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Les Indiens hispanisés des Caraïbes

Les westerns nous ont montré des Indiens habitués à traiter avec la civilisation anglo-saxonne mais, au XVIIIe siècle,il y en avait aussi en Louisiane française qui s'habillaient à la Louis XV, et en Floride espagnole certains qui avaient été baptisés par des prêtres castillans. Quand le Père jésuite de Charlevoix fait partie d'une embarcation (un bateau nommé "Adour" bien qu'il eût un équipage breton) qui échoue en 1722 sur une des "Iles des Martyrs" à 150 kilomètres de la Havane, il est cerné par des "Sauvages" qui détestent les Anglais (mais les Français se sauvent en disant qu'ils sont alliés des Espagnols), tribu dont le chef se fait appeler Dom Antonio, mais dont les bonnes manières s'arrêtent malheureusement là (voir le récit ci-dessous). Charlevoix ne saura jamais à quelle ethnie ils appartenaient. Voici deux pages de son récit savoureux.
- Dommage que Gallica n'ait scanné que 3 tomes de sa description de l'Amérique française (au point que la fiche Wikipedia sur Charlevoix affirme qu'il n'existe que trois tomes de cet ouvrage), vous ne trouverez le tome 6 qui relate l'année 1722 que sur Google Books.Quel incroyable bonhomme que ce Charlevoix auquel on doit aussi une histoire du Japon et une du Paraguay ! -


Hommage au Québec
En hommage au Canada francophone, ce texte de Pierre-François-Xavier de Charlevoix extrait de " Histoire Et Description Generale de La Nouvelle France: Avec Le Journal Historique D'Un Voyage Fait Par Ordre Du Roi Dans L'Amerique Septentrionnale" (1721)
Le regard sur les Indiens relève peut-être souvent du cliché, mais tout n'y est certainement pas faux.
Charlevoix - pourle regard et l'action duquel Chateaubriand avait de l'estime - n'est pas un écrivain, sa plume est sèche et sans imagination, mais c'est un explorateur, un homme de terrain, qui a du bon sens : par exemple quand il estime qu'employer des esclaves noirs sur les plantations (lorsqu'il voyage plus au sud que le Canada - il pousse même à plusieurs reprises jusqu'à la Havane) est une erreur, car les esclaves, à la différence des "engagés" ne voient pas dans la terre qu'ils cultivent une patrie, et, dominés par la seule peur, un jour se révolteront. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les événements de Saint Domingue à la Révolution lui donnèrent raison après coup...
Ce qu'il dit du monde amérindien nord-américain, déjà sur le déclin quand il l'observe, est une grand source de réflexion pour nous sur ce que pouvait être cette culture, une culture qui imprègne le Québec, le Canada anglophone, et le nord des Etats-Unis (puisque Charlevoix ne parle ici que des Illinois et des Iroquois) peut-être plus qu'on ne le pense, ne serait-ce que dialectiquement, ou sur le mode de l'absence, ou sur celui de la présence obscure...
The Mourning Bride
Vous souvenez vous de cette chanson d'ABC "King without a crown" ? Elle vaut bien le "Formidable" de Stromae, en moins prétentieux... Elle a un peu des côtés "King Lear", je trouve (des côtés cromwelliens aussi, le tout début montre le mauvais souvenir laissé par le "Commonwealth" puritain).
- Au fait, le "re-Lear" de Godard ne tient pas du tout la route. Je le regardais récemment, vingt ans après le premier visionnage, et l'ai trouvé bien nul (à la différence de "Je vous salue Marie", qui recèle un génie impérissable), je referme la parenthèse -.
Dans ce morceau d'ABC il y a cette fameuse sentence, si profonde : "Hell hath no fury like a woman scorned", extraite de "The Mourning Bride" (La fiancée en deuil) de William Congreve, un sympathique auteur de comédies victime des censures de son temps. Elle me fait penser à l'épisode de la vie d'Apollonios de Tyane où celui-ci démasque une Empuse (créature des enfers) que l'apprenti philosophe Ménippe s'apprêtait à épouser à Corinthe.
La citation intégrale est plus belle encore "Heav'n has no rage like love to hatred turned, Nor hell a fury like a woman scorned"... Le clip ci-dessous illustre ce que ça donne de nos jours. Le vers est si beau que beaucoup d'Anglais le croient de Shakespeare...
La pièce se passe à Grenade à l'époque des guerres avec le royaume de Valence, une sorte d'Orient onirique pour les Anglais, comme les Lettres persanes. C'est Zara, la reine captive, qui dit cela dans un accès de rage au noble prisonnier Osmyn (Osman) à la toute fin du troisième acte (scène VIII). Grâce à Google on peut la lire en ligne. Il faut penser à remplacer certains "f" pas des "s". Mon état de santé ne me permet que de lire une ou deux pages, mais on sent que cette pièce gagnerait à être traduite et jouée en France.
