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Le blog de Frédéric Delorca

On est très bête quand on a 20 ans

2 Mai 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Souvenirs d'enfance et de jeunesse

J'écrivais ceci dans mon journal le vendredi 8 mars 1991 :

"Phénoménologie. Voilà bien le mot qui manquait à ma pensée. Trop longtemps il s'est tenu dans le vague, enfoui sous des concepts plus pressants. Quiconque m'aurait demandé "Qu'entendez-vous par phénoménologie ?" aurait obtenu cette réponse terne : "un mouvement philosophique, mieux une démarche inauguré par Husserl pour revenir aux chose mêmes ; poursuivi par Merleau-Ponty, Heidegger et les penseurs contemporains." Puis j'aurais détaillé les questions de la rupture avec la métaphysique, fin de la substance, conscience intentionnelle.

Tout cela était exact, mais ne représentait rien de très profond dans ma vie, c'est-à-dire dans ma pensée la plus intime. Je crois que l'on peut passer vingt ans à maîtriser (au sens technique du mot) une notion et l'utiliser dans ses raisonnements en oubliant une de ses dimensions, la plus importante, dont l'absence fera que vous omettez d'user de la notion au moment où cela s'impose, même quand vous ne faites aucun contresens ni contre-emploi sur elle. Bref vous connaîtrez un coût d'opportunité, et il n'y a rien de pire que lorqu'on le découvre a posteriori.

Je croyais que dans le mot "phénoménologie" ce qui importait c'était le phénomène (un texte de Heidegger sur ce thème m'a beaucoup marqué à 18 ans). En vérité ce qui compte davantage dans cela, c'est l'idée de champ ou de domaine, que Husserl chérissait. Bourdieu en répétant ce mot sans cesse a éveillé mon esprit.

Haar, cet après-midi, en déclarant qu'il fallait faire une phénoménologie du souci, de la nostalgie etc acheva cette a-lethe-ia (sortie du lethe et de la léthargie).

La nostalgie, le souci sont des champs. Je m'étonnais de voir mes professeurs de métaphysique (Haar, Delamarre) analyser ces états d'âme passagers comme l'impatience, la découverte, l'événement, en ne se référant qu'en second lieu aux philosophes, revenant toujours à l'expérience vécue (l'émotion etc) avec une minutie extrême. Cette philosophie du quotidien me surprenait. Cela manquait de brio, d'envolées esthétiques, de mises en perspective.

Quelle différence avec ces rationalistes qui comme Malebranche n'écrivent que pour démontrer l'existence de Dieu ou l'immortalité de l'âme.

Je voyais mal, très mal. La rupture avec la métaphysique n'était pour moi qu'un refus de chercher des causes, de fonder des hypothèses au delà de l'expérience. Conception uniquement négative de la chose. Je n'apercevais pas le contenu positif de la démarche : une forme d'honnêteté intllectuelle. Faire de la phénoménologie, "aux choses mêmes", c'est refuser le préjugé, prendre la plume non pas dans l'intention de démontrer quoi que ce soit (pas plus la réalité de Dieu que du diable). C'est étudier un champ et extorquer tout ce qu'il peut nous dire (tout ce qu'on peut en dire) par rapport à l'expérience du monde.

La pensée contemporaine est phénoménologique. Ce siècle ne peut être que cela. C'est là un progrès immense, riche pour notre existence, même pour nos artistes s'ils savent s'en inspirer.

Les glissements progressifs du style de ce journal, de sa philosophie me menaient de plus en plus aux choses mêmes, hors du préjugé, mais sans savoir que la phénoménologie pouvait me cautionner, sans savoir que j'allais dans son sens."


