un lieu très élevé, qu'on domine de haut la mer,"
"Vendredi 15 octobre. Pasquala a un grand frère que je n'avais pas encore vu. Il arrive à l'improviste et me jette un mauvais regard de méfiance. Sur une explication que j'aurais déliré comprendre, donnée en slave par Pasquala, il sourit et me tend la main.
Il est habillé en paysan dalmate. Il s'appelle Giovanni, batelier à Rizano. Il a la même figure que sa sœur, les mêmes grands yeux gris, le teint bronzé et les cheveux blonds comme elle, sa moustache se détachant en clair sur le fauve de ses joues. Giovanni Ivanovitch m'accompagne jusqu'au bord de la mer. Il a l'air très étonné de cette chose qui nous est familière, l'embarquement d'un officier dans son canot les honneurs du sifflet, les matelots se précipitant pour offrir la main, pour étendre le tapis traditionnel, etc. II parait en conclure que je suis un très grand seigneur."
Puis un rêve dit à Loti, toute la vanité des escapades qu'il fait avec cette chevrière herzégovienne : "Un rêve de cette nuit : J'étais mort. J'étais dans un cimetière, assis sur la pierre de ma tombe, au crépuscule d'un soir d'été. Il y avait dans l'air dés rondes de phalènes et de moucherons, et des fleurs partout, parmi les tombeaux et l'herbe haute des cimetières.
Je reconnaissais ce lieu; c'était bien celui où dormaient mes grands-parents morts; il avait cette horreur particulière qui me glaçait, quand on m'y conduisait le soir, dans mon enfance, pour y porter des couronnes; un genre de tristesse, un genre d'horreur qui ne peut pas s'exprimer avec des mots humains.(...) Fantôme, je sentais que j'allais disparaître. "
Les bourgeois lettrés des années 1960 se précipitaient à Istanbul en quête de la tombe de l'odalisque circassienne que Loti aima tant. Ils n'allèrent pas au Montenegro chercher celle de Pasquala. La pastourelle les faisait moins rêver sans doute. Elle se trouve peut-être sous la chapelle de Baosici où la bergère lui montra un ossuaire.
Je conseille à mes lecteurs de jeter un oeil à ce petit roman, écrit avec le style simple qui a fait la renommée de ce brillant académicien. Il nous rappelle combien le coeur d'une femme, même une petite bergère, peut faire aimer à un homme un pays. C'est par Pasquala que Loti apprit à apprécier ce carrefour de Français, d'Italiens, d'Allemands, de Russes, d'Autrichiens et de Slaves du Sud qu'était la côté monténégrine des années 1880. Elle lui en fait entrevoir l'histoire immémoriale, humer les parfums de fleurs, percevoir différemment l'eau de pluie.
Moi aussi j'ai connu un temps où la pluie sur mon visage n'était pas celle des jours ordinaires. C'était sur le Pont des Chaînes de Budapest, avec une autre fille des Balkans, en 1999...
Mais pour Loti les histoires d'amour se téléscopent. Et quand un Albanais lui fait ses adieux en turc, cela lui rappelle Stamboul "comme une note lugubre, comme un appel lointain du passé, comme un reproche"... Toujours son Aziyadé...
Il est dommage qu'aujourd'hui on puisse penser au Montenegro sans l'associer à Loti et sa Pasquala Ivanovitch. Il y a dans cette histoire quelque chose du rapport éternel du voyageur à la bergère, quelque chose qui remonte à Henri IV, à Virgile, et bien plus loin encore. Ce n'est pas de la prostitution, n'en déplaise aux féministes d'aujourd'hui (Pasquala Ivanovitch refuse avec colère qu'on lui donne de l'argent). C'est d'un autre ordre. C'est indicible. C'est peut-être néo-païen. Ca a peut-être à voir avec les forces invisibles de la nature. Il n'est pas à recommandé de le vivre, mais ce n'est pas pire que les immenses paquebots touristiques qui polluent maintenant la côte monténégrine ou la conquête de ce pays par les armées de l'OTAN. Je préfère encore associer cette région aux points d'interrogations dont notre écrivain entourait les robes usées de la pastourelle, qu'aux images actuelles.
