Rome, la Germanie et les particularismes francs
Vous savez que Nietzsche a beaucoup inspiré Max Weber et sa conception de l'Idealtype.
Nietzsche a posé certaines questions indispensables à la compréhension du monde moderne sur la longue durée, autour du clivage Rome contre la Judée ou Rome contre la Germanie. Bien sûr, victime des clichés du romantisme de son époque, il était souvent très loin de pouvoir apporter les bonnes réponses aux questions qu'il posait. Par exemple quand il a trop facilement identifié judaïsme et christianisme à la condition de esclaves, là où au contraire Paul Veyne montre que cette religion a très vite touché toutes les classe sociales.
Il faut aujourd'hui reprendre ces interrogations à nouveaux frais. Je pense en particulier à l'opposition Rome-Germanie qui est stucturante des cultures européennes depuis deux millénaires.
Il y a en Europe, et spécialement en France, des vagues de germanisation et de romanisation successives.
Je crois par exemple que, si l'on se demande pourquoi beaucoup de "souchiens" européens voient d'un mauvais oeil le voile musulman (alors que, comme je le rappelais dans un billet précédent, les Grecs traitaient leurs femmes comme les musulmans traditionnalistes le font aujourd'hui), il faut penser à la condition de la femme germanique, et son extension partielle à l'Europe romaine à la faveur de la "germanisation" des 6ème et 7ème siècle. Je renvoie le lecteur intéressé par ce processus aux travaux de Dominique Barthélémy sur la chevalerie médiévale.
Je dois dire que j'aime beaucoup le livre de Nira Pancer sur les femmes de l'époque mérovingienne qui a plusieurs mérites dont celui de thématiser un pan de l'histoire des femme sans tomber dans les excès des Gender studies, notamment quand elle analyse la précarité du statut social des femmes de la noblesse mérovingienne à l'aune de l'instabilité générale des hiérarchies introduite par le nouveau régime germanique en Gaule (face aux pesanteurs du système impérial romain classique). Ce livre très riche fait bien comprendre la cohabitation de deux systèmes de valeur, l'un romain, presque bureaucratique, et l'autre germanique, fondé sur des rapports personnels et des émulations familiales, le premier étant entretenu par la noblesse ecclésiastique et les lettrés issus de ses rangs, l'autre tenant les rênes du pouvoir politique. Le système de prestige romain du Bas-Empire fondé sur le verbe et sur le positionnement dans la sphère curiale impériale est étonnamment proche de ce que l'Etat français a produit à partir de la Renaissance. Pencer le rend très vivant à travers de longues citations de Sidoine Apollinaire dans des pages d'analyse très inspirées par Bourdieu (le livre est de 2001, une époque où les historiens citaient plus ce sociologue qu'aujourd'hui). Le système germanique, lui, bien qu'il ait beaucoup travaillé notre histoire, est largement à redécouvrir et il faut se défaire de beaucoup de catégories mentales préconstruites (et romaines) de notre culture pour l'appréhender.
Barthélémy montrait déjà que les Germains (qui ignoraient le voile !) accordaient plus de libertés à leurs femmes que les peuples méditerranéens (les Celtes aussi du reste). Avec Pancer, on a même l'impression qu'au sein de cette "exception germanique", les Francs eux-mêmes font exception. A partir d'une étude fine de la loi salique, elle montre que par exemple aucune idéologie de la perversité lubrique des femmes ne soustend sa législation sur le viol (à la différence d'autres codes germaniques plus christianisés) et que la virginité n'y est guère associée à la notion de pureté mais qu'elle y constitue simplement un atout économique pour la famille qui doit marier les filles. Est-ce dû au fait que les Francs furent le dernier peuple germanique à être christianisé (par le baptême de Clovis) ? Pancer ne fait pas le lien. En tout cas il y a quelque chose de troublant à se dire que la France fut dominée par le peuple qui parmi les Germains était le moins répressif à l'égard des femmes. Le particularisme libertin de l'aristocratie française à partir du 16ème siècle peut-il avoir quelque rapport avec cela ? A suivre...
