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Quelques considérations sur les Valois
Vous savez que sur ce blog on s'intéresse un peu à la descendance des rois de France auxquels beaucoup de mystiques ont prêté un destin eschatologique surnaturel qui ne s'est pas à ce jour vérifié, ce qui m'a conduit à m'intéresser à l'alchimiste Pierre Dujols qui disait être le frère du dernier héritier légitime des Valois, et bien sûr à la soeur du premier souverain de la dynastie des Valois, le grand François Ier, constructeur de Chambord, Marguerite de Navarre, personnage qui a marqué ma région natale, et qui a intrigué beaucoup des ésotéristes comme Gaston Leroux et Richard Khaitzine.
Je peine à cerner ce personnage, notamment l'univers spirituel dans lequel elle évoluait. Les protestant lui savent gré d'avoir ouvert la voie à la Réforme (d'ailleurs sa fille, la mère du futur Henri IV, transforma Pau en "petite Genève"), les catholiques le lui reprochent, comme le Marquis de la Franquerie et pensent même que son penchant hérétique causa bien des malheurs à son frère et à sa lignée.
A vrai dire, la question est un peu complexe. Patricia Lojkine dans son dernier livre sur cette reine montre que les choses furent assez complexes. Avec toutes les charges ecclésiastiques qu'elle avait comme duchesse puis comme reine du Béarn, et surtout comme soeur du très chrétien roi de France, elle ne pouvait pas aisément pencher du côté de la Réforme quand bien même elle l'eût voulu. Et de toute façon, il me semble que son pèlerinage à la Sainte-Baume en janvier 1516 avec son frère et sa mère, et la protection que sa famille accordait à des intellectuels très attachés à la dévotion de Marie-Madeleine comme Lefèvre d'Etaples ou François de Moulins de Rochefort, paraissent exclure.
Et d'ailleurs, il faut aller plus loin. Il faut interroger plus en profondeur le rapport de Marguerite de Navarre au culte de Marie-Madeleine, ce qu'elle a voulu dire, dans la nouvelle 32 de son Heptaméron allégorique de la sainte repentante quand elle y mêle le peintre alchimiste Perreal.
Et il faut s'interroger sur le rapport de cette reine au spiritisme. J'ai évoqué cette scène narrée par Brantôme de la reine de Navarre à Pau en 1549 passant sur la tombe de la jeune Mlle de La Roche et sentant son cadavre se mouvoir. En septembre 2020 j'ai interrogé Bibliothécaire assistante spécialisée au Domaine du Château de Pau qui m'a répondu que Raymond Ritter, auteur de l’ouvrage « Le château de Pau » (Honoré Champion, 1919), rapporte également cette anecdote mais en précisant que les protagonistes se trouvent dans l’église de Pau. En effet l’ancienne église Saint-Martin, détruite en 1884, se trouvait en face du château, à quelques pas. Une étude archéologique et historique de l’édifice a été réalisé par Louis Lacaze qui indique que des pierres tombales (près de 90) formaient le sol de l’église, cependant la plupart étaient illisibles. De même on sait qu’un cimetière existait à l’est de l’édifice avant la construction du Parlement de Navarre. Les fouilles de la cour en 2014 et les diverses études des jardins n’ont pas fait mention de sépultures dans l’enceinte du château de Pau.
J'ai interrogé Mme Lojkine qui m'a expliqué qu'elle ne connaissait pas cette anecdote, mais qu'il en est d’autres rapportées par le même Brantôme concernant la curiosité de Marguerite pour le moment où l’âme quitte le corps (elle aurait observé une domestique pour guetter son dernier souffle)...
Si tout le monde s'accorde à voir chez Marguerite de Navarre un modèle de vertu (à part quelques indulgences pour les incartades charnelles de son frère), il y a plus d'une bizarrerie dans sa spiritualité, et je ne dis encore rien de la protection constante qu'elle accorda au proto-libertinage de Pocque et Quintin.
J'étais le 21 octobre dernier dans la cathédrale où elle est enterrée, comme je m'y étais déjà rendu dix ans plus tôt. A ma grande surprise j'ai pu constater qu'on ne peut plus approcher du tombeau comme auparavant. Peut-être l'évêque redoutait-il que le néo-féminisme autour de la reine n'attire les foules en ce lieu retiré.
Quant à François Ier, le roi chevalier, n'avait-il pas quelque rapport avec la "religion primordiale" ? Je passe sur les travaux de Didier Coilhac sur l'architecture occulte de Chambord et surtout sur ses conclusions hasardeuses sur une arche d'alliance enfouie vers laquelle celle-ci pointerait secrètement, pour simplement revenir à Pierre Dujols, ses "Nobles Ecrits" récemment réédités par le Mercure Dauphinois. Celui-ci a le sentiment que François Ier méritait son titre de chevalier là où beaucoup de souverains après lui l'usurpèrent, mais il prête à la chevalerie occidentale une sorte de spiritualité non-chrétien qui serait pratiquement dérivée du soufisme oriental (et d'une certaine façon, symbiotique avec le savoir des Templiers et de la première maçonnerie).
La clé du problème tient bien sûr à ce culte de l'amour courtois qui anime la chevalerie, culte que j'ai étudié pour la première fois dans mes jeunes années (en 1987) à travers Denis de Rougemont qui y voyait une hérésie dangereuse née chez les manichéens, transmise aux cathares et abâtardie par le roman du XIXe siècle et l'amour-passion hollywoodien. Il faut revenir à toute cette thématique, pour savoir dans quelle mesure les Valois en furent les héritiers.
