« Goliath – La marche du fascisme » de GA Borgese et la question de l’humour en résistance
Il est un peu facile peut-être de lire des ouvrages des années 30 quand tant d’événements horriblement injustes sont suscités aux quatre coins du globe par nos gouvernants (et plus encore par des lobbys puissants et déterminés qui influencent des pouvoirs faibles façon Flamby)
Mais justement les temps actuels n’étant pas réjouissants, il est bon de retrouver ceux qui, en des temps eux aussi déprimants, constituèrent leur camp retranché loin des folies de leur époque. Tel est le cas de Giuseppe Antonio Borgese.
Cela fait vingt ans que je connais l’existence de son livre Goliath – La marche du fascisme et j’ignore pourquoi je me décide seulement cette année à l’acheter et le lire.
A travers Etiemble qui l’a préfacé, je découvre un milieu d’écrivains en exil à l’université de Chicago, dont Etiemble, Borgese, la fille de Thomas Mann, tous soumis à la dictature d’un chef de département nazi et de sa secrétaire intrigante (j’aurais beaucoup à dire sur les pestes que sont la plupart des secrétaires de direction, monuments de bêtise arrogante et aigrie qui ont sans doute pourri tant d’occasions dans le fonctionnement de la société et dans l’ordre de la création). Tous ces gens là avaient leurs désaccord (pour ma part, je penche plus du côté d’Etiemble qui était presque aussi sévère à l’égard de la « ploutocratie » américaine qu’à l’égard du fascisme et reprochait à Mann son aveuglement sur ce point, il faudra que je reparle d’Etiemble un jour), mais au moins tous avaient la même lucidité à l’égard du mussolinisme, étrange calamité dont Borgese écrivit la genèse.
Avec Borgese donc on respire un air pur. L’air d’un humanisme qui aurait voulu que le patriotisme italien gardât quelque chose de l’inspiration universaliste de Mazzini plutôt que de se noyer dans l’abjection nationaliste, égoïste et impérialiste dès les années 1910. Borgese revient souvent sur une citation de Mommsen, grand spécialiste de l’antiquité, qui insistait sur le fait que la prétention des Italiens à prendre Rome comme capitale, c’est-à-dire à la soustraire au Pape, devait impliquer que ce peuple se dotât d’un projet politique ouvert à toute l’humanité (on aurait pratiquement envie de dire la même chose aujourd’hui de ceux qui prétendent faire de Jérusalem leur capitale politique).
Je repense vaguement aux impressions de Romain Rolland dans ses Mémoires qui séjourna longtemps à Rome dans les années 1870, peu de temps après l’unification italienne et la disparition des Etats pontificaux.
La peste brune européenne née en Italie, la folie du fascisme. Borgese en retrace l’origine dans cette expérience picaresque de d’Annunzio gouverneur de Fiume. Quelques mois au sortir de la grande guerre, au cours desquels tout fut inventé, tout le matériau que Mussolini et Hitler allaient utiliser : les slogans, le salut romain. C’est de l’anthropologie du fascisme que Borgese nous offre là, de l’anthropologie telle que nos universitaires l’affectionnent, mais plus pure que celle des universitaires, parce qu’elles procèdent d’un témoin direct, qui a mangé à la table de Mussolini en 1918 à la Scala de Milan, au grand dîner offert pour accueillir Wilson. Une fois de plus de profite de cette mention pour vanter les témoignages directs et plaider pour l’élimination des intermédiaires (les historiens, les sociologues).
Qu’on le veuille ou non l’histoire qu’on nous enseignait dans les années 80 dans les lycées valait vraiment quelque chose, avec ses accents marxisants et sa fidélité au républicanisme français elle avait beaucoup de clarté sur les « grands drames européens » comme l’histoire du fascisme, qu’elle ne réduisait pas à une sorte de Mal théologique comme le fait la pensée droit-de-l’hommiste actuelle. Cet enseignement à l’époque nous apprit le nom de d’Annunzio, mais omit peut-être d’en décrire la geste (au sens médiéval du terme). Les aventures individuelles comme celle-là sont toujours instructives, parce qu’elles produisent des symboles poignants, plus efficaces dans l’histoire de l’humanité que le jeu arithmétique des conflits d’intérêt et des rapports de classe. Sans ces moments étranges où un homme flanqué de dix acolytes, croient en leur bonne étoile et saisissent un drapeau, qu’ils se nomment d’Annunzio, Lénine, de Gaulle ou Castro, l’histoire des peuples demeurerait aussi plate qu’un morne cahier de comptabilité de grand trust financier.