Si nous étions tous de vrais "européens" cela aurait été fait depuis longtemps.
Vade retro !
L'absurdité française
J'ai déjà dit du bien ici de la méthode des vies parallèles de Plutarque qui oppose généralement un à un des grands hommes grecs et romains (et dont la lecture à bercé trois siècles d'humanisme français, pour parler comme Sloterdijk). Voltaire en fait une application assez spontanée dans ses Lettres philosophiques en mettant en parallèle la vie de Descartes et celle de Newton. Raccourci saisissant qui rappelle combien la France est un pays merdique où les coteries et le conservatisme intellectuel plombent le génie... On dit toujours que la France engendra Descartes, on oublie de rappeler combien elle le persécuta, et avec quelle mesquinerie ! Alors que l'Angleterre vénéra Newton comme il se devait.
Oui, la France est bel et bien capable du meilleur comme tu pire, et dans le pire, elle va très loin - le crime, la bassesse, l'absurdité. Quelle entreprise grandiose n'a-t-elle pas noyée dans l'absurde, le crime ou la dérision ? Elle a tué la Révolution dans le bonapartisme, puis le bonapartisme dans la Restauration, De Gaulle dans le giscardisme etc.
Ce que j'apprécie chez Voltaire, c'est qu'il ne mâche pas ses mots. Par exemple de la Fronde il dit tout net qu'elle fut une insurrection absurde perdue dans de ridicules intrigues de factions. Il ne tentera pas vainement, comme le feront certains universitaires qui veulent se rendre intéressants, de valoriser le phénomène comme un mouvement sociologique de résistance de la noblesse de robe qui aurait pu préparer une monarchie constitutionnelle à l'anglaise, comme je l'ai lu sous la plume de certains historiens contemporains. Le lecteur des mémoires du cardinal de Retz que je suis apprécie. Tout sujet que Voltaire aborde, il le traite avec humour ("ironie" dit-on), clarté, et toujours sur la base de faits vrais, en choisissant à merveille ses exemples. Quand il dit que l'Angleterre et l'Espagne avaient déjà un théâtre quand la France n'avait que des tréteaux il dit vrai. Quand il choisit la pièce "Caton d'Utique" d'Addison pour prouver que la grandeur de Shakespeare a étouffé la dramaturgie anglaise qui lui a succédé, il choisit parfaitement bien son exemple. J'ai déjà indiqué avec quelle pertinence Voltaire nous instruit sur les quakers (la fiche Wikipedia sur le sujet, si indigente, ferait bien de s'en inspirer). Et je trouve d'un apport extraordinairement précieux à la compréhension des phénomènes religieux et de la stupidité des croyances humaines, dans le Dictionnaire philosophique, son récit de la vie du dernier messie du judaïsme, Sabathai-Sévi, né à Alep en 1666, dont là encore la présentation est à la fois autrement plus condensée, riche, drôle et pertinente que la fiche Wikipedia sur le personnage !
Voltaire à propos des Quakers
Je trouve dans Voltaire mille choses prodigieuses que je développerai peut-être un jour - y compris un charmant récit sur l'invention du vaccin par les Circassien qui parle à l'ami des Abkhazes que je suis...
Je me contente pour l'heure de vous communiquer seulement cette lettre philosophique IV que je lis dans un livre mais qu'un astucieux voltairien anonyme a mise en ligne sur son blog ici. Elle parle des quakers, et en parle divinement comme de sortes de surhommes de leur époque, qui, à force de modestie, réformèrent la religion, firent la paix avec les Indiens, et autres réussites prodigieuses (cela rappelle les considérations de Voltaire sur le "bon anabaptiste" dans Candide, auxquelles je pense souvent quand notre époque diabolise certaines sectes musulmanes par exemple, bien que l'anabaptisme ne soit pas vraiment ou forcément au christianisme ce que le fondamentalisme est à l'Islam, mais ce serait à débattre - Wikipedia montre en tout cas que Voltaire considérait à tort ou à raison l'anabaptisme comme le père spirituel des quakers). Le texte ci-dessous ne leur impute pas moins que le mérite d'avoir apporté l' "Age d'Or" sur terre en Pennsylvanie.
Bien sûr il s'achève avec beaucoup de pessimisme, comme il se doit chez Voltaire, ce qui me fait penser à ce passage du Dictionnaire philosophique où l'auteur, après avoir disserté sur le despotisme du Grand Mogol (sacré alibi du colonialisme anglais en Inde, soi dit en passant), observe que la République n'est bonne que pour de petits peuples réfugiés dans les îles ou sur des montagnes, comme des proies échappant à de redoubles carnassers, mais que leurs prédateurs monarchistes finiront toujours par rattrapper (petit clin d'oeil au passage à nos voisins montagnards républicains suisses qui ce weekend tentent par référendum de plafonner les salaires de leurs cadres de grandes entreprises).
