Deux échecs historiques : la Réforme protestante et la Révolution française en Béarn
Depuis quelques années sur ce blog nous avons périodiquement l'occasion de nous intéresser aux réformes politiques ou religieuses. Malheureusement nous ne disposons pas de données très précises sur les réformes anciennes comme celles d’Akhénaton, de Zaratoustra, la révolution bouddhiste, l’apparition du monothéisme chez les Isréaélites ou le développement du christianisme dans l’empire romain.
Nous possédons en revanche des éléments plus détaillés sur de réformes plus récentes : l’essor du protestantisme au 16ème siècle, et la révolution française de 1789-1794. La lecture de la Revue de Pau et du Béarn de 1994 (numéro 21), me donne l’occasion de mieux saisir la réalité sociologique de ces réformes qu’on peut considérer, s’agissant du Béarn, comme des réformes « par en haut », dans la mesure où dans cette province la base sociale qui leur était favorable fut à l’origine des plus réduites.
Commençons par dire un mot de la conversion du Béarn au protestantisme.
Je partirai ici de l’article du professeur britannique Mark Greengrass (Revue de Pau et du Béarn n°21 p. 37). On a au début du 16ème siècle, un royaume de Navarre (capitale Pau – population du royaume 150 000 habitants, comparable à certain Etats princiers allemands) avec des institutions (fors) revitalisée par Henri II d’Albret (cour d’appel, chambre des comptes), ce qui permit un bon état financier, le maintien de la monnaie, l’organisation de milices, la fortification « à l’italienne » de Navarrenx, renforcement du caractère électif de la royauté et du rôle de son conseil.
Selon une légende les Béarnais étaient originaires de Berne en Suisse. L’indulgence des Albret à l’égard du protestantisme serait à l’origine de la reconnaissance papale de l’annexion de la Navarre du sud par l’Espagne en 1512. Le premier groupe protestant apparut à Pau en 1545 grâce à la tolérance des institutions, à l’époque où la république de Genève dirigée par Calvin est à son apogée. Les fors n'accordaie,t qu’un pouvoir limité aux magistrats civils en matière d’hérésie, et les évêques d’Oloron et Lescar étaient des clients des Albret. Gérard Roussel de Meaux (membre d’un cercle « pré-protestant ») avait été nommé évêque à Oloron par l’entremise de Marguerite de Navarre (Marguerite d’Angoulême, femme d’Henri II et sœur de Françoi Ier qui vient de mourir). Selon Florimond de Raemond, Roussel à Nérac et Oloron supprima dans ses messes l’élévation de l’hostie et référence aux Saints et à la Vierge, mais le point est contesté.
Le protestantisme en Béarn est d’emblée une religion de l’élite francophone, « dont l’horizon dépassait les limites du pays » et qui habitait à Pau. Gentilshommes et dames de la cour des Albret, étudiants de Bordeaux et Toulouse, commerçants, médecins, quelques artisans.
Jeanne d’Albret née à St Germain en Laye en 1528, et reine de Navarre depuis la mort de son père en 1555 proclame sa foi protestante calviniste à noël 1560 à Pau. Mais des résistances perdurent : aussi bien le Conseil souverain que les Etats de Béarn sont loin d’être entièrement protestants (et son mari Antoine de Bourbon resté catholique). Les barons de Béarn, qui ont des attaches familiales en Navarre espagnole, s’opposent aussi à la Réforme (et notamment à la suppression du défilé de la fête du Corpus Christi), ainsi que les bergers des vallées (qui craignaient de ne plus pouvoir faire paître leurs troupeaux en Espagne).
Avec l’aide du pasteur Merlin formé à Genève et du théologien Pierre Viret envoyé par Calvin, Jeanne fait avancer la Réforme en envoyant des commissaires protestants dans les villages, puis en interdisant par des ordonnances de 1566 à l’Eglise catholique de recevoir des dons et legs. Toutefois la résistance populaire demeura très forte, contre les prédicateurs calvinistes allant même jusqu’à une tentative d’insurrection (Pentecôte 1567) déjouée seulement par la défection de certains de ses membres.