D’Annunzio fut de ces aventuriers qui pouvaient casser en deux l’histoire d’un continent, pour le meilleur et pour le pire. Lui pour le pire assurément.
C’est bien sûr quand il parle de Mussolini que Borgese est le plus convaincant (et mérite probablement le plus le prix Nobel qu’Etiemble voulait lui décerner). Quand il dénigre ses entretiens avec Emil Ludwig, ses tentatives d’essais philosophiques, sa débilité littéraire. Il y a dans les remarques de Borgese des anecdotes qui nourrir une longue réflexion. Je pense à cette phrase de Mussolini (p. 60) « Les gens d’aujourd’hui n’ont pas le temps de penser. Il est incroyable comme l’homme moderne est disposé à croire » Zweig dans son « Monde d’hier » avait lui-même décrit l’accélération de la vie dans la première moitié du XXe siècle. Il est beau de constater que le fascisme des années 20 est le fruit de cette accélération, et moi qui me bats becs et ongles pour ralentir les rythmes de vie, j’aurais envie de dire que le fascisme médiatique et consumériste du XXIe siècle n’est pas moins l’enfant de la précipitation que le mussolinisme.
J’aime le refus de Borgese d’imputer le nihilisme de Mussolini à son enfance vécue dans la pauvreté comme le tyran lui-même fut enclin à le faire, et comme nos belles âmes contemporaines paternalistes le feraient sûrement. Aucune condition sociale ne permet en soi d’expliquer les causes de chimères personnelles. J’apprécie aussi son refus d’accorder du crédit aux commérages des biographes de bas étage et de faire de la psychologie de comptoir. Il rapporte toujours Mussolini à sa soif de pouvoir dans ce qu’elle a de grotesque au regard de la médiocrité du personnage et cela suffit à faire de l’histoire du fascisme une farce grossière
Or c’est cela qui fait la très grande force de la prose de Borgese. Ce parti pris de l’humour méprisant. Celui dont nos contemporains n’ont plus le courage. Car nous aussi devrions traiter avec le plus grand dédain, la stupidité puante de nos médias et de nos politiques – quand par exemple ils nous racontent comme le Wall street journal que la Syrie a « les plus grands stocks mondiaux » d’armes de destruction massive (et pourquoi pas aussi que Bachar el Assad mange les enfants tant qu’on y est ? Ca c’est pour la semaine prochaine !). Bien sûr c’est cela le ton juste : vous nous prenez pour des abrutis, mais les crétins c’est vous ! Il faut savoir renvoyer la violence à la violence. La violence de l’imbécilité politique dominante est toujours la même (celle du fascisme médiatique actuel équivaut à celle de Mussolini). Ne pas lui opposer la déploration indignée à la Zweig. L’humour corrosif à la Borgese vaut bien mieux. Mussolini était un pitre, porté par d’autres pitres, ne pas lui faire le cadeau de voir en lui un symptôme sérieux de quoi que ce soit. La crise dont il est le fruit était tragique, mais pas sérieuse.
D’ailleurs Borgese était aussi corrosif à l’égard du bolchévisme auquel Mussolini était censé s’opposer. Il montre que celui-ci avait échoué dès 1920 face aux armées franco-polonaises, et que donc c’est par pure imposture que le fascisme a pu se présenter comme un rempart contre lui (un peu comme le mythe du Bushisme « rempart » contre le terrorisme international de Ben Laden…).