Dujols se prévaut de Gabriele Rossetti "Il Mistero del Amor platonico del Mediovo" dont Etienne-Jean Delécluze (1781-1863), auteur de Dante Alighieri ou la poésie amoureuse, se fit le porte-parole en France. Dans cette école de pensée on prétend que Diotime de Mégare, grande prêtresse de Mantinée, aurait initié Socrate à la Religion d'Amour, religion qui "aurait fait son apparition en Italie et en France avec l'entrée des Isiaques et des Philosophes dans la ville de Rome" (p. 75). Pour mémoire, le premier isiacum de Rome remonte à la dictature de Sylla. Marsile Ficin le néo-platonicien florentin écrit dans un de ses ouvrages : "Que le Saint-Esprit, amour divin qui nous a été soufflé par Diotime, nous éclaire l'intelligence". Dans son Histoire de France Henri Martin fait remonter la chevalerie au druidisme, druides qui sont héritiers de Pythagore. Grasset d'Orcet, initié par Eliphas Lévi, fait remonter la Table ronde à Enée de Troie. Le Graal est "le vase païen du feu sacré" (p. 89), le gardal égyptien devenu grasal en provençal. Eugène Aroux (1793-1859) a bien développé nous dit Pujols la mystique de la chevalerie mais eut le tort de la relier à la noblesse de France, lien qui fut accidentel et non essentiel, d'ailleurs la chevalerie n'était pas héréditaire alors que la noblesse l'était. Souvent le chevalier était de petite noblesse (Fauriel, Cours de littérature provençale) et le mysticisme maçonnique qui l'animait avait plus sa place dans les couvents (cf Sur la Route Sociale de Lebey). Goerres a bien comparé, nous dit Pujols, les rites de chevalerie à ceux des païens.
J'ai parcouru le livre d'Aroux (qui était chrétien de stricte observance) "Les mystères de la chevalerie et de l'amour platonique". Sa thèse sur Dante albigeois (les Albigeois, les Fils de la Veuve, qui classaient Innocent III, Dominique et Grégoire V parmi les démons - comme Dante dépeindra St Dominique en Minos - , et Pierre Damien, François d'Assise, Saint-Bernard, le Tasse, Robert Guiscard et Godefroy de Bouillon parmi leurs saints). Dante, dit-il, a vu dans Salomon l'organisateur de sa massénie, et c'est dans la littérature que le catharisme perdurait. Aroux en trouve la preuve dans la symbolique du Roman de Jauffré (roman provençal des années 1200, dont le héros est un fils d'un chevalier de la Table ronde), le Roman de Fierabras, Aucassin et Nicolette et Tristan de Léonois.
J'ai jeté aussi un coup d'oeil au travail d'André Lebey, qui dit des choses intéressantes sur une ville qui m'est chère, Troyes (p. 55), "une des cités les plus religieuses de France", où fut fondé l'Ordre du Temple, et où le couvent Notre Dame aux Nonnains "qui passa toujours pour abriter une survivance des cultes du paganisme en même temps que certaines pratiques des prêtresses druidiques", de sorte que beaucoup de couvents champenois allaient adhérer à la franc-maçonnerie... On comprend que Dujols ait apprécié son républicanisme franc-maçon, et sa relecture des traditions spirituelles à la lumière de cette foi, mais cela nous éloigne tout de même un peu trop de la chevalerie et des Valois.
Il faudrait plutôt peut-être méditer un peu plus, comme nous y invite Delécluze, sur cette figure qu'est la Femme comme médiatrice entre Dieu et les hommes, à travers la figure de Béatrice chez Dante, Diotime pour Socrate et Platon, Sainte Monique pour Augustin.
Le fait que François Ier portait sur lui de la poudre de momie, et son amitié pour l'initié Léonard de Vinci plaident pour une adhésion possible du roi à des traditions secrètes. Sa condamnation de l'alchimie est ambiguë.
Mais peut-être les alchimistes ont-ils trop tendance, par principe, à tirer la chevalerie et les Valois vers l'hérésie, comme Aroux tirait trop Dante (et l'ensemble du platonisme) vers la Gnose et le catharisme. Concernant Aroux, c'est en tout cas ce qu'écrivait le romancier André Thérive dans la Revue hebdomadaire du 2 juillet 1921 (p. 85 et suiv.).
Sur la question de la succession des Valois, je ne crois pas du tout que l'ancêtre d'Antoine Dujols, Guillaume Dujol qui aurait été vers 1720 soi-disant adopté par des paysans du Cantal, soit un descendant caché des Vallois, comme l'avait d'ailleurs mis en doute cet article de 1885.
Il faudra revenir un peu sur tout cela ultérieurement...
Verrazane et Marguerite de Navarre
Il y a si peu de liberté ! Dans les trains des gens vous interpellent dès que vous descendez votre masque sous le nez ! C'était donc une joie pour moi de voir dimanche dernier du haut du pont d'Espagne à Pau un pêcheur exhiber une truite au bout de sa ligne et la montrer à sa petite fille émerveillée. Voilà un plaisir simple et sain que les technofascistes n'ont pu lui voler. C'est devenu si rare.
En longeant le château de Marguerite de Navarre (Marguerite d'Angoulême), la soeur de François Ie, je songeais que c'est à cause d'elle que le pauvre navigateur, toscan de Lyon, Jean de Verrazane, Giovanni da Verrazzano, qui périt tristement dévoré par les cannibales, nomma le site de New-York "Angoulême" ou "Nouvelle Angoulême" en 1524 et la baie de l'Hudson "Baie Ste Marguerite".