En 1569, profitant d’un voyage de Jeanne d’Albret à la Rochelle pour soutenir Condé et Coligny, Charles IX saisit les terres de la maison de Navarre et envahit le Béarn. L’armée catholique du baron de Terride occupe le Béarn pendant 2 mois, mais la forteresse de Navarrenx où se sont réfugiés l’armée et les protestants résistent. L’armée protestante du comte normand de Montgomery libère les assiégés et écrase l’armée catholique française. Jeanne d’Albret victorieuse, s'appuyant sur la soif de revanche des calvinistes, édicte alors en novembre 1571 des ordonnances inspirées par Pierre Viret (qui est premier ministre mais mourra peu avant la promulgation des ordonnances) pour « bannir toute fausse religion, idolâtrie et superstition » du Béarn. Elles prohibent la magie, la sorcellerie, la danse, les chansons grivoises, les jeux de hasard, l’usure, le blasphème et un grand nombre de délits sexuels. Tous les revenus ecclésiastiques sont transférés à l’église calviniste (ce qui n’eut pas d’équivalent ailleurs en France).
Apparemment (et selon Greengrass ce fut aussi la règle ailleurs en Europe), le protestantisme eut du mal à gagner le cœur des paysans. La liturgie met du temps à être traduite en béarnais (ainsi que les Psaumes de David) et en basque (on traduit le Nouveau testament pour la Basse-Navarre). Le clergé protestant se complaît dans un registre savant. Le nombre de pasteurs décline de 80 à 60 en 25 ans. Une part du budget ecclésiastique va à l’effort de guerre, et les jeunes formés à l’université d’Orthez n’ont pas encore l’âge pour devenir pasteurs. Le Conseil souverain du Béarn résista une première fois en 1576 à la tentative d’Henri (futur Henri IV) d’imposer une restauration du catholicisme. En 1599 il limita autant que possible l’application de l’édit de Fontainebleau qui était pour le Béarn l’inverse de l’édit de Nantes en France. Dès 1603 le catholicisme renaît en Béarn. A Jurançon (près de Pau et qui était dans le périmètre de prédication d’un pasteur palois), d’après les baptêmes enregistrés, on estime la communauté catholique à 500 personnes (10 %) de la population. Ceux-ci obtiennent à nouveau de l’influencé au sein du Conseil souverain, rachètent leurs terres. Et quand Louis XIII annexe le Béarn en 1620, le protestantisme s’effondre comme un château de cartes.
Venons-en maintenant, deux siècles plus tard, à la Révolution française de 1789-1794. L’article du lieutenant-colonel Louis Cedelle (dans la même livraison de Revue de Pau et du Béarn p. 207 et suiv) nous propose une approche intéressante du phénomène à partir non de l’étude des villes, mais d’une chronique de cette révolution dans un petit village de 3 000 habitants, à une dizaine de kilomètres au sud de Pau sur la route des montagnes, Gan.
Qu’apprend-on sur la manière dont la révolution française s’est déployée dans ce microcosme ?
En 1789, la communauté de Gan était dirigée, comme ailleurs en France par un noble, De Peyre-Guilhempau, qui avait acheté l’office de mire, assisté de trois « jurats » et d’un conseil de onze représentants. La communauté, qui jouit de certains privilèges fiscaux depuis 1686, ne rédige son cahier des doléances qu’avec retard (le 16 mai, alors que les Etats-généraux à Versailles sont réunis depuis le 1er mai). Elle n’y demande que l’allègement de certains impôts et taxes.
La 4 août à Paris l’assemblée nationale a voté l’abolition des privilèges. Le 28 octobre une émeute a lieu à Pau, capitale du Béarn. L’avocat Mourot provoque une assemblée extraordinaire des députés de la région paloise qui proclament l’intégration à la France.
Le 12 novembre l’assemblée constituante crée les municipalités. Gan va devoir recenser ses habitants – et notamment ses « citoyens actifs », assez riches pour voter, environ 400 – ce qui donne lieu à des polémiques entre conservateurs et révolutionnaires (plusieurs décomptes seront publiés).
