"Histoire philosophique et politique des deux Indes" (II)
24 Avril 2010 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes
L'été dernier nous avions lancé une discussion sur les Lumières et le colonialisme à l'instigation d'un lecteur admirateur de Diderot - voir nos billets du 17 août 2009 et du 26 août 2009.
Je crois que Stéphanie Couderc-Morandeau a raison de dire dans son livre que l'idée même de progrès, la vue selon laquelle l'autre est un barbare attardé, favorise toujour le colonialisme, et, en ce sens, les Lumières ont été colonialistes.
Si vous prenez par exemple le chapitre "Occuper l'Afrique du Nord ?" dans Histoire philosophique et politique des deux Indes (ouvrage du 18ème siècle il faut le rappeler) : l'auteur y écrit : " si la réduction et le désarmement des Barbaresques ne doivent pas être une source de bonheur pour eux comme pour nous (...) restons dans nos ports !" Cela signifie qu'il ouvre encore la possibilité d'une conquête coloniale ("la réduction et le désarmement") qui puisse apporter du bonheur. On ne peut pas nier que beaucoup y ont cru, y compris parmi les colonisés, mais dans l'ensemble la psychologie anticoloniale contemporaine, nourrie aux sources de Fanon, Sartre et Hegel (la dialectique des regards), ne peut pas adhérer à l'idée qu'on puisse faire le bonheur d'autrui en le désarmant.
Reconnaissons tout de même à cette Histoire philosophique, le mérite d'avoir établi "in abstracto" de bons principes moraux de ce qu'aurait pu être une politique commerciale intercontinentale raisonnable dans les deux siècles qui ont suivi la découverte des Amériques. Je renvoie notamment à l'étonnant chapitre de Diderot intitulé "Du droit de coloniser" qui est peut-être le texte le moins colonialiste de tout le livre et qui définit assez précisément les conditions d'une occupation de terres vierges qui n'aurait nui ni aux intérêts des "sauvages" ni à a bonne entente avec les Européens. C'est un texte qui pose très clairement qu'une spoliation des terres ou des idées religieuses transforme le spoliateur en bête sauvage que le peuple menacé est en droit de chasser de chez lui par les armes...
C'est une heureuse intervention de Diderot dans le livre, mais toutes ne le sont pas. Celle qu'il pose à la fin du chapitre sur la république communiste organisée par les Jésuites au Paraguay me semble notamment d'assez mauvais goût. Non qu'elle soit dépourvue de mérite sur le fond - elle nuance la naïveté du début du chapitre écrit par quelqu'un d'autre - mais on y retrouve toute sorte de facilités propres à Diderot : son lyrisme, ses points d'exclamations, ses badinages, et son obsession sexuelle. Curieux : j'aimais Diderot à 16 ans (son Jacques le Fataliste). Aujourd'hui, dans les pages de l'Histoire philoophique il m'agace bien souvent.
Le plus intéressant dans ce livre, je trouve, c'est ce regard des Lumières, qui baignait toute une partie de la bourgeoisie et de l'aristocratie de l'époque : cette façon de penser l'humanité dans son ensemble, et dans les défis qu'elle avait à relever face à une nature hostile, et une propension à perdre de vue les préceptes de la raison. Ces hommes étaient guidés par un schéma de pensée intéressant, une grille de lecture, qui leur faisait aborder tous les problèmes sous ce double angle d'approche (un peu comme les stoïciens, autre grande option rationaliste de l'histoire de l'humanité que j'étudie et défends en ce moment, abordaient eux aussi tous les problèmes dans une dialectique avec la nature et avec la perversion, mais tout en posant la problématique de la perversion sur une ligne différente de celle des Lumières).
A l'époque des Lumières, le combat pour la maîtrise de la nature (notamment la baisse de la mortalité humaine) était loin d'être gagné comme il le fut un siècle plus tard. Et donc l'optimisme dont on crédite souvent cette époque est tout de même mêlé de beaucoup d'inquiétudes qui rendent les argumentations nuancées et intéressantes. Je crois qu'il faut revenir à la lecture de ce livre qui fut sans doute la meilleure production de son temps sur la problématique coloniale. J'y reviendrai d'ailleurs peut-être à nouveau sur ce blog.
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