S'il a nommé cette baie en l'honneur de la "Marguerite des Marguerites" et non de son frère le roi, c'est qu'elle a dû l'impressionner. Comme je l'ai déjà dit, les dames de la cour à l'époque se devaient d'incarner le sommet du bon goût et tout ce que le royaume très chrétien de France, fille ainée de l'Eglise, avait de plus splendide, et c'est ce que faisait la reine de Navarre en sa propre cour comme à la cour de son frère, si bien qu'il est un peu vain de la décrire seulement comme une "grande intellectuelle" à la Marguerite Yourcenar comme le font nos contemporains. J'ai voulu avoir des renseignements sur la rencontre entre Verrazane et Marguerite.
En attendant j'ai jeté un oeil à son Heptaméron pour voir si elle y parlait des expéditions en Amérique. Il évoque celle de Robertval, "chef par le commandement du Roy son maistre, en l'isles de Canadas" (en 1542) dans sa 67ème nouvelle. C'est une belle histoire qui me rappelle la série de mon enfance "Les robins suisses". Robertval abandonne un homme qui l'avait trahi, ainsi que sa femme sur un littoral inhospitalier. La femme est pieuse et lit beaucoup le Nouveau Testament (notez la petite connotation protestante : on ne dit pas qu'elle récite des Ave Maria et des Pater Noster). Elle assiste loyalement son mari. Ils résistent au milieu hostile. Le mari meurt. La femme survit, défend la dépouille mortelle de son homme qu'elle a enterré profondément, fac aux bêtes et sera finalement ramenée affaiblie mais vivante à la Rochelle par un navire de passage. L'histoire rappelle la question de l'amour au de la mort que j'avais évoqué dans ce billet à propos de Marguerite de Navarre et de Bourdeille. La reine de Navarre l'agrémente in fine de citations des épîtres de Paul en l'honneur des femmes qui comblerait d'aise les chrétiennes de notre époque attachées à la défense à la fois de leur foi et de leur sexe (mais Marguerite de Valois a la prudence de tout rattacher à la bonté de Dieu sans mérite pour l'humain). Une chronique précise que cette femme nommée Marguerite comme la reine était nièce de Robertval et qu'elle avait été déposée sur l'île dite "île à la demoiselle" sur le Saint Laurent (52e degré nord) avec son amant qui s'était montré trop assidu à son égard aux yeux du capitaine. Ce que la reine de Navarre emportée dans la mode italienne du thème galant "amour toujours" (comme dans l'affaire de Bourdeille d'ailleurs), c'est qu'il s'agissait d'une idylle adultérine...
Pour ce qui concerne plus précisément la rencontre de Marguerite avec Verrazane, j'ai pensé aller lire quelques livres à la médiathèque de Dieppe, ville où le marin a un portrait gravé dans le marbre, et où se trouvent quelques livres sur lui. Mais le temps et le courage de reprendre un train avec un masque sur le nez me font un peu défaut pour l'instant...
En y songeant je me dis que peut-être suis-je trop indulgent envers Marguerite de Navarre, dont j'ai montré aussi les faiblesses pour le spiritisme mêlé à la passion charnelle - cf ici - et le libertinage des quintinistes sous couvert de protestantisme. Le marquis de la Franquerie dans son "La vierge Marie dans l'Histoire de France" (1939) fut très sévère pour Marguerite."Malheureusement, écrit-il p. 123, le roi (François Ier) ne resta pas longtemps sous la pieuse influence de la reine Claude de France, il tomba sous celle des libertins et surtout de sa soeur, Marguerite, qui déjà protégeait les hérétiques et, après son mariage avec Henri d'Albret, en 1527, allait faire de sa cour de Nérac le refuge de Calvin. Au lieu de se conduire en Roi très chrétien, François Ier favorisa la Renaissance, qui 'étalera la pourriture païenne' et 'prêchera l'erreur et le vice' ". Il attribue au déclin spirituel du roi sous l'influence de sa soeur sa captivité à Pavie (dont il ne réchappa que grâce à un voeu à la Sainte Vierge), puis la mort de six de ses sept fils
Après tout, qui sait si les accointances de Verrazane pour Marguerite de Valois, ne participent pas de sa dépravation qui le conduisit à finir sous la dents des cannibales dans les Caraïbes ?
En tout cas ces escapades historiques restent un petit plaisir gratuit et innocent que l'on peut encore s'accorder pour fuir une époque pesante. Celle qui précédait les guerres de religion ne valait peut-être pas mieux, mais au moins elle est très lointaine. Se déplacer vers elle par l'esprit suffit à relâcher un peu la pression du présent.
Le dernier voyage de Marguerite de Navarre à Cauterets
Autant que mon état de santé me le permet, aux rares heures où mon esprit n'est pas complètement paralysé par les douleurs, je parcours Dernier Voyage de La Reine de Navarre, Marguerite D'Angouleme, Soeur de Francois Ier: Avec Sa Fille Jeanne D'Albret Aux Bains de Cauterets (1549) publié aux éditions Privat en 1897 commenté par Félix Frank, spécialiste de cette reine (et amateur des oeuvres de Flaubert), qui était décédé deux ans plus tôt. Le livre a été offert à l'université du Michigan par le professeur de littérature française Hugo Paul Thieme.
C'est un opuscule plein de charme écrit par un poête qui visiblement communie avec la sensibilité de la Marguerite des Princesses au seuil de son trépas - les seuils de trépas sont beaux, rappelez vous les Derniers jours d'Emmanuel Kant.