Napoléon, Rancé, Sartre...
Le film de Ridley Scott sur Napoléon que je n'ai pas encore vu suscitait toutes sortes de débats sur l'Empereur dans le Figaro hier. Jean Dutourd dans "La Chose écrite" avait rendu hommage au style littéraire de l'empereur en en faisant la racine d'une famille stylistique en soi dans laquelle il classait aussi bien Stendhal que George Sand et même Roger Vailland au XXe siècle, tandis que la monarchie avait le sien qui allait selon lui de Chateaubriand à Louis Aragon (par delà les clivages politiques). Une façon en quelque sorte de faire comme si la littérature pouvait se comparer aux styles mobiliers.
J'ai jeté un oeil sur ce que Gallica propose des oeuvres complètes de l'empereur. J'ouvre le tome 4, au hasard. Un communiqué militaire après la victoire de Friedland en 1807 qui fait l'inventaire des pertes adverses (par milliers). Il ajoute "Après de tels événemens on ne peut s'epêcher de sourire quand on entend parler de la grande expédition anglaise et de la nouvelle frénésie qui s'est emparée du soir de Suède". Lisez aussi la page suivante (251) sur l'estime mutuelle que Français et Russes se portaient.
A rebours je passe au tome 3 pour le 13 mars 1802 : "Rome, Naples, l'Etrurie sont rendues au repos et aux arts de la paix.
Lucques, sous une constitution qui a réuni les esprits et étouffé les haines, a retrouvé le calme et l'indépendance.
La Ligurie a posé dans le silence des partis les principes de son organisation , et Gènes voit rentrer dans son port le commerce et les richesses.
La république des Sept-Iles est encore, ainsi que l'Helvétie, en proie à l'anarchie; mais d'accord avec la France, l'empereur de Russie y fait passer les troupes qu'il avait à Naples, pour y reporter les seuls Liens qui manquent à ces heureuses contrées, la tranquillité, le règne des lois, et l'oubli des haines et des factions.
Ainsi, d'une extrémité à l'autre, l'Europe voit le calme renaître sur le continent et sur les mers, et son bonheur s'asseoir sur l'union des grandes puissances et sur la foi des traités."
Jean Dutourd disait que Napoléon fut le seul écrivain qui écrivait sur le monde au moment même où il le modifiait. Le seul qui eût ce pouvoir là. C'est une remarque assez juste.
A part delà je ne lis que des textes de vieillards ou sur des vieillards. Avant hier c'était la Vie de Rancé de Chateaubriand, que bien sûr je recommande à tout le monde, texte profond sur la vie ascétique, sur la spiritualité de l'époque de Louis XIV qui fut aussi un visage important de ce que fut la civilisation française. Il n'y a que les cinéastes imbéciles subventionnés par l'Etat qui croient que la France du Roi Soleil n'était que danses, mignardises et parties de jambes en l'air sous les dorures de Versailles. Ces gens ne comprendront jamais rien à ce que fut leur pays.
Et puis j'ai aussi jeté un oeil aux derniers chapitres du livre d'Annie Cohen-Solal sur Sartre. Le temps du maoïsme, et ses dernières années, aveugles dans le face-à-face avec Benny Lévy. Vous savez qu'il y a un an je m'étais penché sur le maoïsme français avec des lunettes chrétiennes, et notamment avec celles de Clavel (ce qui était une façon de revenir sur ce sujet ) l'âge mûr, sachant qu'auparavant je ne l'avais observé qu'avec le regard de Monsieur Tout le Monde). Je l'avais regardé comme on dissèque une hérésie. Les hérésies ont beau être fausses, elles pointent parfois vers des vérités, et surtout suscitent des modes de vie intéressants. J'en retrouve la preuve dans les mots de Cohen-Solal sur la fraternité que Sartre trouva pour la première fois chez les "maos". J'avais deux ou trois ans, quand le maoïsme atteignit son apogée dans notre hexagone, je n'en ai donc rien connu, Pourtant je ne pense pas qu'on puisse réfléchir aux idées de gauche sans se pencher sur ce qui s'est joué dans cette expérience. J'en ai un peu parlé aussi dans mon livre sur Cuba dans lequel j'interroge le contenu religieux des révolutions, notamment celui du castrisme.