En écrivant ces lignes, je suis d’ailleurs tenté de sauter aux conclusions extrêmes. Si le courage – et non seulement le courage, mais la seule attitude intellectuelle moralement juste à l’égard du fascisme - est dans le portrait littéraire ironique que Borgese fait du fascisme, toute analyse universitaire « rationnelle » et modeste, sociologisante (notamment marxisante) ou psychologisante n’est-elle pas entâchée du défaut inverse, celui de la lâcheté ? Dès lors ne faut-il pas soutenir avec force que notre époque vouée au culte des experts, médiateurs universitaires du réel, qu’ils soient sociologues, psychologues, politologues, cultive pour cette raison la lâcheté à tous les niveaux ? Le savoir objectivant frappé d’une insuffisance éthique… Mais alors, si nous plaçons le courage au fondement des savoirs, quelle garantie a-t-on que le savoir soit exact ? On ne peut placer se fier à l’éthique seule sans verser dans l’irrationalisme, et cependant c’est un fait que la raison objectivante sans l’éthique est faible, médiocre, visqueuse comme la pensée académique de notre époque et, pour cette raison, impuissante à contrer les fascismes contemporains. Je referme ici la parenthèse (que j’aurais d’ailleurs pu prolonger en parlant de la gauche, de Mélenchon, du socialisme néo-jacobin qu’il tenta d’inventer le temps d’une campagne, toutes choses qui se sont si vite périmées faute d’un sens réel des problèmes de notre temps, mais cette digression nous mènerait trop loin).
L'humour et l'ironie méprisante sont sans doute la seule arme éthiquement juste face à la bêtise oppressante. Cela Voltaire nous l’a enseigné. Mais cela suppose évidemment qu’on fasse preuve dans l’humour d’un talent littéraire éprouvé (ce dont Borgese disposait), et aussi, comme assiette ou point d’appui de ce talent, un système de valeur limpide, en tout supérieur au système qu’on dénigre. Remarquons ici que Borgese a l’intelligence d’adosser son combat à Platon, à Kant, bref à des philosophies de la transcendance. Je crois qu’il a raison. L’hégelianisme (comme celui de Croce) et toutes les pensées de l’immanence (y compris peut-être le nietzschéisme, sauf à trouver certaines formes de transcendances dans Nietzsche, au moins celle de l’art) s’accommodent nécessairement du fascisme (à commencer par le fascisme des émotions brutes). Certes le platonisme produit aussi des doses de violence (chez les néo-conservateurs straussiens), il est une condition nécessaire et non suffisante de la résistance éthique, mais nécessaire quand même. Hors d’une pensée de la transcendance, de la verticalité, la résistance manque de cohérence.
Peut-être le mussolinisme se prête-t-il particulièrement à l’humour méprisant, plus que l’hitlérisme, parce que, bien qu’ils soient tout aussi médiocres l’un que l’autre, la version allemande du fascisme avait quelque chose de pathologique, et à ce titre fort inquiétant, que ne parvenait pas à égaler son original italien. Mussolini reste en effet avant tout un velléitaire, cynique certes – qui pendant la première guerre mondiale n’est bon qu’à jeter une grenade sur deux pauvres soldats autrichiens désœuvrés sur une portion du front où il ne se passe rien, comme d’attaquer la Grèce en 1923 sans même lui déclarer la guerre, puis l’Ethiopie et l’Espagne sans ultimatum (pour ne pas permettre à l’adversaire de capituler ce qui briserait l’élan de la victoire comme le note délicieusement Borgese) – mais tout en restant accessible à des formes de crainte devant les forces criminelles qu’il déchaîne (voir l’entretien du Duce avec l’auteur du livre juste avant l’assassinat de Matteotti), voire de repentir.
Si la médiocrité du mussolinisme mérite la plus mordante des ironies, ce n’est pas pour le fanatisme délirant qu’elle déchaîne à la manière du nazisme, mais parce qu’elle place la violence d’un abruti au dessus de la loi et de la raison, et, en ce sens, ouvre la voie à la folie nazie, et à tant d’autres formes de démence humaine.
En ce sens la nature de la condamnation qui doit peser sur Mussolini est de même nature que celle que Victor Hugo fit planer sur la tête de Napoléon III.
y avait juste un petit reproche à adresser à Borgese, c’est peut-être de n’avoir pas tenu jusqu’au bout le parti pris de la dérision. Après avoir obstinément refusé de créditer de quelque génie que ce soit le dictateur italien, il finit, quand il décrit l’ascension de son mode de gouvernement à partir de la capitulation de l’Eglise chrétienne, par lui accorder une certaine envergure. Peut-être est-ce là un avatar ultime et subtil du syndrome de Stockholm. En tant qu’exilé, et donc que victime, peut-être Borgese pour donner sens à son infortune ne pouvait-il pas s’abstenir quand même de trouver une certaine forme de grandeur à celui qui en était responsable.
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