On y apprend que Marguerite mourut le jour du passage d'une comète qu'elle avait regardé. Surtout Frank relève les nombreuses références de Marguerite à l'Amour mystique : "Le seul Amour qui n'a bandeau ni arc", "divine amour et vive flamme", le "vray amour". Amour mystique qu'elle ne dissocie cependant pas de la passion amoureuse profane, ni, plus étrangement encore, des sentiments familiaux lorsqu'elle écrit à sa parente l'abbesse Louise de Bourbon :
"Chanter bien hault : Dieu est amour vrayment,
Et amour Dieu, qui rend niepce & tante
Deux cueurs en ung & chascune contante".
Félix Frank cite de jolis extraits sur la fascination de Marguerite pour les montagnes et pour le gave à Cauterets et à Odos. Cela me rappelle les émois de George Sand dans les Pyrénées encombrée par son mari indélicat dont j'ai déjà parlé sur ce blog.
Frank note que Bonaventure des Periers avait inventé un anagramme intéressant pour vérité nue : vertu née, dans ces vers qu'il dédie à Marguerite :
"Vive Vertu vivant en ceste vie
... Vertu née
De notre temps, divine & incarnée".
Bel univers que ce monde de poésie-là.
Montaigne à propos de Marguerite de Navarre
Quand on cite l'avis de Montaigne sur l'Heptaméron de Marguerite de Navarre (née Marguerite d'Angoulême, la grande réformatrice des moeurs sexuelles des femmes françaises), on dit toujours qu'il qualifie son oeuvre de "gentil livre pour son étoffe" ce qui est une façon à la fois d'en dire du bien et de le rabaisser, mais on ne précise jamais dans quel contexte il dit cela. C'est dans le chapitre 11 de son deuxième livre des Essais quand il affirme qu'il n'y a rien d'extraordinaire à passer une nuit avec la femme qu'on aime sans la pénétrer : " Je ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Navarre, en l'un des comptes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son estoffe) ny pour chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens."
Dans la phrase précédente il précise : "Je sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir, et m'y cognoy bien, et n'ay point trouvé Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs et plus reformez que moy, la tesmoignent". Le "et plus réformés que moi" doit être entendu dans le sens de "plus vertueux". C'est l'énoncé d'un paradoxe en forme de plaisanterie : les plus vertueux trouvent Vénus plus tyrannique que moi, et c'est déjà une allusion à Marguerite. On retrouve là les paradoxes de cette femme, élégante, qui selon Brantôme, importe en France pour les femmes un art de séduction italien, et en même temps à demi-protestante et presque "bonne soeur dans l'âme" dira un commentateur du XIXe siècle tant elle vibre aux charmes du néo-platonisme florentin (Entrez ici Marcile Ficin et Botticelli !).
L'Heptaméron est rempli de ce paradoxe qui en fait n'en est pas un : les néo-platoniciens sont des espèces de bouddhistes tantriques ou des taoïstes de l'Occident qui retiennent le coït et le transforment en stratégies de séduction et en poêmes pour mieux concenter l'énergie sexuelle, saisie dans un sens métaphysique (rien à voir avec les exercices sexuels utilitaires "à l'américaine" de notre époque). Ces subtilités étaient un chouïa trop extrémistes pour un Montaigne.
Il va bientôt falloir que je me plonge dans le taoïsme. On me conseille une lecture en ce sens.
Les libertins communistes "quintinistes" protégés par Marguerite de Navarre
Récemment je me demandais comment Marguerie de Navarre (née Marguerite d'Angoulême), identifiée par l'écrivain Brantôme comme une sorte de Simone de Beauvoir de la Renaissance (*), en tout cas, comme une souveraine grâce à laquelle la gent féminine française avait effectué un "grand bond en avant" dans le domaine de la séduction et du rapport à l'autre sexe avait pu, dans le même mouvement, être une des protectrices (et en ce sens accoucheuses) de l'austère calvinisme en France, car il y a là, me semble-t-il, une difficulté qui va bien au delà de l'histoire du christianisme et pose plus largement la question de la polysémie des révolutions et réformes morales et politiques.
La question peut trouver un éclairage particulier dans une autre bizarrerie : tandis qu'elle protégeait les premiers réformateurs français, la reine de Navarre pensionnait aussi en ses châteaux (au moins celui de Nérac et peut-être aussi à Pau) une secte libertine et communiste : les quintinistes, qui étaient en fait - comme c'est étrange ! - parfois assimilés au calvinisme naissant (ce qui justifia que Calvin pondît en 1545 un traité incendiaire à leur encontre).
Suivons ce qu'en dit le maître de conférences à Toulouse Didier Foucault dans une récente contribution à un colloque universitaire , en suivant à la fois le pamphlet de Calvin et des documents d'archives.
Aux alentours de 1537 arrive à Nérac à la cour de Marguerite de Navarre (où se trouvent déjà des humanistes connus comme le poête Clément Marot, qui y est valet de chambre, Gérard Roussel, membre du cénacle de Meaux et évêque d'Oloron en Béarn depuis 1536 et Lefèvre d'Etaples avec lesquels Calvin allait rompre en 1540 en les qualifiant de "nicodémites") trois adeptes du "Libertinage spirituel" : l'abbé Antoine Pocque en qualité d'aumônier, Bertrand des Moulins, valet de chambre, et Quintin, comme huissier. Qui sont ces gens ?
Si l'on en croit Calvin, vers 1530 un flamand, Coppin, natif de Lille a lancé un courant religieux panthéiste. Un certain Thierry Quintin lui a succédé, natif du pays d'Hainaut, "ou de ces quartiers-là" dit Calvin. Celui-ci a rencontré Quintin en France vers 1535 flanqué d'un certain Bertrand des Moulins (décédé avant 1545) auxquels se joindront ensuite Claude Perceval et le petit prêtre Antoine Pocque. Calvin allait les croiser à nouveau à Genève vers 1542, lorsque Pocque sollicita l'approbation morale de Calvin, comme il avait obtenu (mais semble-t-il en lui cachant une partie de sa doctrine) celle d'un autre réformateur célèbre, Martin Bucer à Strasbourg. Foucault (p. 276) note que Pocque avait "réussi à pénétrer la congrégation [de Calvin], c'est à dire la réunion hebdomadaire des pasteurs et des laïques où l'on discutait des questions religieuses importantes".
