Evocations de Djamila Boupacha, serial killers, changements de religions
21 Mars 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Le monde autour de nous
Au milieu des mièvreries qui entouraient le commentaire de l'assez mauvais téléfilm sur l'affaire Boupacha hier soir, Frédéric Taddei dans son émission a posé la seule question rationnelle intéressante : y a t il une seule armée au monde qui n'ait pas utilisé la torture lorsqu'elle occupait un territoire étranger ? La question de Taddei n'a pas reçu de véritable réponse sur son plateau. Je suppose qu'en réalité certaines armées ont dû s'en abstenir : l'armée fasciste en Albanie par exemple. Mais peut-être n'étaient-elles pas réellement confrontées à une résistance déterminée ? L'armée napoléonienne a-t-elle torturé en Espagne ?
Personne sur le plateau n'a répondu, parce qu'au fond la discussion ne visait qu'à opposer la "douleur" des résistant(e)s du FLN à la cruauté de l'armée française, en stigmatisant la "honte" d'avoir érigé la torture en système. Quelqu'un a demandé si Simone de Beauvoir s'était souciée de savoir si Boupacha avait réellement ou pas déposé une bombe dans un café de civils et si elle ne l'aurait pas soutenue, comme si elle et Sartre n'avaient pas soutenu des terroristes qui avaient du sang sur les mains en d'autres circonstances (dans les années 70 par exemple).
L'on faisait ainsi "comme si" on n'était pas passé d'une religion à l'autre : d'une religion de la manifestation d'une liberté politique par l'acte destructeur, à la religion du culte des individus et de sa souffrance. En faisant comme si, en 50 ans, l'intelligentsia n'avait pas changé de religion, on faisait comme si de Beauvoir avait défendu la nôtre, celle d'aujourd'hui, dans les affaires d'hier, ce qui n'était pas la chose la plus intelligente à faire.
La question de l'usage systématique de la torture face à des civils combattants qui usent de tous les moyens (y compris du meurtre d'autres civils) pour parvenir à leurs fins reste un problème épineux, comme on le voit aujourd'hui avec l'affaire de Guantanamo, la torture étant en réalité le seul moyen de démanteler, dans une masse indistincte de civils, une menace tournée vers d'autres civils (son efficacité dans la bataille d'Alger a été prouvée et a fait école, aux Etats-Unis en particulier). Mais on ne peut s'empêcher de songer que ce procès sur les moyens n'a au fond pas énormément de sens. La seule interrogation pertinente (et plus facile à trancher) se situant plutôt en amont : oui ou non le colonialisme (dont la torture n'était qu'un moyen de perpétuation) était-il légitime ? A cela il est aisé de répondre bien évidemment "non", même si on comprend que divers contemporains du colonialisme, aveuglés par divers mythes comme la foi dans une "mission civilisatrice" n'aient pas eu les idées claires là-dessus.
Dans une déclaration de 72, à une question sur sa propre expérience Boupacha répondit que "tout le peuple algérien" qui resistait depuis 1830 a été torturé. Façon d'élever le niveau de la discussion à une dimension réellement politique et non humanitaire : le colonialisme en soi était une torture, une torture politique. C'est peut-être pour ne pas descendre de ce niveau de conscience historique que l'ancienne résistante ne s'est pas abaissée à se rendre sur le plateau de Taddei pour en discuter.
Mais cette conscience historique de Boupacha procède sans doute elle-même d'une conviction philosophique (ou religieuse) voisine de celle de de Beauvoir et étrangère à la nôtre. Le culte d'un mouvement d'émancipation collective qui légitime qu'on tue 20 personnes dans un café pour provoquer une dialectique de la répression. Je veux dire que face à un colon grec qui exploitait tranquillement ses terres africaines commes Synésios au IVe siècle de notre ère en asservissant la population locale et repoussant les tribus nomades par le glaivre, comme l'avaient déjà fait ses ancêtres pendant mille ans personne en Libye ne s'était jamais proposé d'aller massacrer le maximum d'aristocrates grecs pour accélérer une répression qui favorisaient l'émergence d'une libération nationale des autochtones. On était là dans un autre dispositif de croyance dans lequel aucune des problématiques du XXe siècle ni du XXIe ne pouvaient avoir leur place.
Ces différences de dispositifs de croyances me font penser au serial killer qui émeut tout le monde en ce moment. A chaque fois qu'une histoire comme celle-là apparaît (comme en Norvège l'autre fois), je songe au tueur du Fantôme de la liberté de Bunuel campé dans la tour Montparnasse, et à l'éloge de la tuerie par le surréalisme de l'entre-deux guerres. Là encore le dispositif de croyance dans cet imaginaire artistique était autre. Focalisé sur la puissance de l'acte et non sur la souffrance des victimes.
Indépendamment de la question de savoir si le tueur qui fait la "une" de l'actualité aujourd'hui est manipulé ou de savoir qui en tire profit en période électorale, il est clair que le fétichisme actuel autour de la souffrance des individus (et notamment des enfants et des minorités) pousse les folies subversives à se rechercher l'écrasement de cette individualité érigée en valeur suprême. Les deux phénomènes antagonistes se nourrissent réciproquement l'un de l'autre. Et ce n'est pas prêt de changer, car le pessimisme sur les chances de survie de notre espèce et de notre écosystème encourage l'absolutisation des particularités hic et nunc des particularités des individus et de leurs affects.
Partager cet article
Newsletter
Abonnez-vous pour être averti des nouveaux articles publiés.
Pages
Catégories
- 606 Le monde autour de nous
- 493 Colonialisme-impérialisme
- 353 Grundlegung zur Metaphysik
- 332 Débats chez les "résistants"
- 326 Peuples d'Europe et UE
- 185 La gauche
- 179 Les Stazinis
- 170 Billets divers de Delorca
- 150 Proche-Orient
- 148 coronavirus-vaccination-big pharma
- 142 Philosophie et philosophes
- 126 Christianisme
- 125 Le quotidien
- 105 Divers histoire
- 96 Revue de presse
- 93 Ecrire pour qui pour quoi
- 82 Actualité de mes publications
- 80 Les rapports hommes-femmes
- 77 Lectures
- 69 Cinéma
- 66 Bill Gates
- 65 George Soros
- 59 La droite
- 58 Donald Trump
- 57 Les régimes populistes
- 55 Abkhazie
- 52 Béarn
- 52 Souvenirs d'enfance et de jeunesse
- 51 1910 à 1935 - Auteurs et personnalités
- 46 Transnistrie
- 39 Espagne
- 34 Aide aux femmes yezidies
- 33 Barack Obama
- 29 1950-75 : Auteurs et personnalités
- 27 Antiquité - Auteurs et personnalités
- 21 XIXe siècle - Auteurs et personnalités
- 18 La Révolution des Montagnes
- 18 Vatican
- 15 Avortement
- 14 XVIIIe siècle - Auteurs et personnalités
- 13 Atlas alternatif
- 13 Programme pour une gauche décomplexée
- 10 Asie
- 8 Au coeur des mouvements anti-guerre
- 7 Conférences vidéos de résistants
- 7 ICD
- 7 Interviews-reportages vidéos réalisés par FD
- 7 Renaissance - Auteurs et personnalités
- 7 Un livre épuisé sur D. Albert
Commenter cet article