Quiconque s'intéresse à l'histoire du socialisme et de la gauche doit s'intéresser aux Quakers.
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Environ ce temps parut l’illustre Guillaume Penn, qui établit la puissance des quakers en Amérique, et qui les aurait rendus respectables en Europe, si les hommes pouvaient respecter la vertu sous des apparences ridicules ; il était fils unique du chevalier Penn, vice-amiral d’Angleterre, et favori du duc d’York, depuis Jacques II.
Guillaume Penn, à l’âge de quinze ans, rencontra un quaker à Oxford, où il faisait ses études ; ce quaker le persuada, et le jeune homme, qui était vif, naturellement éloquent, et qui avait de l’ascendant dans sa physionomie et dans ses manières, gagna bientôt quelques-uns de ses camarades. Il établit insensiblement une société de jeunes quakers qui s’assemblaient chez lui ; de sorte qu’il se trouva chef de la secte à l’âge de seize ans.
De retour chez le vice-amiral son père au sortir du collège, au lieu de se mettre à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, selon l’usage des Anglais, il l’aborda le chapeau sur la tête, et lui dit : Je suis fort aise, l’ami, de te voir en bonne santé. Le vice-amiral crut que son fils était devenu fou : il s’aperçut bientôt qu’il était quaker. Il mit en usage tous les moyens que la prudence humaine peut employer pour l’engager à vivre comme un autre ; le jeune homme ne répondit à son père qu’en l’exhortant à se faire quaker lui-même.
Enfin le père se relâcha à ne lui demander autre chose, sinon qu’il allât voir le roi et le duc d’York le chapeau sous le bras, et qu’il ne les tutoyât point. Guillaume répondit que sa conscience ne le lui permettait pas ; et le père, indigné et au désespoir, le chassa de sa maison. Le jeune Penn remercia Dieu de ce qu’il souffrait déjà pour sa cause, il alla prêcher dans la Cité, il y fit beaucoup de prosélytes.
Les prêches des ministres s’éclaircissaient tous les jours ; et comme Penn était jeune, beau, et bien fait, les femmes de la cour et de la ville accouraient dévotement pour l’entendre. Le patriarche George Fox vint du fond de l’Angleterre le voir à Londres sur sa réputation ; tous deux résolurent de faire des missions dans les pays étrangers. Ils s’embarquèrent pour la Hollande, après avoir laissé des ouvriers en assez bon nombre pour avoir soin de la vigne de Londres. Leurs travaux eurent un heureux succès à Amsterdam ; mais ce qui leur fit le plus d’honneur, et ce qui mit le plus leur humilité en danger, fut la réception que leur fit la princesse palatine Elisabeth, tante de George 1er, roi d’Angleterre, femme illustre par son esprit et par son savoir, et à qui Descartes avait dédié son roman de philosophie (1).
Elle était alors retirée à La Haye, où elle vit les amis, car c’est ainsi qu’on appelait alors les quakers en Hollande ; elle eut plusieurs conférences avec eux ; ils prêchèrent souvent chez elle, et s’ils ne firent pas d’elle une parfaite quakeresse, ils avouèrent au moins qu’elle n’était pas loin du royaume des cieux.
Les amis semèrent aussi en Allemagne, mais ils y recueillirent peu. On ne goûta pas la mode de tutoyer dans un pays où il faut prononcer toujours les termes d’altesse et d’excellence. Penn repassa bientôt en Angleterre, sur la nouvelle de la maladie de son père ; il vint recueillir ses derniers soupirs. Le vice-amiral se réconcilia avec lui, et l’embrassa avec tendresse, quoiqu’il fût d’une différente religion ; mais Guillaume l’exhorta en vain à ne point recevoir le sacrement, et à mourir quaker ; et le vieux bonhomme recommanda inutilement à Guillaume d’avoir des boutons sur ses manches et des ganses à son chapeau.