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Il vaut mieux passer son temps à lire ces vieilleries qu'à regarder les news à la TV ou les imbécilités politiques de YouTube et des réseaux sociaux.
La biographie de Nadia Murad
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Bien sûr je ne détourne pas le regard de ce qui se passe à Gaza, ni des sites qui dénoncent le conditionnement idéologique (même si certains vont un peu trop loin, comme Le Grand Soir à propos d'Astérix - je n'approuve pas du tout ce qu'il en dit). Mais on ne peut se concentrer seulement sur cette tragédie contre laquelle on se sent bien impuissant. Il y a d'autres sujets d'intérêt aussi, comme cette histoire d'élus de la NUPES devenus relais du Qatar (c'est le Canard Enchaîné qui a révélé l'affaire).
Je lisais par exemple hier "The Last One" (en version française "Pour que je sois la dernière") de la prix Nobel de la Paix yézidie irakienne Nadia Murad.
Il est toujours mieux que la vie d'un personnage soit raconté par un écrivain, mais il faut ici reconnaître que le "nègre" comme on dit en littérature (ou peut-être la "négresse" si c'est une femme ?) auteur probable du livre a fait un travail remarquable pur pousser cette femme symbole du génocide commis par Daech en 2014 raconte par le menu son histoire. Ayant moi-même écrit des biographies de gens ordinaires, je sais par expérience qu'il est difficile de faire raconter le passé, de faire émerger des anecdotes pertinentes, des images qui font mouche. Les personnes qu'on questionne peinent à trouver intéressant ce qui leur est arrivé, c'est un travail de maïeutique très compliqué. Dans le cas de Nadia Murad, c'est réussi.
Personnellement je ne cherchais pas spécialement à connaître les horreurs qu'elle a subies entre les mains de Daech. C'est un sujet que je connais par coeur (voyez mes autres billets sur les Yézidis sur ce blog). Mais je voulais comprendre la vie de cette communauté, de ses rapports avec les Arabes, les Kurdes etc, avant 2014. Près d'un tiers du livre de la Prix Nobel est consacré à cela et c'est réellement limpide.
Et cependant j'avoue qu'affectivement je peine à entrer dans ce monde là. Peut-être est-ce un effet du début de ma vieillesse - mais je reconnais que je ne suis jamais vraiment entré non plus dans l'univers mental des Serbes, des Abkhazes, ni d'aucun des peuples qui ont été mis sur mon chemin ; je me suis contenté de parler avec bienveillance de leur histoire. Le monde de cette fille de paysan née dans les années 1990, onzième de sa fratrie, ses petites joies et peines quand elle va planter des oignons avec ses frères et soeurs à Kocho ou fêter le Nouvel An à l'arrière du pick up familial sur la montagne de Sinjar est trop éloigné du mien puisque je puisse vraiment comprendre ses rêves ou ses colères. Je peux seulement imaginer ce que c'est que d'évoquer cela comme on parle d'un objet précieux sauvagement brisé.
Sur le plan plus "géopolitique" on entrevoit en tout cas le regard que cette minorité a pu poser sur l'occupant américain (un soldat yankee lui a offert une bague), ce qui illustre peut-être le regard qu'on posé toutes les minorités instrumentalisées par l'empire occidental par le passé (les Hmongs au Vietnam, les Albanais dans les Balkans etc). Et l'on comprend mieux le processus d'enfermement des voisins sunnites dans l'islamisme radical quand les Kurdes prenaient le pouvoir dans la plaine de Ninive. Engrenage des injustices qui ouvre le cycle interminable des vengeances... Hélas notre regard sur les injustices est toujours très sélectif, partout, et en suscite toujours de nouvelles...
Heisenberg et le Logos
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Comme le bon film de Nolan Oppenheimer est encore sur les écrans, j'en profite pour rappeler que E. Michael Jones avait écrit en 2015 sous le titre "Beyond the Bomb" un texte intéressant sur Heisenberg, le spécialiste de la physique quantique qui, lui, était resté dans l'Allemagne nazie quand beaucoup de ses pairs l'avaient quittée.