En relisant ces lignes c'est comme si je rencontrais au bord de la route le petit gars que j'étais (qui pesait 20 kg de moins que moi et avait moins de cheveux grisonnants). Je revois son univers sorbonnesque que j'ai filmé 5 ans plus tard (cf la vidéo ci dessous). Je redécouvre combien mon cerveau à l'époque n'était qu'une tablette de cire sur laquelle venaient s'imprimer aussi bien les cours de Haar et Delamarre (à Paris IV) que de Bourdieu (au Collège de France). Je faisais quand même un effort pour mettre tout cela en cohérence (et avec quelle conviction ! y engageant même mes sentiments les plus intimes).

Au moins cela me donnait un peu plus à penser que Sciences Po où j'étudiais au même moment (la culture IEP transparaît dans l'expression "coût d'opportunité"). Notez que ce repli sur l'analyse philosophique du "quotidien" allait aussi avec le contexte de démobilisation politique du moment (7 ans plus tôt, mon journal, à ses débuts, au coeur de mon adolescence, était au contraire tourné vers le commentaire de l'actualité, et pris dans le mouvement de l'Histoire). Sur le fond, j'ai depuis lors largement renié la phénoménologie, un peu en vertu de ce que Piaget en dit dans Sagesse et illusion de la philosophie : que tout ce qu'on peut connaître à partir des représentations internes du moi est d'un intérêt bien limité. Il le dit contre Sartre (et notez que Piaget lui-même parfois ne  va pas assez loin dans l'objectivation, notamment quand il se raccroche à des notions kantiennes comme le "schème" - son débat face à Chomsky l'a montré). Evidemment dans la très spiritualiste Sorbonne je ne pouvais être conscient de cela (mais je ne critique pas la vieille Sorbonne : son pendant spinozo-marxiste, la nouvelle Sorbonne était tout aussi ennuyeuse, sinon plus). On remarquera aussi qu'à l'époque je raccrochais sans problème la phénoménologie à Bourdieu (au prix d'un contresens sur l'usage du "champ" en sociologie). C'était lié au côté fourre-tout de ce dernier. Lui-même faisait l'apologie d'une "sociologie phénoménologique" tout en estimant qu'il fallait aussi voir au delà, concilier le subjectif et l'objectif, ne pas trop s'arrêter au problèmes épistémologiques que cela posait, bref c'est un air que vous connaissez.

La vidéo ci dessous que j'ai filmée en 1996 nous livre une Sorbonne qui ressemblait indubitablement à celle où je préparais ma licence 5 ans plus tôt, et pourtant à mes yeux elle n'avait déjà plus rien à voir. Je vous livre malgré tout ses images. Il y manque seulement la musique (j'avais toujours des écouteurs de walkman dans les oreilles quand je m'y rendais, j'y écoutais des émissions de radio, ou des morceaux de tubes du moment ou plus anciens). Notez la montre à quartz. Elle est de 1996 mais j'en portais sans doute une semblable en 1991. J'ai découvert dans mon journal de bord de 91 que je mettais un point de distinction à avoir une montre à affichage digital là où mes condisciples de l'IEP avaient des montres à aiguilles. Cela faisait partie de mon côté anachronique, et semi-prolo-pas branché du tout (comme les pantalons bien repassés, et les chemises à col strict).

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L'anti-impérialisme est-il encore une cause de gauche ?

2 Mai 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Colonialisme-impérialisme

Au milieu du 20 ème siècle, la cause de l'émancipation du Tiers-Monde et de la lutte contre les lobbys militaristes était une cause marquée à gauche, même si toute une partie de la gauche officielle était très loin d'y souscrire pleinement (voir par exemple le rôle de la SFIO dans la répression du FLN en Algérie).

Le thème de "l'ingérence humanitaire" il y a 20 ans a commencé à "faire bouger les lignes", quand quelqu'un comme Alain Touraine (socialiste bon teint, solidaire des mouvements de gauche en Amérique latine) appelait à une intervention militaire en Roumanie pour favoriser le renversement de Ceaucescu. La guerre de Yougoslavie fut le théatre d'un ralliement massif de la gauche (y compris du PCF, même s'il y mit des nuances et des réserves) à l'idée d'une intervention militaire de l'OTAN contre les Serbes. A l'opposé, de vieux conservateurs gaullistes en France, reaganiens aux Etats-Unis, voire des réactionnaires tendance FN, exprimaient leur opposition à l'aventurisme militaire dans les Balkans et à ses prolongements à l'encontre de la Russie.