Le 12 février 1790, les citoyens actifs réunis à l’église élisent un maire, Sere, qui était déjà un des représentants dans l’ancienne communauté. Un autre ancien représentant fait parie des 12 « notables » membre de l’assemblée municipale. Ferran l’ancien greffier est nommé secrétaire-greffier et l’on jure fidélité « à la nation, à la loy et au roy ».
Des conflits apparaissent entre anciens jurats et nouveaux officiers municipaux. Sere saisit l’intendant d’un refus d’anciens jurats de lui verser des intérêts de son ancienne charge de lieutenant du maire. La remise des comptes et des archives est laborieuse.
Le 3 octobre 1790, Serre ayant été élu au directoire du district de Pau, c’est Jean-Pierre Rances qui est élu avec 8 voix d’avances. Mais l’élection est contestée car le curé Monségu a voté comme citoyen actif alors qu’il n’a pas prêté serment à la constitution civile du clergé. L’ancien maire Guillempau et les anciens jurats se plaignent de ne pas figurer dans la nouvelle liste des notables et officiers municipaux, ce qui laisse penser qu’un clivage important existe entre les esprits acquis au nouveau régime et les autres. Dès avril 1791 de affiches pro-ancien régime sont placardées. Des réunions secrètes ont lieu où, selon les délibérations du conseil il est décidé d’assassiner les chefs patriotes (cela se reproduira en 1792), il faut alors assurer la paix civile avec des gens « de confiance »
Autre signe de la difficulté de la révolution à impose sa loi, en 1791 beaucoup de Gantois refusent de porter la cocarde ou portent des cocardes fantaisistes
Le 11 juillet 1792 les Prussiens avançant vers Paris (juste avant Valmy), l’assemblée a proclamé « la patrie en danger ». Un décret national a été signé le 8 juillet qui décide que le conseil municipal sera permanent pour faire face aux dangers. Les officiers municipaux assurent leur tâche à tour de rôle et le conseil doit se réunir tous les dimanches. L’ordre est répercuté à Gan le 27 juillet 1792 mais les conseillers municipaux s’en acquitteront sans zèle. Il faudra de nouvelle mesures de la convention nationale, et un arrêté du représentant en mission montagnard d’Artigoyte à Auch le 11 novembre 1793 déclarant suspect tout notable ou officier municipal à deux réunions d’affiler (p. 211). La présence aux conseils reste des plus irrégulières et pourtant personne ne sera déclaré suspect pour ce motif.
Rance ayant été élu à son tour au directoire du district de Pau le 13 décembre 1792, le 6 janvier 1793 (la France est désormais une république) le chirurgien Fourticot, 64 ans, est élu maire. Cachou ancien représentant sous l’ancien régime fait partie des sept nouveaux officiers municipaux, ce qui manifeste une certaine continuité. C’est que le scrutin tenu à l’issue des vêpres a subi la pression des royalistes menés par Guillempau qui avaient demandé de renvoi : précédemment ils avaient nommé une nouvelle municipalité entre eux alors que le président avait levé la séance, élection annulée par le district de Pau.
Guillempau continuera à répandre des rumeurs contre l’équipe de Fourticot et à tenir des assemblées nocturnes contre elle. Le nouveau conseil municipal républicain compte en majorité des cultivateurs, et des petits artisans, mais les étiquettes sont trompeuses. Rances ancien maire qui figure comme « cultivateur » en 1789 faisait partie des contribuables ayant versé la contribution patriotique, c’est un rentier.
La municipalité manque de personnel pour l’Etat civil (un temps confié au curé Antoine Simon Maluquer), et pour l’instruction publique.
En avril 1793, des réunions séditieuses se poursuivent (p. 218). Les nobles s’opposent à leur désarmement. Monestier du Puy de Dôme prend un arrêté pour éloigner les nobles des frontières et les déporte « en deçà du gave de Pau ». C’est notamment le cas d’Antoine Peyre-Guilhempau. Mais en fait ils sont placés en résidence à Pau et reviennent en « permission » à Gan où ils continuent d’organiser des incidents et des « attroupements contre-révolutionnaires »
Une société populaire de défense de la révolution liée au club de Pau des « Amis de la constitution » n’est crée que tardivement, le 11 août 1793 pour lire la presse républicaine dan une salle du presbytère.
