Le "bal des célibataires" version chinoise
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Un reportage de Zhe Wang et Gael Caron sur les Chinois qui vont "acheter" des épouses dans des villages vietnamiens où il n'y a même pas d'électricité. Un simple deal économique dans lequel les sentiments n'ont pas de place. Mob titre renvoie au célèbre livre de Bourdieu.
La Havane-Paris
Je reviens de Cuba. Beaucoup de choses à dire sur ce voyage. Je crois que je vais en faire un livre. La situation économique est si difficile que pour la première fois en 60 ans le gouvernement n'a pu organiser un défilé du 1er mai à la Havane, officiellement à cause de la pénurie de carburant, en fait parce qu'on redoutait un soulèvement de la foule comme lors du dernier discours de Ceaucescu à Bucarest en 1989. Le mécontentement s'étale, et les gens se sentent en totale liberté pour dire ce qu'ils pensent de Diaz-Canel, c'est surprenant. Pourtant ce que le socialisme a permis comme réussites dans la tête des gens, dans les relations humaines est encore palpable.
Les médias officiels compensent cet échec en mettant en avant la présence à Cuba d'internationalistes dont Chris Smalls fondateur du premier syndicat d'Amazon. Ce thème pose la question une fois de plus de la présence du "Sud dans le Nord". Ces voix contestataires des pays riches qui recherchent des alliés à La Havane ont joué un rôle important dans la culture occidentale depuis 30 ans. Pas toujours positif, pas toujours négatif. Jadis quand je travaillais à Brosseville nous cherchions à les mobiliser. Il faudrait un jour que j'écrive à leur sujet, sous l'angle sociologique. Il y aurait fort à dire. Quelqu'un a-t-il fait une étude sociologique sérieuse du "cas" Chris Smalls ?
De retour en France je retrouve le confort des magasins bien achalandés, mais aussi des horreurs très inquiétantes. La politique d'encadrement des manifs par des drones ne semble choquer personne dans les médias bourgeois, alors pourtant que nous sommes l'objet d'une opprobre internationale du fait de la répression. Je vois aussi le PCF faire passer discrètement à l'assemblée nationale à la faveur de l'absentéisme des députés de la majorité une abrogation de la suspension des soignants non-vaccinés qui aussitôt suscite une hystérie des covidistes qui voulaient seulement "suspendre la suspension" car ces fous-furieux ne pensent qu'à réintroduire les dispositifs fascistes à la moindre occasion (certains d'ailleurs laissent même entendre qu'il y aurait déjà assez de Covid dans la société pour réintroduire de la répression). Ca fait froid dans le dos...
Je retrouve aussi sur le Net (j'étais déconnecté pendant 8 jours) tous les débats usants sur le wokisme (par exemple le documentaire de Netflix qui présente une Cléopâtre noire alors que tout le monde sait qu'elle appartenait à une dynastie macédonienne...) La débilité au quotidien, il faut s'y réadapter comme au décalage horaire...
L'admirateur secret de Bourdieu dans le Caucase
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J'ai déjà évoqué dans un de mes livres ma rencontre avec Bourdieu en 1990, comment elle m'a donné envie de faire un doctorat de sociologie. Ceux qui ont lu mes ouvrages savent aussi qu'en 1999-2000 j'ai tenté de pousser cette sommité du collège de France à s'engager sur les Balkans un peu au delà des positions trostkystes de Catherine Samary. Je renvoie aussi ceux que ça intéresse à mon vieil article sur Bourdieu et Chomsky. Or, juste après la publication du livre de Békir Ashuba sur l'Abkhazie que je viens de préfacer, je découvre un travail singulier qui fait le pont entre Bourdieu et le Caucase, ouvrage écrit par un prof arménien d'une antenne de l'université de New-York à Abou Dhabi, Georgi M. Derluguian, intitulé Bourdieu's Secret Admirer in the Caucasus: A World-System Biography (Presses universitaires de Chicago, 2005).
Il convient donc que j'en dise ici un mot.
Le livre tourne autour du "cas" de Musa Shanib (Moussa Chanib en translittération française) chef nationaliste circassien dont Bourdieu eut le portrait dans son bureau au Collège de France.