Guillaume hérita de grands biens, parmi lesquels il se trouvait des dettes de la couronne pour des avances faites par le vice-amiral dans des expéditions maritimes. Rien n’était moins assuré alors que l’argent dû par le roi : Penn fut obligé d’aller tutoyer Charles II et ses ministres plus d’une fois pour son paiement. Le gouvernement lui donna, en 1680, au lieu d’argent, la propriété et la souveraineté d’une province d’Amérique, au sud de Maryland : voilà un quaker devenu souverain. Il partit pour ses nouveaux Etats avec deux vaisseaux chargés de quakers qui le suivirent. On appela dès lors le pays Pensylvanie, du nom de Penn ; il y fonda la ville de Philadelphie, qui est aujourd’hui très florissante. Il commença par faire une ligue avec les Américains ses voisins : c’est le seul traité entre ces peuples et les chrétiens qui n’ait point été juré et qui n’ait point été rompu. Le nouveau souverain fut aussi le législateur de la Pensylvanie : il donna des lois très sages, dont aucune n’a été changée depuis lui. La première est de ne maltraiter personne au sujet de la religion, et de regarder comme frères tous ceux qui croient un Dieu.
A peine eut-il établi son gouvernement, que plusieurs marchands de l’Amérique vinrent peupler cette colonie. Les naturels du pays, au lieu de fuir dans les forêts, s’accoutumèrent insensiblement avec les pacifiques quakers : autant ils détestaient les autres chrétiens conquérants et destructeurs de l’Amérique, autant ils aimaient ces nouveaux venus. En peu de temps ces prétendus sauvages, charmés de leurs nouveaux voisins, vinrent en foule demander à Guillaume Penn de les recevoir au nombre de ses vassaux. C’était un spectacle bien nouveau qu’un souverain que tout le monde tutoyait, et à qui on parlait le chapeau sur la tête, un gouvernement sans prêtres, un peuple sans armes, des citoyens tous égaux, à la magistrature près, et des voisins sans jalousie.
Guillaume Penn pouvait se vanter d’avoir apporté sur la terre l’âge d’or dont on parle tant, et qui n’a vraisemblablement existé qu’en Pensylvanie. Il revint en Angleterre pour les affaires de son nouveau pays, après la mort de Charles II. Le roi Jacques, qui avait aimé son père, eut la même affection pour le fils, et ne le considéra plus comme un sectaire obscur, mais comme un très grand homme. La politique du roi s’accordait en cela avec son goût ; il avait envie de flatter les quakers, en abolissant les lois contre les non-conformistes, afin de pouvoir introduire la religion catholique à la faveur de cette liberté. Toutes les sectes d’Angleterre virent le piège, et ne s’y laissèrent pas prendre ; elles sont toujours réunies contre le catholicisme, leur ennemi commun. Mais Penn ne crut pas devoir renoncer à ses principes pour favoriser des protestants qui le haïssaient contre un roi qui l’aimait. Il avait établi la liberté de conscience en Amérique, il n’avait pas envie de paraître vouloir la détruire en Europe ; il demeura donc fidèle à Jacques II, au point qu’il fut généralement accusé d’être jésuite. Cette calomnie l’affligea sensiblement ; il fut obligé de s’en justifier par des écrits publics. Cependant le malheureux Jacques II, qui, comme presque tous les Stuarts, était un composé de grandeur et de faiblesse, et qui, comme eux, en fit trop et trop peu, perdit son royaume, sans qu’il y eût une épée de tirée (1), et sans qu’on pût dire comment la chose arriva.
Toutes les sectes anglaises reçurent de Guillaume III et de son parlement cette même liberté qu’elles n’avaient pas voulu tenir des mains de Jacques. Ce fut alors que les quakers commencèrent à jouir, par la force des lois, de tous les privilèges dont ils sont en possession aujourd’hui. Penn, après avoir vu enfin sa secte établie sans contradiction dans le pays de sa naissance, retourna en Pensylvanie. Les siens et les Américains le reçurent avec des larmes de joie, comme un père qui revenait voir ses enfants. Toutes ses lois avaient été religieusement observées pendant son absence, ce qui n’était arrivé à aucun législateur avant lui. Il resta quelques années à Philadelphie ; il en partit enfin malgré lui pour aller solliciter à Londres de nouveaux avantages en faveur du commerce des Pensylvains : il ne les revit plus ; il mourut à Londres en 1718. Ce fut sous le règne de Charles II qu’ils obtinrent le noble privilège de ne jamais jurer, et d’être crus en justice sur leur parole. Le chancelier, homme d’esprit, leur parla ainsi : « Mes amis, Jupiter ordonna un jour que toutes les bêtes de somme vinssent se faire ferrer. Les ânes représentèrent que leur loi ne le permettait pas. Eh bien ! dit Jupiter, on ne vous ferrera point ; mais, au premier faux pas que vous ferez, vous aurez cent coups d’étrivières. »
Je ne puis deviner quel sera le sort de la religion des quakers en Amérique, mais je vois qu’elle dépérit tous les jours à Londres. Par tout pays, la religion dominante, quand elle ne persécute point, englouti à la longue toutes les autres. Les quakers ne peuvent être membres du parlement, ni posséder aucun office, parce qu’il faudrait prêter serment, et qu’ils ne veulent point jurer. Ils sont réduits à la nécessité de gagner de l’argent par le commerce ; leurs enfants, enrichis par l’industrie de leurs pères, veulent jouir, avoir des honneurs, des boutons, et des manchettes ; ils sont honteux d’être appelé quakers, et se font protestants pour être à la mode (2)
Lisons Voltaire
Je lis Pierre Rabhi, une star de l'écologie actuelle. C'est bien écrit, mais cela manque de culture et d'intelligence. Cela enfile des évidences et de jolies incantations. La religiosité de notre époque y trouve son compte mais pas l'esprit. Je préfère me plonger dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire : "La nature est la même partout, et les usages partout différents" (p. 260). Tout n'y est pas vrai, mais mêmes ses erreurs nous instruisent.