Kosovo Pridnestrovie Abkhazie Catalogne
Merci à ceux qui continuent à consulter les pages de ce blog (aussi nombreux que pendant l'hiver, c'est encourageant). Je continue à conjecturer sur quelques initiatives possibles pour la rentrée. Même si j'ai beaucoup moins de cartes dans mon jeu qu'il y a un an (paradoxalement publier des bouquins dans des domaines variés n'ouvre guère de portes)...
Pour ceux qui s'intéressent aux implications du récent arrêt de la Cour internationale de Justice sur l'indépenance du Kosovo dans divers "conflits gelés" d'Europe de l'Est, je vous conseille la lectire de cet article. Mais je ne suis pas du tout convaincu par l'interprétation que les Transnistriens et les Abkhazes du jugement de la CIJ. Je n'ai pas lu cet arrêt mais si j'en crois les comptes-rendus de juillet il me semble qu'il se bornait à dire que la résolution du conseil de sécurité de 1999 n'interdisait pas une évolution unilatérale du statut. Il est clair en tout cas que beaucoup de pays demeurés dans l'expectative jusqu'ici vont tirer prétexte de cet arrêt pour reconnaître le Kosovo. Voilà pourquoi à juste titre la Serbie engage aujourd'hui le combat juridique devant l'assemblée générale et le conseil de sécurité de l'ONU. Le droit est un enjeu de propagande trop important de nos jours pour le laisser aux ennemis.
Etant d'origine catalane à 25 %, je ne puis m'empêcher aussi de songer aussi cet été aux manifestations de soutien au statut de 2006 dans les rues de Barcelone cet été après la censure partielle du tribunal suprême. J'ai déjà écrit sur la Catalogne dans ce blog. Le prolongement des controverses castillano-catalanes dans le domaine de tauromachie (même s'il y a beaucoup d'abolitionnistes à Madrid aussi) m'interroge. Conscient du nouveau rapport aux animaux que la mort de Dieu doit nécessairement dicter à nos comportements, je suis néanmoins triste de voir disparaître un spectacle aux racines très anciennes dans le monde méditerranéen, et qui créait une ambiance extraordinaire dans les arènes. A force d'interdire les mises à mort, ne va-t-on pas mettre la vie sous cellophane ? Bon allez je ne vous ressortirai pas Hemingway et Girard. Mais bon quand même...
Aphrodite's Tortoise, le voile féminin en Grèce
Je me réjouis de voir ce blog continuer à attirer des lecteurs alors même que nous sommes censés nous trouver en période estivale.
Je lisais hier Aphrodite's Tortoise : The Veiled Woman Of Ancient Greece de Lloyd Llewellyn-Jones. Décidément d'excellents livres anglosaxon gagneraient à être traduits en Français. Il s'agit d'un ouvrage universitaire magnifique qui analyse sous toutes les coutures les usages que les femmes grecques faisaient de leur voile ans l'Antiquité et les significations sociales que cela revêtait.
On y apprend notamment que le voile dans la période archaïque est un attribut de la noblesse qui va ensuite se démocratiser pour toucher les classes inférieures. Il est même possible qu’il ait concerné les esclaves (sur les représentations, les différences vestimentaires entre esclaves et femmes libres ne sont jamais visibles, seules les occupations les distinguent). Le tegidion, voile du visage, apparaît au IVème siècle en même temps que les statues d’Aphrodite nue et au moment où la présence de la femme dans l’espace public (mais toujours dans une logique patriarcale comme représentante de la famille de l’homme) est de plus en plus attestée. Dans un monde où, comme dans la culture musulmane (à laquelle le livre fait beaucoup référence), les univers entre hommes et femmes sont strictement séparés (ce qui ne veut pas dire que les femmes sont recluses puisqu’elles font beaucoup de choses entre elles), le voile devient un moyen pour les femmes d’être présentes dans l’univers extérieur des hommes tout en en étant symboliquement absente. A noter que l’aidos (équivalent de la qaida arabe) impose des normes de regard et de comportement aussi très sévères aux hommes.
Après cette lecture, je voudrais trouver des ouvrages sur la place des femmes dans les cultures celtiques et germaniques, car il est certain que celle-ci a influencé beaucoup la culture occidentale. J'ai donc commandé "Sans peur et sans vergogne : De l'honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens" de Nira Pancer. Je vous en reparlerai si le livre mérite le détour.