Charib est né à Natchiv, République de Kabardino-Balkarie. Destiné à devenir un fonctionnaire provincial (il a été procureur dans sa ville), il avait déjà orienté ses études sous Khrouchtchev dans un sens anti-stalinien en choisissant comme sujet de mémoire l'application de l'Etat de droit dans un cadre socialiste. Face à une sorte de nomenklatura locale qui contrôlera les pouvoirs des années 1950 aux années 2000, Chanib (à l'époque Chanibov) se range en 1968 du côté du socialisme à visage humain. Il est un équivalent des soixante-huitards français, ce qui lui confère dans l'URSS brejnévienne de quasi-dissident ou du moins d'empêcheur de prévariquer en rond...
Le livre a beaucoup vieilli sur le volet théorique - par exemple les débats autour de Wallerstein, star de l'altermondialisme des années 2000-2005. Du coup, je crois qu'on peut ne retenir de ce livre que le matériau empirique réuni dans le premier chapitre.
Derluguian qui a quitté le Caucase à 16 ans (en 1977) pour aller étudier à Moscou, puis pour aller travailler en Afrique enracine son matériau dans la réalité ethnographique locale à l'égard de laquelle il estime avoir une réflexivité suffisante du fait de son propre déracinement qu'il compare à celui de Bourdieu à l'égard du Béarn (p. 31). Il analyse cependant les limites de ses propres possibilités d'investigation. Par exemple le fait qu'il soit un homme dans une société très patriarcale l'a empêché d'interviewer les femmes. Et puis, dans le Caucase, selon le proverbe, l'invité est le prisonnier de son hôte, ce qui limite les possibilités d'interroger les gens en cuisine par exemple. Il essaie de compenser cela par la lecture d'enquêtes de femmes journalistes comme Anna Politovskaïa.
En 1997 juste après les premiers revers russes l'auteur était à Grozny/Djohar-kala (le nom que lui attribua Yandarbiyev) avec un anthropologue. Il décrit un meeting politique sur la place centrale, le cadre visuel de la ville avec l'avenue Gorbatchev, la place Khroukhchtchev (parce que celui-ci avait abrogé le décret stalinien de déportation des Tchétchènes) ou une affiche qui disait "Les QG du bataillon islamique sont maintenant rue Rosa Luxembourg".
Le regard de Derluguian sur les chefs tchétchènes comme Doudaïev, Yandarbiyev etc est assez drôle. Je note que sur Chamil Basaïev (dont Bekir Ashuba parle en détail dans son livre) il note que "sorti de l'université de Moscou, il a démontré sa capacité de brillant autodidacte de la guérilla à défaut d'autre chose". Il nous apprend qu'Ichkeria (le nom islamiste de la Tchétchénie sous lequel l'Ukraine en ce moment la reconnaît) veut dire seulement "l'endroit là bas" en kumyk, qui fut avec le tatar, la lingua franca du nord-caucase comme le swahili en Afrique de l'Est. Le nom fut appliqué par des Russes à une partie de la Tchétchénie (le mot Tchétchénie lui-même étant un nom colonial extrapolé de celui d'un village - p. 36). Le nom est devenu exotique et repris dans un poème de Lermontov (1814-1841) admiré par Doudaïev. La Tchétchénie n'avait ainsi aucun nom propre indépendamment des dénominations coloniales, et dans la recherche d'originalité qui caractérisait tous les territoires en rupture avec le passé soviétique, parmi celles-ci, c'est Ichkeria qui fut préférée.
Derluguian fournira une comparaison intéressante entre les processus du Nord-Ouest de l'URSS, ceux du Caucase Nord, et ceux du Caucase Sud. Il montre par exemple qu'alors que dans la partie européenne des intellectuels de renom ont dirigé l'opposition et négocié la sécession, en Arménie comme en Azerbaïdjan les intellectuels organiques qui sont très russifiés, tout comme les secrétaires généraux des partis, paralysés par les hésitations de Gorbatchev lui-même sous l'épée de Démoclès des Brejnéviens, sont débordés par une intelligentsia périphérique, qui s'appuie sur un jeune sous-prolétariat à qui la cause nationaliste fournit une promotions sociale inespérée.