L'extrémisme des néo-conservateurs étatsuniens à partir de 2001 a redynamisé l'anti-impérialisme de la gauche (à l'intérieur du mouvement altermondialiste), mais aussi favorisé diverses nouvelles formes d'anti-impérialisme, "ni de droite ni de gauche", aussi bien dans la mouvance d'un Alain de Benoist, que dans des réseaux communautaires d'inspiration musulmane (le Parti anti-sioniste, proche de l'Iran, dont Dieudonné semble avoir rejoint la ligne, me paraît illustrer cette nouvelle tendance).

Une autre nouveauté me semble être cette année l'adhésion de membres (et même d'élus) de partis modérés, du centre-droit et du centre-gauche, à des thèses ouvertement anti-impérialistes qui, naguère, révulsaient profondément leur famille politique.

A propos de Cuba un ami me racontait ceci ce matin :

"Patrick Tréminge (ex membre du PCF aujourd'hui UMP) ex-député RPR du 13 ème est conseiller municipal de Paris et Conseiller régional Ile de France. Sa proposition d'aider matériellement Cuba et Haïti suite au cyclone a été votée au Conseil de Paris. En revanche la proposition que le Conseil régional d'Ile de France débloque une somme pour Cuba été rejetée en sous-commission par les élus PS et PCF au prétexte (faux si l'on compare) que cela n'avait jamais été fait par le Conseil régional. Elle n'a donc jamais pu même être soumise au vote. (...) Le Parti communiste cubain a décidé qu'il pourrait désormais entretenir des rapports avec tout parti français qui le souhaiterait, et il n'est pas impossible que le PC cubain établisse des contacts parti/parti avec l'UMP puisque en France, selon les Cubains, la "gauche" n'est pas plus à "gauche" que la "droite" (surtout vu que les articles de l'Huma sur Cuba sont signés Janette Habel qui est une militante LCR / NPA, très anti castriste)."

Cette nouvelle attitude du PC cubain montre que pour La Havane l'anti-impérialisme français n'est plus exclusivement dans le camp des partis de gauche. Je le constate aussi moi-même quand je vois que mon livre sur la Transnistrie est cité par Radio France internatonale, et boycotté par l'Humanité Dimanche.

Mais la question de Cuba, révélatrice d'une ambiance générale, n'est pas la seule. Voilà un an j'ai découvert que des électrices du Modem étaient très enthousiastes pour l'Atlas alternatif. Et, le mois dernier, j'ai même rencontré une élue de ce Parti qui est une admiratrice de Chomsky et qui voudrait convaincre François Bayrou d'aller plus loin dans la voie de l'anti-impérialisme.

Je me demande si l'anti-impérialisme, en étant de plus en plus déconnecté d'un projet de refonte de la société, n'est pas en train de devenir une cause parmi d'autres, comme la défense des pandas ou de la forêt amazonienne.
 
Peut-être bientôt  tous les partis politiques inviteront-ils les auteurs de l'Atlas alternatif et s''inspireront-ils de leurs écrits. Dans chaque parti il y aura des anti-impérialistes (qui défendront le monde multipolaire), et des partisans de la croisade droit-de-l'hommiste, et les candidats aux élections dans chaque parti feront le grand écart entre ces deux tendances en faisant des discours en demi-teinte "vive la supériorité universelle de l'Occident, MAIS dans un esprit de dialogue et de respect des souverainetés".
 
Cette dissémination de la pensée anti-impérialiste dans tout le panel de la représentation politique nationale (et européenne) serait-elle une trahison de sa "pureté originelle" ou au contraire sa meilleure consécration possible, la possibilité de lui donner au fond le plus grand impact face aux logiques de "choc des civilisations" ?

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