Pocque, Des Moulins, Quintin et Perceval se sont réfugiés à Nérac chez Marguerite de Navarre après avoir été démasqués et chassés comme Libertins à Strasbourg. Théodore de Bèze condamnera après coup cette hospitalité de la reine, Bucer lui le fit directement dès 1538, et Calvin par un traité de 1545 comme on l'a dit plus haut. Comme ce traité est mal accueilli à la cour de Marguerite, son auteur écrira une lettre plus déférente mais n'obtiendra pas que Pocque cesse d'être pensionné à Nérac. Perceval, lui, a été arrêté à Condé en 1545 et incarcéré à Mons. Quintin, qui s'était réfugié à Tournay y fut arrêté (selon une chronique de Pasquier de la Barre citée par D. Foucault) avec cinq de ses partisans (des petits commerçants) et fut condamné à être étranglé puis brûlé sur la place du marché tandis que les autres étaient décapités (deux quinitinistes avaient aussi été décapités à Valenciennes). Mais d'autres adeptes seront arrêtés plus tard dans le Brabant, en Hollande, en Allemagne et même à Rouen jusqu'en 1550.
Si l'on sait peu de choses de ces libertins, c'est parce que leurs origines sociales étaient modestes.Quintin, avec son lourd accent picard (dixit Calvin) a prêché dans le Hainaut, à Anvers, à Paris, dans le Limousin, en Navarre sans savoir ni lire ni écrire, ce qui est assez remarquable pour un chef de secte réformateur. La secte a des relents médiévaux millénaristes en ce sens qu'elle annonce l'âge du Saint Esprit faisant suite à celui du Père et du Fils, et symbolisé par le charriot de feu du prophète Elie. Elle est cependant très moderne en ce qu'elle abandonne la référence à la Bible. Affirmant que l'homme comme le reste de la création est animé par le souffle de Dieu, elle oppose sa bonté au "monde", dont l'existence se résume à la conscience du péché. Avec l'oubli des péchés, ce "monde" disparaît et l'homme retrouve sa pureté originelle. Il s'agit donc d'un panthéisme presque spinoziste, vaguement teinté de dualisme.
Selon un Calvin profondément révulsé par leurs thèses, leur amoralisme les conduisait à tout absoudre - le meurtre, l'ivrognerie, la lubricité, le goût du jeu (on a déjà évoqué l'interdiction des jeux par les calvinistes), tout est accepté au nom des penchants de la nature et de la volonté de Dieu. Ils reconnaissent le droit au vol, et condamnent les institutions politiques en tant qu'elles ne servent qu'à conserver la propriété, ce en quoi ils se révèlent radicalement communistes. Ils sont aussi (au moins pour les plus extrémistes d'entre eux) pacifistes et, selon Calvin, rejettent toutes les guerres "sans discerner si elles ont été menées pour juste cause, ou non". En tout cela, observe D. Foucault, ils s'éloignent tellement de la simple interprétation mystique dissidente de la Bible qu'ils pénètrent dans un domaine de théorisation nouveau qui sera l'apanage du siècle suivant.
Pour autant leur élimination complète sur injonction des calvinistes autour de 1550 va priver cette branche de postérité directe. Ironiquement leur souvenir dans le fonds culturel européen n'est demeuré que grâce au traité de Calvin écrit contre eux, traité qui fit entrer le mot "libertin" dans la langue française, sans pour autant que leur enseignement n'ait pu être transmis à personne.
Pour revenir au problème initial, qui est celui de l'articulation d'une sensibilité modérément pro-caliviniste chez Marguerite de Navarre avec son rapport aux progrès de la position féminine dans les relations amoureuses, il est possible que l'obstination de la reine à conserver Antoine Pocque à sa cour témoigne chez elle d'une volonté de concilier intellectuellement les apports du protestantisme et ceux d'expériences plus audacieuses en matière d'évolution des moeurs. Même s'il ne fait aucun doute à la lecture de ses écrits qu'elle même était trop imprégnée de spiritualité pour pouvoir de quelque manière que ce soit cautionner des comportements radicaux comme ceux du Décaméron de Boccace, il y a toujours chez elle une posture d'ouverture qui prend appui sur son goût pour le récit comme on le trouve dans ledit Décaméron, la narrativité permettant toujours de desserrer l'étau de l'opposition entre Bien et Mal.
Marguerite de Navarre, Madonna, Jeanne d'Albret, Lénine et Staline
Actualisation 2019 : Texte écrit avant mes découvertes sur le monde invisible au contact des médiums, largement renié depuis que je sais quelles forces sont à l'oeuvre dans tout cela
Pardon encore de ressortir une histoire en rapport avec ma région d'origine, mais, sans chauvinisme aucun, je dois dire que celle-ci est d'importance nationale et elle est très précieuse pour la compréhension de notre histoire collective.