Je ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'écrit cet auteur mais disons qu'il a le mérite de poser en des termes tranchés (parfois comparables à ceux de Nietzsche, quoiqu'en moins provocateurs), les termes du débat religieux et culturel, sans trop s'encombrer des tabous de notre époque qui empêchent de penser. Le point intéressant de E. Michael Jones tient à ceci que d'après lui Heisenberg, encouragé en cela par l'harmonie entre nature et culture du paysage bavarois où il séjournait (il a reconnu sa dette intellectuelle à l'égard du paysage dans ses écrits), harmonie due, selon E. Michael Jones, à la culture catholique de ce pays, a d'une certaine façon réhabilité sans trop en être toujours conscient l'idéalisme allemand du début du XIXe siècle en soutenant, dans ses théories quantiques, une participation du sujet dans la réalité même observée, ce qu'on pourrait rattacher, selon E. Michael Jones à l'idéalisme platonicien.
Cette conquête d'Heisenberg, selon l'auteur, serait due au fait qu'il voulait garder une vue d'ensemble du savoir et gardait une approche confiante de celui-ci là où Einstein en tenant à une vision dogmatiquement réaliste (anti-idéaliste) du monde, s'enfermait dans des contradictions entre deux théories de la relativité dont une admettait l'existence de l'éther, et pas l'autre.
E. Michael Jones montre comment, alors que les penseurs juifs avaient été chassés d'une Allemagne nazie qui ne voulait pas entendre de la physique quantique identifiée à une "science juive", Heisenberg lui-même avait été attaqué par des savants proches de la SS (Lenard et Stark) qui l'accusaient d'être une "juif blanc" et de ne pas comprendre la grandeur d'une "science germanique" ou "science nordique" qui revendiquait la volonté comme fondement épistémique (renvoyant ainsi bizarrement Heisenberg du côté du réalisme sans rien comprendre à ses désaccords avec Einstein) - il était aussi reproché d'ailleurs à Heisenberg d'avoir pris des assistants juifs. Cela aurait pu coûter la vie à celui-ci sans les accointances de sa mère avec celle d'Himmler.
Au passage on apprend aussi dans ce livre comment Heisenberg contribua à dissuader des nazis de fabriquer la bombe atomique, et comment ses efforts parallèles pour obtenir le même renoncement de la part des Américains échouèrent du fait d'un malentendu entre lui et le physicien danois Niels Bohr.
Selon E. Michael Jones, après le remplacement du plan Morgenthau (pour affamer l'Allemagne) par le plan Marshall pour faire face à l'URSS, la guerre contre la culture allemande devint plus "mentale" en passant par la psychanalyse et l'Ecole de Francfort.
Heusenberg qui créa en mars 1949 un conseil scientifique de 24 membres ne prit pas position dans le combat contre ces sciences humaines anarchisantes. Il était trop préoccupé (comme Oppenheimer) par les effets de l'invention de la bombe sur le nouveau monde (ce qui n'empêcha d'ailleurs pas le chancelier Adenauer d'installer des missiles nucléaires en Allemagne).
Selon E. Michael Jones (p. 74), le zoologue Alfred C. Kinsey (l'auteur du célèbre et très délétère rapport sur la sexualité), qui débarqua en Allemagne en 1955 auréolé de prestige, et qui allait poursuivre la guerre psychologique contre les institutions sociales issues du christianisme, n'avait retenu de la démarche scientifique que la nécessité d'aligner la morale sur la vérité, là où Heisenberg s'était réfugié dans une "sorte d'averroïsme" avec deux vérités distinctes : la vérité scientifique d'un côté (ésotérique et réservée aux "happy few"), la vérité morale de l'autre comme gardienne de l'ordre social. Dans Der Teil und das Ganze (1971), en anglais Physics and Beyond, en français La Partie et le Tout, il soutint qu'il n'y avait pas de conciliation possible entre les eux ordres de vérité. Il eut le tort de ne pas attaquer les théories de Kinsey, dernière vague de la science juive, et avait la légitimité pour le faire puisqu'il avait été persécuté par les nazis pour avoir défendu justement cette science.