La veille de la révolution vue par Chateaubriand
Passage court mais intéressant (Mémoires d'outre-tombe , livre IV, ch 13). Notez la remarque sur le fait que plus personne de voulait être français à la fin du règne de Louis XVI.
Maximes de Goethe
Goethe est un auteur qui a été très unanimement admiré par des gens aussi divers que Napoléon et Nietzsche. Son recueil de maximes publié chez Rivages en 2001 est rempli d'opinions de bon sens ou d'avis qui sans être absolument vrais,ont quand même quelque chose de pertinent. Par certains côtés il me rappelle Julien Benda, en moins aigre.
"A bien y regarder, toute philosophie n'est que le sens commun dans une langue amphigourique"
"Les Allemands, et ils ne sont pas les seuls, ont le talent de rendre les sciences inabordables"
"Les mathématiques ne sont pas à même d'évacuer les préjugés, elles ne peuvent tempérer l'obstination, atténuer l'esprit partisan, elles n'ont aucun effet."
"Nos adversaires croient nous contrer en répétant leur opinion sans faire cas de la nôtre".
"Classique ce qui est sain, romantique ce qui est malade".
"Il n'y a pas d'art patriotique, pas plus qu'il n''y a de science patriotique."
"Dans le domaine de l'idéal tout dépend de l'élan, dans le domaine du réel tout dépend de la persévérance"
"Que personne ne pense qu'il est attendu comme le Sauveur"
"On n'apprend pas à connaître les gens quand ils viennent vers nous ; il faut aller vers eux pour comprendre ce qu'ils sont"
"Personne n'est plus esclave que celui qui se croit libre sans l'être"
"Tout comme il y avait autrefois à Rome, outre les Romains, tout un peuple de statues, de la même façon il existe en dehors de ce monde réel un monde de folie qui est presque plus puissant et c'est là que vit la grande majorité des gens"
"Il y a plus à faire quand on est vieux que quand on est jeune"
Théroigne de Méricourt, Claire Lacombe, 1789, et les folies du XVIIIe siècle
Le 12 février dernier sur la chaîne "Public Sénat" M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois, universitaire normalien et amoureux de Péguy, donnait la parole au psychanalyste Daniel Sibony sur le mariage homosexuel au nom de sa sympathie pour cette "science" et du refus de voir les pouvoirs publics disqualifier une "science" plutôt qu'une autre. M. Sibony critiquait la disparition des mots qui reliaient le mariage à la différence sexuelle et s'inquiétait du refus de l'autre sexe comme principe structurant de l'homoparentalité. Jean-Pierre Winter interpelait sur le risque de "mensonge d'Etat" qui passe sous silence la filiation naturelle. Dans l'ensemble les psychanalystes invités au Sénat insistaient sur le côté un peu "stalinien" du projet de loi qui veut changer les mots à défaut de pouvoir changer le réel. Sauf Mme Roudinesco qui à l'assemblée nationale comme au Sénat soutenait le "mariage pour tous".
Je me demande s'il est bien légitime d'offrir pareille tribune à la psychanalyse, mais cela semble courant dans les deux assemblées sur les sujets de sociétés, et la présence de parlementaires normaliens sert sans doute à cela.
En parlaint d'Elisabeth Roudinesco, je lisais hier son "Théroigne de Méricourt" (1989), principalement pour combler mes lacunes sur le premier féminisme de 1789.
D'un côté son travail est trop unilatéral à mon goût, trop favorable à l' "héroïne" du livre, là où il eût mieux valu examiner à fond les points de vue de ses adversaires, mais que voulez vous la recherche française est ainsi faite depuis 30 ans, surtout chez les quasi patrons de PME médiatique comme Mme Roudinesco qui se doivent de briller auprès de leurs pairs plutôt que d'examiner sous tous leurs angles les faits dont ils prétendent rendre compte (l'absence de la culture des faits est pour beaucoup entre autres dans nos emballements pour ou contre les guerres, encore aujourd'hui, mais je ne m'étends pas, ce point ayant été déjà longuement développé sur ce blog).