A Pau le souvenir de Marguerite de Navarre, la soeur de François Ier est partout, jusque dans le nom d'un collège, mais précisément, parce qu'il est partout (comme Henri IV ou Louis Barthou), on ne le voit plus. Et l'on ne peut pas compter sur l'Education nationale pour nous le faire voir. Le système éducatif ne nous apprend pas à voir l'histoire telle qu'elle fut, avec toute sa "chair" si je puis dire.Sans doute parce que les professeurs sont souvent assez médiocres (pas autant que cette jeune enseignante de 4e5 dans un collège d'Aulnay-sous-Bois en STV qui cette semaine corrigeait une copie en écrivant "tu as fais des efforts" FAIS, mais bon) : ce ne sont pas tous de brillants agrégés, et, quand ils le sont, ils ont perdu dans la lecture de livres la sensibiité à la réalité des choses.
La chair de Marguerite de Navarre je l'ai découverte hier soir dans le train en lisant le livre de Maurice Daumas sur Brantôme que j'évoquais déjà cette semaine sur mon blog. Ca m'a frappé comme un coup de foudre. Moi qui avais lu son Heptaméron, en 2006, je crois que j'étais passé à côté du personnage, de son génie, de son charme. Une phrase de Brantôme citée par Daumas (p. 178) m'a complètement ouvert les yeux. Une phrase toute simple, mais étrange. Brantôme dans ses Dames Galantes dit que les femmes de son temps ont une approche plus active et élaborée de l'amour (par là Brantôme entend aussi et même surtout la dimension physique qui l'intéresse plus que le sentiment) que cinquante ans plus tôt, et qu'elles doivent cela à leur emprunt à l'Italie et à l'Espagne, mais il ajoute immédiatement ceci : ces emprunts elles les doivent à la reine de Navarre. C'est à travers la reine de Navarre que les femmes françaises se sont mises à l'heure italienne et espagnole pour les choses du corps et de l'amour.
On pourrait glisser sur cette phrase sans vraiment la remarquer, comme j'ai moi même sillonné l'oeuvre de Marguerite de Navarre sans la comprendre. Daumas lui-même la mentionne sans la prendre au sérieux. Il trouve Brantôme injuste et lui reproche de ne pas prendre en compte le nombreux traités de civilité et d'amour qui ont plus fait pour importer les moeurs italiennes et espagnoles en France que Marguerite...
Mais je voudrais faire deux remarques à ce propos. La première, c'est qu'un certain machisme inhérent à notre culture nous empêche toujours de reconnaître l'apport des femmes pour ce qu'il est. Et c'est donc peut-être ce réflexe qui pousse Daumas à valoriser les auteurs masculins de traités plutôt que le rôle d'une reine. La deuxième est que, comme l'a souligné Bourdieu, tout universitaire est menacé d'intellectualisme, et la scolastic view est peut-être ce qui pousse Daumas à reconnaître à un traité plus d'autorité qu'à la présence concrète d'un être.
Pour ma part, je suis enclin à prendre la phrase de Brantôme au sérieux, ne serait-ce que parce que Brantôme parle au présent d'un temps qu'il vit, et que le témoignage recèle une certaine force. Et puis réfléchissez une seconde à ces émissions où l'on interviewe des jeunes filles dans les années 1980 ou 90 à propos de Madonna. Au sujet de la chanteuse elles disent souvent qu'elle a beaucoup influencé leur façon de s'habiller, de voir l'amour, de voir la vie. Elles ne disent ps "OK Magazine m'a influencé". Elles disent Madonna, la personne, sa présence.
De nos jours on peut décider d'être de l'école de Madonna ou de Suzanne Vega, ou, pour la génération plus jeune, d l'école d'Amy Winehouse ou de celle de Lady Gaga. Mais à la Renaissance, "on" - je veux dire, tous ceux qu'on admirait et qui fixaient les règles du goût - n'était que d'une école : celle de la cour de l'Etat-nation dont on dépendait. Et donc en France on était de l'école de la cour des Valois. Et à la cour des Valois, celle qui donna le ton de ce que les femmes devaient être et penser ce fut Marguerite de Navarre.
Autrement dit ce serait bien elle qui aurait porté sur sa personne et dans ses idées le style espagnol et italien, en l'acclimatant aux latitudes françaises, et qui en cela aurait inspiré toutes les femmes nobles, donc par effet de contagion toutes les femmes de France qui voulaient être dans le bon goût.
Qu'on prenne bien garde à cet énoncé. Cela signifie que cette voie d'une certaine libération relative de la femme, qui allait permettre ensuite, au siècle suivant, aux jeux de l'amour libertin d'exister, avec tous ce que ces jeux ont donné, et leur rôle dans l'émergence de la culture de Salons et de la philosophie de Lumières, cette route passe par Marguerite de Navarre. Sans Marguerite de Navarre il n'y aurait peut-être pas eu le libertinage du XVIe siècle et les Lumières du XVIIIème. Attention, je ne dis pas que Marguerite de Navarre était une libertine (tout au contraire), mais elle a été le déclic d'un nouveau rapport de la femme française à la séduction : un rapport, d'après Brantôme, moins passif et moins bestial tout à la fois (et l'on sait que le femmes ont été la clé de l'évolution de la sexualité moins que les hommes).
Sans elle peut-être une autre princesse aurait-elle assumé ce rôle, mais différemment, avec sa propre idiosyncrasie, ou alors peut-être aucune ne l'aurait fait, une princesse austère aurait peut-être dicté sa loi et la France n'aurait jamais adopté la mode italienne. Il est toujours difficile de savoir ce qu'une époque aurait été si un individu important en son sein en avait été absent. A cause du côté systémique des époques, du fait qu'inconsciemment tout un chacun a en tête des tas d'exemples de gens connus par rapport auquel il se définit, par adhésion ou pas opposition, l'absence d'une personne, ne serait-ce que par l'espace qu'elle laisse à d'autres, peut bouleverser tout un équilibre. Je renvoie là dessus aux remarque de Trotski cité par Paul Veyne sur le thème : si Lénine n'avait pas existé il n'y aurait pas eu de révolution russe.