Heisenberg en 1958 attaquait la recherche de la particule ultime qui animait la recherche scientifique depuis les années 1830 et rappelait sur un fondement platonicien que la base de la science est dans les lois mathématiques.
Cependant, estime E. Michael Jones, sa compréhension n'allait pas au delà des pré-socratiques à défaut d'une foi au Dieu incarné. D'où, ensuite, les égarements de ses successeurs sur le monde créé à partir de rien. A cause de ses insuffisances il a fait rentrer le monde dans le Kali Yuga et laissé l'Allemagne tomber définitivement sous les psy ops de la CIA.
Pour terminer cette présentation je soulignerai simplement que E. Michael Jones n’est pas un philosophe, mais, comme Finkielkraut ou Onfray, une sorte de « journaliste philosophique » comme auraient dit dans les années 1990 les collaborateurs des Actes de la recherche en sciences sociales. Lui-même quelque part aime à se définir comme un journaliste. A ce titre son intérêt n’est pas de fournir des analyses crédibles mais simplement des grands récits stimulants, un peu comme en produisaient les grands auteurs du XIXe siècle. Jones en a produits sur des tas de sujets, par exemple sur le chiisme iranien, et toujours d’un point de vue catholique militant. Même si je suis loin, comme je l’ai souvent dit, de tout approuver dans ses théories (même sur le sujet sur lequel je suis le plus proche de lui qui est celui de Medjugorje, j’ai quelques réserves sur ce qu’il avance), mais je lui suis reconnaissant de construire ce genre de récit, même lorsqu'il force le trait, parce qu'il force à remettre en cause des routines de pensée que favorise le martelage de l'idéologie mainstream.
Heisenberg n'était probablement pas le héros potentiel de l'Allemagne face aux sciences humaines qui voulaient détruire son pays mais penser l'émasculation de ce grand pas européen dans les années 1950 à 2000 à travers ce prisme est intéressant. De même, à un niveau plus philosophique, il n'est probablement pas vrai que ce physicien très versé dans la lecture des Grecs anciens ait de quelque manière que ce soit réhabilité l'idéalisme allemand, et, au delà, l'idéalisme chrétien en tenant tête au "réalisme" d'Einstein. Pour creuser ce point, je vous renvoie à l'article du physicien Jean Bricmont dans le livre "Philosophie de la Mécanique quantique", qui rappelle que l'Ecole de Copenhague était surtout marquée par le scepticisme, et qui examine de près la question de savoir si la physique quantique est idéaliste ou réaliste. D'une façon convaincante il montre notamment que le physicien doit au moins postuler l'existence de ses instruments de mesure, et donc l'idéalisme en physique impliquerait la négation même de la science. Bien que j'ai eue des rapports personnels difficiles avec cet auteur qui avait préfacé l'Atlas alternatif sans écrire plus d'une phrase sur son contenu (un tour de force pour un préfacier !) mais qui a tout de même bien voulu accueillir un de mes articles dans un livre collectif sur Chomsky, je crois que son ouvrage, assez ardu pour un non-scientifique, pose des questions beaucoup pus pertinentes que Jones autour de la philosophie quantique.
Cependant encore une fois, ces quelques objections ne me paraissaient pas de nature à m'abstenir de vous proposer, chers lecteurs, ces quelques lignes sur Heisenberg, qui permettent d'aller un peu plus loin que l'avalanche de poncifs à laquelle a donné lieu la sortie du film sur Oppenheimer.