Néanmoins dans ce livre on découvre des choses intéressantes. La menace du césarisme présente dès les premières phases de la révolution (La Fayette, Dumouriez). La sagesse de l'empereur d'Autriche Léopold à l'époque de la révolution française qui avait fait abolir la peine de mort en Belgique, sauf dans les cours martiales, preuve que les gouvernements de droit divin inspirés par les philosophes pouvaient donc sur certains points aller bien plus loin dans le libéralisme que les démocraties (la France n'abolit la peine capitale qu'en 1981). Son fonctionnaire Le Blanc fut bien mal récompensé de sa probité Théroigne de Méricourt qu'il sortit de la geôle où les aristocrates français l'avaient fait jeter dans le Tyrol. La présence dans la révolution française du côté des "patriotes" de gens complètement paumés et folkloriques un peu partout - comédiens ratés, aristocrates déchus etc - dont la belge Théroigne de Méricourt, avec sa démence latente que la Terreur montagnarde ne fera qu'exacerber, est un exemple frappant. Le sexisme évidemment qui finit par reléguer les femmes au rang de furies terroristes à défaut de leur accorder des droits politiques (voir le cas de Claire Lacombe, il faudrait que je relise ce qu'Horkheimer écrivait sur elle), mais le FLN ne fit-il pas, mutatis mutandis, la même chose avec les combattantes algériennes dans les années 60 après avoir exploité leur ardeur belliqueuse ? (je dis bien mutatis mutandis car aujourd'hui l'assemblée nationale populaire algérienne accueille heureusement de nombreuses femmes).
Le récit de Roudinesco me fait relativiser le révisionnisme de Châteaubriand et Bernanos qui décrivent la noblesse française comme très ouverte au changement. Révisionnisme honnête dans le cas de ces deux personnages, surtout le premier, qui ont été sincèrement désireux de redorer le blason de la révolution dans leur milieu familial qui la détestait, et révisionnisme auquel j'ai failli croire en me fondant sur des cas isolés comme les grands parents de Georges Sand, mais, quand on voit les abjections dont les royalistes parisiens et les émigrés furent capables à l'encontre d'Anne-Josèphe Théroigne, on comprend que l'esprit de la noblesse, malgré le "potlatch" de la nuit du 4 août, n'était pas ce qu'il y avait de plus vertueux et de plus fiable pour construire une nouvelle France. En parlant de "potlatch" (car cette nuit du 4 août reste quand même un cas de délire collectif particulièrement mystérieux), voilà qui nous renvoie aussi à ce que j'ai dit plus haut des personnages "folkloriques", et qui fait penser à cette année 1789 où le vin coulait à flot qu'évoque Bernanos (et qu'il oppose à la grisaille du XIXe siècle). Il y avait dans le XVIIIe siècle français et européen, du côté des nobles (conservateurs ou progressistes) comme de la bourgeosie, beaucoup de spontanéité irrationnelle des sentiments (ce qu'on retrouve aussi dans les mémoires de Casanova) et de folie qui nous rendent cette époque très exotique, et expliquent aussi une bonne part de ses audaces politiques, scientifiques et philosophiques, dont la nôtre, malgré ses crédos "constructivistes" (façon gender theory), technicistes (façon transhumanisme), et ses provocations à deux balles (façon Femen) est au fond bien incapable...
Adolescenteries
Affligeant Pierre Carles dans son "Fin de concession", éternel ado qui se regarde le nombril, tombant sous le charme d'Elise Lucet, Michèle Cotta, Cavada même, toutes ces stars qui au fond le fascinent. Ado quadra déjà passéistte : "ah le temps où l'on distribuait PLPL avec Halimi, Bourdieu, Discepolo !"; revanchard : "je vais me venger de linterview que celui-là m'a refusée il y a 15 ans". Toute l'inconsistance du gauchisme. Aujourd'hui il séduit encore les jeunes barbus de 25 ans qui croient que c'est ça "le vrai courage", la "véritable indépendance". Qu'il continue encore comme ça pendant 20 ans et il ne sera plus qu'un vieux clodo qui n'aura même plus la jeunesse derrière lui. Un Choron en moins drôle, un Choron triste.
