Nils Andersson "Mémoire éclatée"
19 Décembre 2016 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Colonialisme-impérialisme, #Lectures, #La gauche, #1950-75 : Auteurs et personnalités
Souvenirs des rebellions
Nils Andersson est une autorité morale de la gauche française et suisse, proche de la mouvance du Monde Diplomatique, connu notamment pour avoir publié en 1958 dans la maison d’éditions qu’il dirigeait à l’époque « La Question » d’Henri Alleg.
L’ouvrage dans un style élégant et paisible promène le lecteur dans la Lausanne de l’enfance de l’auteur, dans la caserne de son service militaire en Suède (car il est né suédois et le restera toute sa vie)
Il commence par des témoignages intéressants sur la répression anti-communiste pendant la guerre froide. Il expose la manière dont l’auteur lui-même fut classé à gauche par la police helvétique à un moment où il n’était pas encore engagé, il évoque l’appel au lynchage d’un historien de l’art communiste après l’invasion soviétique en Hongrie, la chasse aux sorcières contre les participants suisses au VIe festival de la jeunesse suisse en 1957. La persécution que subit l’auteur dans le cadre de son soutien aux militants du FLN algérien et à leurs alliés français s’inscrit dans le prolongement logique de cette intolérance de la société bien-pensante qui était comme une chape de plomb sur la jeunesse de l’époque.
Sur la période de la guerre d’Algérie Nils Andersson apporte des éclairages concrets sur l’organisation de la résistance au colonialisme au quotidien, sur le positionnement de « porteurs de valises » comme Jeanson qu’il a bien connu à l’égard du PCF (qui avait voté les pouvoirs spéciaux au gouvernement en 1956), l’action illégale de la police française en Suisse. Il rend justice au courage du peuple algérienne, à celui de la population musulmane qui, malgré la répression sauvage du 11 décembre 1960, tint en échec les manœuvres de de Gaulle pour isoler le FLN, au souvenir de Charonne. Intransigeant à l’encontre du colonialisme, il est malgré tout lucide sur les dérives du nationalisme algérien, dénonce l’abandon des idéaux du Congrès de Soummam (1956) qui intégrait les pieds-noirs à ce sujet, interroge le rôle de l’assassinat de Larbi Benmhidi dans le recul de cette ouverture qu’il avait incarnée. Cet effort de nuance est méritoire. Mais cependant peut-être un peu superficiel… Ecrire « la politique du lobby colonial et le racisme, ce sentiment banal qui fait de l’autre un bougnoule, sont responsables de cet exode [celui des pieds noirs] et non une volonté des Algériens de les chasser », c’est une façon pour le moins rapide de glisser sous le tapis les centaines d’Européens (une paille à côté des au moins 400 000 morts « musulmans » il est vrai, mais tous les morts ont droit à leur part de justice) enlevés, torturés et assassinés au lendemain de l’indépendance algérienne, dans le silence assourdissant des nouvelles autorités du pays comme du gouvernement gaulliste… et dans le silence des mémoires de Nils Andersson qui n’en dit mot et préfère se concentrer sur le fait que deux mille Français sont quand même restés en Algérie.
Le livre de Nils Andersson aborde aussi des aspects moins connus (en France) de l’histoire des idées, comme la création dans les années 60 de médias tiersmondistes ou l’élaboration qui lui est confiée (à travers sa maison d’éditions La Cité) de documents comme le Mémoradum aux chefs d’Etats africains sur la répression par la France du parti Sawaba au Niger, ses liens avec le MPLA angolais, avec le FRELIMO mozambicain, avec l’Union du Peuple du Cameroun , les lumumbistes congolais, le Parti démocratique du Kurdistan.
Après la rupture sino-soviétique du début des années 1960, Andersson a pris le parti de Mao dont il publie les textes. Ses contacts avec les mouvements du Tiers monde à travers la revue African Revolution et avec la Chine lui valent un harcèlement policier, puis une expulsion du territoire helvétique en 1966, ce qui fera de lui pendant cinq ans un résident de l’Albanie d’Enver Hoxha, chroniqueur de Radio Tirana et fournit à l’auteur l’occasion d’évoquer des anecdotes instructives sur ce petit « village gaulois » balkanique : qui peut supposer aujourd’hui qu’avec l’arrivée des chars soviétiques à Prague l’Albanie ait pu redouter une invasion de tous les Balkans occidentaux au point d’être prête à unir ses forces militaires à celles de Tito pour faire barrage aux Russes ? L’occasion aussi d’un plaidoyer très inactuel et intempestif pour un lecteur des années 2010 en faveur du régime hoxhiste. Plaidoyer par endroits convaincant bien que nuancé, convaincant parce que nuancé, par exemple quand il montre comment le parti communiste lorsque survient le tremblement de la région de Shköder, après avoir refusé l’aide étrangère, mobilise la population pour reconstruire les maisons des sans-abris et relève le défi en deux mois juste avant l’hiver, alors qu’en Italie voisine durant des années des sinistrés ont vécu sous des tentes. L’Albanie hoxhiste n’était pas la Corée du Nord (sans doute aussi pour des raisons culturelles antérieures au communisme) et les temps de pause dans les usines ne sont pas minutés. Les loyers sont maintenus bas parce que c’est un engagement à l’égard de la population, comme le blocage du prix du pain, même si à cause de cela l’Etat manque de ressources pour rénover les immeubles. Le lecteur lira avec intérêt l’analyse de Nils Andersson sur des questions cruciales pour le destin du peuple albanais comme le culte de la personnalité de son leader, ou les choix économiques occasionnés par l’obsession de l’isolement.
Comme tous les mémoires, ce livre est l’occasion de remettre les pendules à l’heure. Andersson y dénonce par exemple un mensonge d’Ismaïl Kadare à son encontre lorsque l’écrivain a obtenu l’asile politique en 1989. Il aurait pu pousser la mise au point jusqu’à condamner les outrances anti-yougoslaves de cet auteur dans son « Il a fallu ce deuil pour se retrouver » publié en janvier 2000 chez Fayard juste après le bombardement de la Serbie. Pourquoi alors qu’il cite sa contribution à « L’Europe et la prévention des risques et des conflits » dirigé par Robert Bussière en 2000, et « l’Appel pour une paix juste et durable dans les Balkans » lancé par Catherine Samary, ou des initiatives contre la guerre d’Irak dans les années 2000, Nils Andersson passe-t-il sous silence l’ouvrage « Atlas alternatif » que j’ai dirigé en 2006 (éditions le Temps des Cerises) pour lequel il avait fourni deux articles ? Il y aurait peut-être aussi là l’occasion d’une autre mise au point, sur les débats au sein des milieux anti-impérialistes depuis quinze ans, et l’existence du clivage Appel pour une paix juste/Appel de Bruxelles. Mais ce sera peut-être pour un autre livre.
En tout cas l’ouvrage de Nils Andersson mérite d’être lu. C’est une page de l’histoire de l’anti-colonialisme francophone qui y est écrite. Un legs utile pour les esprits rebelles des générations à venir.
Frédéric Delorca
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