En France l'opérateur du changement des femmes fut Marguerite d'Angoulême (de Navarre). Le phénomène m'a échappé en lisant l'Heptaméron parce que j'avais surtout été sensible à ce que ce livre devait au Décaméron de Boccace (un livre qui m'a beaucoup impressionné, autant qu'à Pasolini sans doute). Pour moi l'Heptaméron était une sorte de sous-Décaméron, un plagiat à la française, et un plagiat chargé de spirtualisme moralisateur. Parce que je savais que Marguerite de Navarre avait été la protectrice d'intellectuels qui introduisirent le calvinisme en France, et qu'elle avait engendré une des plus ardentes partisanes de la Réforme : sa fille Jeanne d'Albret. Pour moi l'austérité sexuelle du calvinisme faisait système avec le moralisme de l'Heptaméron. Pourtant il faut bien reconnaître que ce livre n'est pas seulement moralisateur. Mon regard n'était pas seulement biaisé par le calvinisme. Il l'était aussi par une gravure qui illustrait le livre où Marguerite n'était pas à son avantage. Elle faisait vieille dévôte, et je songeais surtout à ses retraite au cloître de Sarrance dans la vallée d'Aspe dont je parle dans mon roman.
Cette semaine je suis tombé sur un portrait d'elle assez différent. Celui que j'ai placé en vignette un peu plus hautdans ce billet où elle pose élégante avec son perroquet. Le perroquet d'Amérique était une trouvaille ultramoderne de l'époque et qui devait faire autant sensation que les tenues de Lady Gaga. Il est difficile d'être sensible à la beauté de femmes d'autres siècles, surtout de la Renaissance qui est éloignée de nous, mais on trouve dans le visage de cette reine un charme certain et assez indéfinissable, le charme d'une intellectuelle raffinée qui investit dans son apparence tout le rayonnement qu'elle porte en elle, en sachant que l'apparence ne sera jamais que la projection de sa force intérieure sans qu'elle en soit jamais tributaire.
Si l'on pense à ce que fut, par opposition, dans la génération suivante l'autre grand modèle-type de possibilité d'être féminine à la cour que fut Marguerite de Valois (la fameuse "reine Margot" première épouse d'Henri IV), le contraste est saisissant. Marguerite de Valois est toute entière corps, corps blanc, laiteux qui exhibe sa poitrine avec un zeste de perversité dans le regard (un côté "sorcière délicieuse" que certaines femmes de la cour ont décrit). Aucune projection d'un raffinement intellectuel dans cette présence charnelle. Marguerite de Navarre, elle, tient ensemble les deux, et, pour cette raison, fascinait.
Les femmes de la cour fascinent parce qu'elles sont au sommet de la noblesse. Je crois qu'il faut voir aussi que, parce qu'elles sont au sommet, elles ont en main les moyens de construire quelque chose autour d'elles-mêmes et sur elles-mêmes que les autres femmes, condamnées à l'imitation, ne peuvent pas faire. Non seulement elles en ont les moyens, mais aussi elles en ont le devoir pour le rayonnement de la cour. Bien que je désapprouve certains côtés un peu intellectualiste du structuralisme de Bourdieu (y compris son économisme), l'idée qui était la sienne qu'il y a en société du capital à faire fructifier est assez juste, et, dans la France de la Renaissance, tout le capital lié à la séduction féminine est concentré chez les femmes les plus titrées de la cour (les princesses de sang), ce qui les prédispose à réunir sur leur personne (pour le meilleur et pour le pire, car c'est souvent au prix d'énormes contradictions) les plus riches dimensions d'une époque (les vêtements, les parures, mais aussi les idées).
Marguerite de Navarre a construit son propre style, fait d'intellectualisme et de nouveau rapport à l'amour. Et ce style, qui incorporait les meilleurs apports étrangers, notamment italiens, avait quelque chose de révolutionnaire. Révolutionnaire sur le plan de la théologie (parce qu'il était compatible sur ce versant avec le protestantisme), et sur celui des moeurs (parce qu'il ouvrait les femme à une certaine sexualité active, ou du moins un sens de la co-participation dans la séduction avec l'homme). Comment la sexualité active et les idées nouvelles protestantes ont pu être compatibles dans la philosophie de "la Marguerite des Marguerites" est encore un point un peu obscur à mes yeux, et que je devrai creuser si j'en ai un jour le temps. Je note que c'est un homme sceptique mais catholique et proche de la Ligue, Brantôme qui met le rôle de Marguerite dans la sexualité en valeur. Ce n'est sans doute pas un hasard. Ce faisant il la tire un peu vers Rome, là où l'historiographie contemporaine aurait peut-être trop tendance à l'en éloigner.
Je voudrais terminer en disant un mot de sa fille, Jeanne d'Albret car cela me permet de poser une fois de plus ici la question de la révolution et de sa perpétuation - révolution ou réforme, des mots synonymes à mes yeux, et qui peuvent s'appliquer aux systèmes économiques comme aux systèmes de moeurs. Marguerite apporte (et apporte presque seule, en en supportant le poids sur ses propres épaules) une révolution dans l'ethos de femmes française. Par analogie elle est donc le Lénine des femmes françaises de son temps. Sa fille, Jeanne d'Albret, elle, reçoit l'héritage, par analogie elle est Staline (ou encore, si l'on veut, Marguerite est Jésus-Christ, Jeanne d'Albret Saint-Paul, Marguerite Socrate, Jeanne d'Albret Platon, Marguerite Luther, Jeanne d'Albret Mélanchton etc).