Je ne sais pas pourquoi je pense à Rousseau ce soir (peut-être à cause de la problématique de la dictature des émotions que j'évoquais il y a peu). On fête le tricentenaire de sa naissance. Rousseau, grand penseur comme Voltaire, car grand lecteur comme lui, homme de culture, qui connaissait sa Rome antique comme sa poche, et, en même temps, en tirait des problématiques radicalement nouvelles. Chevènement sur son blog dit de belles choses sur le Rousseau maître de la morale et précurseur de Kant. Il a peut-être raison. Il n'est pas douteux en tout cas que Kant se réclamait de lui. Des trois grands - Voltaire, Diderot, Rousseau - c'est Diderot que je préfère sur le plan de la personnalité, et donc sur divers plans de l'oeuvre aussi car l'homme se prolonge dans son style, dans son regard. Mais il faut reconnaître à Rousseau un sens de l'intransigeance qui, dans un sens, rend son programme politique inapplicable mais fait toute sa valeur sur le plan éthique.
Bon, évidemment, on peut lui reprocher de n'avoir point vécu selon ses théories. Par exemple, chantre de la cause de l'enfance, il a abandonné sa progéniture. Une des raisons pour lesquelles j'ai moins d'indulgence pour le personnage que pour son oeuvre. Peut-être un syndrôme d'adolescence prolongée comme chez Pierre Carles. "Qui n'a pas l'esprit de son âge / De son âge a tout le malheur " disait Schopenhauer citant Voltaire. J'ai mis cette citation en exergue d'un de mes livres. Je vous laisse trouver lequel. Il faut savoir vieillir à temps.
Henriette
Dans les Mémoires de Casanova, une femme occupe une place importante : la française qu'il surnomme "Henriette", qui a 31 ans lorsqu'il la rencontre. C'est une femme en fuite en Italie qui vit seule (partiellement accompagnée d'unmilitaie hongrois mais pendant quelques semaines seulement) déguisée en officier, au péril de sa vie, pour échapper à son beau père qui veut la mettre au couvent.
Casanova lui prête des répliques très belles dans les dialogues qu'il relate. Et voici en quels termes il décrit son intelligence :
Au début du XXe siècle l'érudit Charles Samaran (dans Jacques Casanova Vénitien, Calmann-Lévy, 1914) a avancé une hypothèse pour l'identité d'Henriette, confirmée cinquante ans plus tard par J. Rives Childs (Casanova, Pauvert, 1962). Il s'agirait de Jeanne-Marie d'Albert de Saint Hippolyte (1718-1795), nièce du seigneur de Luynes, dont le château de trouve à quelques kilomètres d'Aix-en-Provence et qui quitta son mari trois ans après l'année de leur mariage (1744).Casanova n'a jamais livré son identité dans ses Mémoires, mais tout le monde souscrit aujourd'hui à la thèse de Samaran.
Je m'étonne que les gender studies qui aiment à chercher de héroïnes de la cause féministe dans l'histoire ancienne n'aient jamais mis en valeur Mme d'Albert de Saint Hyppolyte (comme je me suis indigné il y a peu de la place trop modeste de la reine Marguerite de Navarre dans le panthéon contemporain). Peut-être est-on retenu par le fait que cette dame n'est connue que par le témoignage de son amant et n'a pas laissé d'écrits, ou parce qu'elle ne chercha pas à se valoriser en accomplissant des prouesses à connotations masculines (j'ai déjà souligné à propos des goûts vestimentaire d'Alexandra Kollontaï la tendance des auteur féministes à négliger les aspects trop "codés féminins" de leur propre histoire des femmes).
Pourtant le brio de cette "Henriette" (y compris son brio intellectuel) tel qu'il transparaît dans le récit de ses faits et gestes du côté de Césène la place très au dessus de n'importe quel ministre (homme ou femme) de notre gouvernement et de celui qui l'a précédé (pour ne relever que cet exemple) et c'est une grande injustice qu'elle ne bénéficie même pas d'une fiche sur Wikipédia, alors que Rachida Dati et Sarah Palin en ont une très fournie. J'espère au moins que du côté d'Aix-en-Provence (une fort jolie ville où j'ai adoré m'égarer en 1996), où elle avait grandi, quelqu'un a songé à lui dédier au moins le nom d'une rue...
Les Mémoires de Casanova
Mes bons amis, je me suis lancé dans la lecture des Mémoires de Casanova aujourd'hui. Je ne sais pas trop pourquoi. La cause occasionnelle fut un article de Books. La cause profonde peut-être un besoin de retrouver une époque de haute culture éloignée de la nôtre, ou le besoin de me mettre quelque chose de l'Italie dans l'oeil après mon voyage en Sicile, quelque chose de plus élevé que la Sicile.
