Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de Frédéric Delorca

Châteaubriand, l'Anabase, le temps, Tesson et le dolmen de Barzun

30 Janvier 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes

026- 1992 (29.8.92-24.11.92) 206Dans le Génie du Christianisme (Première partie livre V ch XIV), je lis ceci :

 

"Pour peindre cette langueur d'âme qu'on éprouve hors de sa patrie, le peuple dit : Cet homme a le mal du pays. C'est véritablement un mal, et qui ne peut guérir que par le retour. Mais pour peu que l'absence ait été de quelques annérs, que retrouve-t-on aux lieux qui nous ont vus naître ? Combien existe-t-il d'hommes, de ceux que nous y avons laissés pleins de vie ? Là, sont des tombeaux où étaient des palais ; là, des palais où étaient des tombeaux ; le champ paternel est livré aux ronces ou à une charrue étrangère : et l'arbre sous lequel on fut nourri, est abattu."

 

De retour du Béarn par un avion matinal aujourd'hui, je ne puis qu'éprouver à la fois la sincérité de ces lignes, écrites par un auteur qui a beaucoup voyagé, et leur profonde vérité existentielle pour tous les âges de l'humanité depuis sa sédentarisation au néolithique.

 

Ce que nous dit Châteaubriand, c'est qu'au fond il n'y a pas d'anabase possible, jamais de retour au point de départ (un constat qui se déduit d'ailleurs du "on ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve" d'Héraclite). Et je sais gré au livre "Le Siècle" de Badiou, d'avoir attiré mon attention sur l'Anabase de Xénophon, dont je pressens que c'est un ouvrage sur lequel je devrai me pencher un jour.

 

Dans l'impossibilité de l'anabase, qui est une des modalités de l'inadéquation de l'homme au temps (le présent qui est toujours insaissable, la concencience qui ne perçoit le réel qu'avec une fraction de seconde de retard), se loge précisément la spiritualité de l'animal humain. Parce que notre espèce ne se distingue des autres que par son aptitude à avoir conscience du temps et son inaptitude à le saisir, elle crée et pratique de la spiritualité toutes les fois qu'elle s'installe dans cette problématique de la temporalité insaisissable.

 

Lorsque, comme samedi, je m'assieds à la table d'un Mac Donald's près de Pau avec Sophie qui était ma meilleure amie de lycée il y a vingt-cinq ans, lorsque je remarque que cet animal simiesque qu'elle est, tout comme moi, porte en elle, comme moi, des scènes d'une précision extraordinaire - telle matinée de novembre 1987, tel instant du 1er avril 1988 - même si chacun de nous ne se souvient pas des mêmes, ni de la même manière, lorsque j'observe que, comme moi, elle se débat avec cette ambiguïté du "toujours présent" et du "déjà si lointain", du "c'était hier nous avions 17 ans et aujourd'hui nous en avons 42", tout en sachant que toute l'humanité est saisie dans ces contradictions là depuis son origine (car c'est cette contradiction qui l'a fait humaine), nous sommes, à proprement parler en train de réaliser un exercice de spiritualité à deux, et nous portons la condition de notre expèce au point qui la caractérise le plus en propre, et la tient éloignée des autres animaux, au point d'ailleurs que nous devrions nous baptiser "homo temporalis" et non "homo sapiens", ou alors "homo sapiens temporalis".

 

A contrario toutes les fois où l'humanité oublie le temps, ou feint de pouvoir règler son "problème" avec lui, elle s'animalise et se banalise, ce qui est de plus en plus le cas de nos jours. En disant cela là, je me rapproche évidemment de Heidegger dont je m'étais distancié il y a quelques jours quand j'avais fait primer l'étant sur l'être. Mais ma vision reste profondément non heideggérienne sur d'autres plans, par exemple en ceci qu'il n'y a pas de primat de la mort dans  ma conception de la temporalité, et que je vois mieux (comme toute notre époque d'ailleurs) la dimension animale de l'humain, y compris dans son langage, que ne le faisait Heidegger (de sorte que, par exemple, je ne verrais pas le langage comme une instance possible d'accueil de l'être, et d'ailleurs la notion d'être me cause un sérieux problème dans ce dispositif).

 

Ca ne signifie pas que je sousestime complètement ce que le langage apporte à la problématique du temps. Hier soir je lisais des lettres que certaines de mes amies (car les filles étaient plus à l'aise dans cet art) m'adressaient en 1993-94, trois ans avant l'apparition d'Internet et des mails. Je vois bien qu'une certaine durée (bergsonienne ?) inhérente à l'exercice épistolaire, et à l'engagement du corps dans cet exercice, libérait une place pour des mots (dans un français bien écrit et sans fautes, comme les femmes qui ont 23 ans aujourd'hui seraient probablement incapables d'en écrire à niveau d'études égal) qui par eux-mêmes pavaient le chemin des sentiments en dessinant pour eux une forme possible, sentiments par lesquels à son tour un nouveau rapport au temps (un nouvel exercice spirituel, conscient de lui-même ou non) pouvait se déployer.

 

C'est une possibilité que l'invention d'Internet a détruite.

 

De même je lisais hier dans le journal local La République des Pyrénées, que le village de Barzun, dans l'Est du Béarn, avait retrouvé son dolmen. Le dolmen a été déposé dans le sens qui était orignellement le sien, à savoir qu'il regarde le Pic du Midi de Bigorre, précisait le journal. Je l'ai déjà dit : ce qui me distingue profondément de la bourgeoisie urbaine, c'est que j'ai toujours appris, dans mon enfance, à regarder les montagnes, depuis les environs de Pau, de sorte que, pour moi, grimper sur elles pour faire du ski ou des randonnées, est proprement sacrilège.

 

J'observe que j'ai ce sens de la contemplation des montagnes, en commun avec les gens qui ont installé ce dolmen, il y a 3 500 ans, à défaut de l'avoir avec mes contemporains. Sylvain Tesson par exemple avoue qu'il n'avait jamais appris, avant de se retrouver seul sur les bords du Baïkal, qu'une montagne cela pouvait se regarder - le personnage révèle ainsi toute sa vacuité, comme dans son besoin d'amener avec lui un téléphone portable, un ordinateur, et une batterie de lectures convenues dont il ne tire rien d'intéressant dans tout son livre sauf des effets de manche affligeants.

 

juillet-2006-099.jpg

Nos contemporains révèlent dans leur "besoin de skier", dans leur rapport d'exploitation avec les montagnes, et leur inaptitude à les contempler une complète absence de sens de la temporalité, et donc une animalité parfaitement fade, dont je me demande comment ils pourront en guérir un jour ... Voilà qui ne me rend pas optimiste.

Partager cet article

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article