Marguerite, avec son beau perroquet et ses belles tenues, expérimente, voyage, butine, explore, dialogue avec les poêtes et les théologiens, commence à en placer certains aux postes clés (comme dans son royaume de Navarre l'évêque d'Oloron qui refuse l'élévation de l'hostie), mais en ce sens elle reste très intellectuelle, comme Lénine allant dialoguer et polémiquer dans les congrès de l'Internationale socialiste, inventant un mode d'adaptation du socialisme à son pays, écrivant des tas de livres pour théoriser les choses, qui sont ses Heptameron à lui. Sa fille, Jeanne d'Albret, est la guerrière que l'on connaît, qui doit cultiver l'héritage et le faire survivre dans un contexte de conflit terrible (les guerres de religion) comme Staline devra gérer une URSS marxiste-léninisme épuisée par la guerre civile puis attaquée par Hitler. Jeanne le fait en s'enfermant progressivement dans une sorte de "calvinisme de guerre" comme Staline s'enferme dans la paranoïa. Ce faisant elle continue d'incarner un modèle possible pour les femmes, comme Staline reste un modèle pour les marxistes arès la mort de Lénine, ne serait-ce que par sa bravoure (rappelez vous la manière dont elle a enfanté son premier fils, seule suspendue à une branche d'arbre - si la source que j'ai consultée il y a quelques années est exacte etc). Sa bravoure est en partie motivée sans doute par l'impératif de faire fructifier l'héritage maternel, c'est ce qui la dynamise. Elle n'a pas d'autre choix que de prolonger le geste de sa mère, mais en même temps, comme elle doit "territorialiser le projet", construire des forteresse, armer des gens pour le défendre, elle le sclérose, l'appauvrit en le réduisant au dogme protestant. Temps ingrat de la consolidation qui succède aux révolutions. Plus de butinage, plus d'exploration. La rudesse du dogmatisme guette.
Voilà, je n'en dirai pas plus. Je vais laisser ces réflexions mûrir un peu en moi. Je regrette juste de n'avoir pas été conscient de tout cela plus tôt, et d'être passé, pendant deux décennies, à côté d'un personnage féminin qui me semble très important pour l'évoution de la condition féminine en Europe (et donc pour la condition de tout le monde, hommes et femmes), un personnage dont le nom figurait pourtant en lettres très visibles dans mon cadre de vie, trop visible pour être vue sans doute, comme la lettre volée d'Edgar Poe.
Le capitaine Bourdeille et Marguerite de Navarre
J'espère que je ne lasse pas trop mes lecteurs avec mes références périodiques à ma vicomté d'origine, mais après tout on ne reproche pas à Sciascia d'être attaché à la Sicile ni à Montalban de l'être à Barcelone, alors...
Dans un ouvrage sur Brantôme, Maurice Daumas (p. 142) cite un conte des Dames Galantes qui évoque une histoire arrivée à son frère puîné le capitaine Bourdeille (mais peut-être inventée....
Le jeune Bourdeille à 18 ans fut envoyé étudier à Ferrare (en Emilie-Romagne, en Italie). Renée de France, duchesse de Chartre (fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne) qui avait épousé le duc de Ferrare y organisait une cour brillante, remplie d'intellectuels (et de protestants). Bourdeille y rencontra la jeune veuve Mademoiselle de La Roche avec qui il eût une relation physique si intense qu'il en négligea ses études et que le père de Bourdeille le fit rappeler en France. Le jeune capitaine Bourdeille conduisit Mademoiselle de La Roche à Paris auprès de Marguerite de Navarre en 1548 (celle-ci a alors 56 ans et vit l'avant dernière année de sa vie, un an après la mort de son frère François Ier). Le capitaine rend ensuite visite à son père, puis repart en Italie.
De retour à Pau, cinq ou six mois plus tard, en 1549, il retrouve la reine de Navarre qui lui dit au cours d'une promenade :
" "Mon Cousin (...) ne sentez-vous point rien mouvoir sous vous et sous vos pieds ? - Non, madame, respondit-il. - Mais songez-y bien, mon cousin", luy repliqua t'elle. Mon frere luy respondit : "Madame, j'y ay bien songé, mais je ne sens rien mouvoir : car je marche sur une pierre bien ferme. - Or, je vous advise, dit lors la Reine, sans le tenir plus en suspens, que vous estes sur la tumbe et le corps de la pauvre Madamoiselle de La Roche, qui est icy dessous enterrée, que vous avez tant aymée. Puis que les ames ont du sentiment après nostre mort, ne faut douter que cette honneste creature, morte de frais, ne se soit esmeuë aussi tost que vous avez esté sur elle. Et si vous ne l'avez senty à cause de l'espaisseur de la tumbe, ne faut douter qu'en soy ne soit plus esmeuë et ressentie" (Dames galantes, Gallimard Pléiade 1980 p. 594)
Daumas précise qu'il n'y a rien de romantique dans cette évocation de l'amour qui va au delà de la mort puisque Brantôme met en parallèle l'anecdote avec l'épitaphe d'une courtisane enterrée à Santa-Maria-del-Popolo à Rome qui prie le passant de ne pas la fouler et "treper" (presser sous soi) morte, l'ayant été suffisamment au cours de sa vie. En conclusion Brantôme souligne que la Marguerite des Marguerites avait plutôt voulu faire un trait d'esprit qu'exprimer sa croyance en une réelle empathie physique après la mort.
J'aime en tout cas assez cette anecdote qui évoque le triangle entre la cour des Valois au Louvre, le château de Pau et l'Italie, qui était l'univers mental de Marguerite de Navarre et d'une bonne partie des intellectuels qui évoluaient dans sa mouvance à l'époque.