Cette société est née dans la foulée d’une initiative des patriotes qui décidèrent la veille de faire brûler en place publique les chaises des aristocrates qui ne se rendaient pas à la messe (sic) – la municipalité ferma les yeux.
La loi du 17 septembre 1793 définit les suspects et ordonne leur arrestation, Bibe fin octobre comme « aristocrate et fanatique », Peyre-Guilhempau « cultivateur » pour propos inciviques au même moment. Arrêtés juste pour une dizaine de jours. Fourticot lui-même et son ami Vignau seront classés suspect en janvier 1794 sur une dénonciation non fondée puis ils reprendront leurs fonctions.
Thermidor reconduira Fourticot comme maire, tout en réintroduisant le royaliste Bibe comme assesseur. En janvier 1795 Peyre-Guilhempau aura l’audace de se représenter à la mairie pour réclamer les armes qui lui furent confisquées et demander un certificat de civisme
Chaque village voulait sa garde nationale (pour Jurançon voir ici). Gan eut 6 compagnies de cent hommes (mais il n’y a qu’une centaine de fusils). On demandera en vain des gendarmes.
Quelques dizaines de soldats mobilisés en 1791 pour les guerres. Puis 200 hommes pour la levée des soldats de l’an II. Puis en août 1793 on ignore combien de soldats furent mobilisés par la « levée en masse ». Problème des réquisitions de bétail et de grain, de billes à jouer, de papier, des savetiers. En 1794 inondations et grêle.
Sur le plan religieux le curé Monségu était réfractaire. Il menaça de poignarder son vicaire Barat en juin 1791 qui donnait des messes à la maison des pauvres. Le curé à partir de 1790 refusa de lire les documents officiels. En octobre1791 l’abbé jureur Maluquer fut élu curé, mais Monségu refusa de céder et occupa le presbytère. Le maire dut envoyer un détachement de la garde nationale à la cure où il s’était enfermé. Le curé s’échappa à cheval par la route de Lasseube. Sa servante fut mise en prison, mais Monségu la fit libérer par le tribunal du district. Monségu mourut en janvier 1892. Après mars 1794 (déchristianisation) Maluquer et les prêtres jureurs du haut de Gan défroquent par amour de la constitution. Le maire Fourticot transforme l’église en Temple de la Raison et faisait détruire l’autel, les tapisseries et les statues. Mais en l’absence de Fourticot, Vignau fit une déclaration selon laquelle il fallait laisser les gens pratiquer la religion qu’ils voulaient. En 1795 l’ancien curé jureur (ils étaient de moins ne moins nombreux) d’Audejos Cuyeux allait reprendre les offices à l’église
En juillet 1800 le préfet désignait Peyre Guilhempau maire qui nommait ses amis au conseil. Certains gantois s’en émurent car il y avait parmi eux des déserteurs et des analphabètes. Le préfet demanda qu’on lui propose une liste. Fourticot sollicité refusa car il préférait s’occuper de ses malades. Il y eut des règlements de compte contre certains républicains (le vieux secrétaire Ferran, le juge de paix ex-maire Rances). La nouvelle équipe municipale est donc monarchiste. Dès l’Empire à Gan c’est comme si la Révolution n’avait pas eu lieu.
Entre la Réforme du XVIème siècle et la Révolution de 1789 on a donc ainsi deux exemples de changements politiques et moraux imposés « par le haut » et très influencés par les événements parisiens qui dans une région reculée comme le Béarn ne laissent qu’une empreinte éphémère. Dans les deux cas les problèmes sont les mêmes : manque de personnel d'encadrement, décalage entre ceux-ci et les croyances du petit peuple, impossibilité de s'enraciner dans le temps, dans un contexte de guerre où les situations sont précaires. Tout cela faisait des transformations politiques et religieuses de la région des échecs programmés.
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