Je ne suis pas déçu. Je trouve dans les morceaux choisis (car je n'ai pas le temps de lire la version intégrale) les traces d'un temps où les gens étaient capables tout à la fois de plus d'émotions et de plus d'intelligence que de nos jours. L'émotion me surprend. Quand je lis le chapitre sur Mme Foscarini (Mme F) à Corfou je découvre un homme qui somatise beaucoup son amour (la fièvre le gagne aisément, il fait des malaises, garde la chambre pendant des jours, vomit), fétichise à outrance - jusqu'à faire faire par un commerçant juif des dragées aux cheveux de la femme qu'il aime et qu'il absorbe en se disant qu'ainsi il mange des morceaux d'elle... tout cela pour une jeune femme de 17 ans, qui ferait cela aujourd'hui ?). Ces émotions ne sont pas seulement celles d'un homme, mais celles d'une société. Quand il lit des vers de l'Arioste chez Voltaire, de chaudes larmes viennent à ses yeux, et toute l'assistance pleure avec lui.
De l'intelligence aussi, justement chez Voltaire, cet homme qu'avec Nietzsche (à 19 ans) j'ai appris à aimer - auparavant je lui préférais Diderot - et dont le Candide il y a peu (oeuvre pourtant mineure chez lui) m'a émerveillé. Là tout un chacun doit non seulement maîtriser son Horace et son Tite-Live, mais être capable d'apprendre en une nuit des dizaines de vers (ce qu'un Voltaire qui a plus de soixante ans alors peut faire sans problème, et il le prouve). La mémoire y est beaucoup plus sollicitée que de nos jours, la curiosité aussi. On s'enquiert de tout, on demande à son hôte ce qu'il pense d'un poête, mais aussi de son préfacier, et ce que tel autre écrivain pense d'un auteur tiers. On est à l'affût de tout. Cela me frappe encore plus que le petit jeu des bons mots et des piques dont le film Ridicule s'est fait le reflet en son temps. J'aime quand un grand esprit narre ses entrevues avec un de ses pairs, je suis friand de ces témoignages là, et le récit des dialogues entre Casanova et Voltaire ne déçoit nullement de ce point de vue. Mais quel contraste avec notre époque. Je me souviendrai toujours d'une soirée avec RD (publiciste connu) en 2000 où l'on commença pas se demander si l'on disait "aréopage" ou "aéropage" et se passa à ne parler que des "unes" des journaux et des petits soucis d'Anne Sinclair. Toute la décadence de notre époque se trouve dans le contraste entre ce salon-là et celui de Voltaire.
Il y a un moment très intéressant pour moi où Casanova reproche (en citant Horace) à Voltaire de ne pas écrire "contentus paucis lectoribus" (satisfait avec quelques lecteurs). Voltaire lui répond qu'il veut éradiquer la superstition pour libérer les peuples de la tyrannie ce qui suppose d'écrire pour le grand nombre. Casanova réplique alors que le peuple a besoin de superstition, que la monarchie (ou l'aristocratie vénitienne, bien qu'elle l'eût jeté en prison un peu plus tôt) a du bon. Le propos est juste en ceci qu'il montre que l'auteur qui a des ambitions politiques doit nécessairement séduire les masses. Mais dans ce débat là, je penche désormais pour Casanova, alors que j'eusse soutenu Voltaire douze ans plus tôt.
Autre petit plaisir que me provoque cette lecture : j'y découvre que Mme Foscarini donne à son soupirant pour le soigner de ses nausées de l'eau des Carmes qui lui fait un effet très bénéfique. Cette eau des Carmes (que ma mère curieusement nommait toujours eau "de" Carmes fut la panacée de mon enfance). J'étais loin de penser que je l'avais en commun avec l'aventurier vénitien...
A la lecture du livre, et au vu de l'immense culture et intelligence de l'auteur, on peut se demander pourquoi il n'écrivit pas plus. Mais il dit lui même avoir préféré voyager en prenant des notes. C'était une époque où l'on voyageait beaucoup (comme les écrivains arabes du XIe siècle), et trouvait une raison de vivre dans cette découverte d'autrui que permettaient les déplacements. Les incidents étranges dans les chambres d'auberges, et les dîners aux tables des magistrats et des barons étaient autant d'occasions non seulement de découvrir le monde, mais de s'engager dans des jeux d'amour ou d'intellect (parfois des deux) avec ses contemporains, des jeux qui en valaient la chandelle. Il est bien évident que tel n'est plus le cas aujourd'hui où le voyage ne nous met plus en contact qu'avec la vacuité et la misère de notre époque. Il ne faut point le regretter, juste en tirer les conclusions qui s'imposent : on voyage plus en lisant les aventures d'un promeneur du XVIIIe siècle qu'en prenant un avion. Et il ne faut pas avoir peur d'aller vers ces époques lointaines. Les livres de notre siècle sont d'une telle pauvreté ! Aucun des dix derniers que j'aie lus n'égale en intelligence le dixième d'un chapitre de Casanova.
Un mot de Voltaire
"Qui n'a pas l'esprit de son âge
De son âge a tout le malheur"
(Voltaire cité par Schopenhauer)