Péguy de Romain Rolland
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Du temps où j’œuvrais à Brosseville, une époque où je faisais tout de travers, je m'intéressais à Romain Rolland, mais au Romain Rolland jeune, panthéiste et hindouïsant de la première moitié de sa vie. Et un certain Plagne, ami du Dissident internationaliste, avait essayé de m'initier à Péguy. Mais c'était le mauvais intermédiaire, je n'avais pas accroché. Introduit différemment, il y a trois mois, par le journal de Claudel, à Péguy via un Romain Rolland au seuil de la mort, je perçois les choses différemment et saisis tout sous un angle nouveau. La gauche socialiste française de 1900 était-elle le vrai visage du christianisme, et donc la fille de Clovis plus que la Réaction catholique ? Peut-être... Leroux en 1845 l'eut sans doute par avance certifié, lui qui voyait le vrai visage religieux de la France dans les soldats de l'an I. Souvenez-vous de Lanzmann disant (à la conférence « Après l’émotion la réflexion politique », Fondation Marc Bloch, 29 mai 1999) que l'injustice faite aux Serbes était une nouvelle affaire Dreyfus. Parfois un combat pour la justice exorcise plus de démons dans une nation qu'une défense pharisienne du dogme.
Romain Rolland me fait voir le visage condamnable de Jaurès à travers son influence sur le ministère Combes en 1904 et l'interdiction des congrégations. Là-dessus Péguy avait raison. Fut-il aussi perspicace dans son emportement contre l'Allemagne à partir de la crise de Tanger de 1905 (un emportement que bien sûr Jaurès ne partageait pas) ? Rolland est circonspect, lui qui avec son Jean-Christophe fut toujours le pont avec l'Outre-Rhin. Il rappelle ce point : Péguy défendait qu'il y avait quatre grandes civilisations au service de l'humanité - celle des Juifs, celle des Grecs, la civilisation chrétienne et la civilisation française. Et pour lui les trois dernières étaient maintenant les trois dernières étaient menacées par l'Allemagne. Rolland souligne qu'au moins le diagnostic sur la menace sur la civilisation est avéré depuis la guerre russo-japonaise de 1904 en laquelle il voit la première guerre d'extermination.
Alors que nous nous affrontons sévèrement cet hiver avec l'Allemagne sur la question de l'énergie - verbalement du moins sur les plateaux médiatiques, mais pas assez par le canal diplomatique car Macron n'ose pas parler - il est bon de réfléchir aux erreurs de Péguy sur le sujet. A-t-il exagéré la barbarie germanique ? Sans doute. Cela dit que la France fût une nouvelle Grèce, Nietzsche lui-même l'admettait sur le plan culturel (à défaut d'en soutenir la République, et le philosémitisme, comme Péguy le faisait). Et si Péguy a sans doute tort de construire excessivement son patriotisme contre l'Allemagne (qui, cependant, était en effet menaçante après 1905, Rolland le reconnaît), ce travail de réflexion sur la civilisation française lui permettait de réfléchir sans cesse au génie français - une réflexion aujourd'hui interdite par le wokisme, et dévoyée par l'extrême droite. Je suis très frappé de voir que Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc il est prêt à fonder, par la voix de Jeanne, contre le pape, une Eglise nouvelle sur la base des seules vertus des saints français et du peuple du bassin parisien, en proclamant que eux, à la différence de St Pierre, n'auraient jamais abandonné Jésus après son arrestation. Rolland affirme que Péguy eût fondé cette Eglise s'il n'était mort en 1914.
Simple divagation de normalien ? Voire... Rolland rappelle qu'une femme de ménage d'une prof de lettres appréciait plus Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc que sa patronne, qu'il y avait une affinité particulière entre le style de Péguy et le petit peuple dont il était issu, donc peut-être au niveau de la pensée aussi...
Le rapport de Péguy à la terre de l'Orléanais et de Chartres nous interroge. Car il n'en fait pas un simple musée à la gloire de la royauté destituée des Bourbons déchus. Avec excès parfois (car il avait hélas un tempérament trop sanguin comme le mien) mais avant tout avec une inspiration visiblement transcendante (qui l'enflammait pendant des jours), cet auteur avait le mérite de sortir de ce terreau là d'autres vertus, une autre France, une France ensemble chrétienne et socialiste et toute entière tournée vers la Justice et la Vérité. Il y a là un défi intellectuel, spirituel et affectif autrement plus intéressant que la bien-pensance identitaire bourgeoise à laquelle s'est toujours résumé (et se résume encore) le catholicisme de droite auquel Péguy, révolutionnaire, ne s'est jamais rallié.