Idiome, langages et mots
29 Janvier 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Ecrire pour qui pour quoi
On peut légitimement ne pas aimer Derrida. Moi même j'ai plus d'une fois critiqué l'irrationalité de sa philosophie. Il n'empêche que le rationaliste doit se confronter toujours à la limite sceptique et irrationnelle de sa construction théorique. Hegel l'avait bien compris. Kant aussi dans son dialogue avec le mage Swedenborg.
Je ne peux jamais écrire sans me confronter à toutes les interrogations posées par Derrida sur l'écriture. Son rapport à la mort par exemple... dans Otobiographie sur Nietzsche. Tout cela c'est de l'intime, oui, sûrement, donc de la littérature. La philosophie est tendue entre anthropologie et littérature.
Hier matin une stagiaire de 24 ans de ma mairie est venue me voir : "Je suis allée lire votre blog (celui sur vos travaux d'anthropologie), j'ai beaucoup aimé. On voit que vous êtes habité par ce que vous écrivez. Et vous traitez à partir de cas concrets des questions que les jeunes de mon âge on se pose entre nous, et dont on n'arrive pas à parler avec des gens comme vous qui ont lu et réfléchi. Ici à la mairie les gens disent que vous écrivez des trucs bizarres parce que c'est de l'anthropologie du corps, mais ils diraient la même chose si vous écriviez sur la religion. Ca leur fait peur". Puis elle est partie dans des évocations de ses vacances d'enfance en Italie du Sud. Et moi j'étais là toujours à me demander s'il fallait laisser la conversation sur le terrain du témoignage subjectif ou la placer dans un aller-retour avec l'universel, c'est-à-dire avec une objectivation anthropologique - c'est-à-dire, un plan discursif qui commence par "nous, les primates humains, on..."
Universel ou intime, intime ou universel ? Je repense toujours à quelques mots de Derrida sur l'idiome, la langue qui n'appartiendrait qu'à une personne et ne serait compréhensible que d'elle seule. J'ai dû déjà mentionner ça dans ce blog.
Après avoir bouclé mon livre sur la résistante Denise Albert et l'avoir adressé à mon éditeur, j'écoute un morceau de Patti Smith ce soir. Les premières notes me renvoient tout de suite à l'arrière plan d'un univers que je puis dater soit de l'été 1989 soit de l'été 1990 (je ne sais plus lequel). C'est comme une vibration qui est née en moi cet été là, qui s'est reproduite à nouveau, à d'autres moments où j'ai pu réécouter ce morceau sans être capable de le dater davantage. Divers moments de 1991, 92, 93. Une vibration intérieure dont je ne peux rien dire sauf qu'elle a existé à ce moment là, et renaît à chaque fois que j'entends à nouveau ces notes.
Voilà, ça c'est de l'ordre de l'idiome. Si je veux me placer du côté de "nous les primates", je peux citer ce dossier que la revue Books a sorti l'an dernier à propos de l'effet drogue de musiques (Books parle beaucoup des accoutumances et des folies), et par association d'idée, je songe aux multiples articles actuels sur le fait que la science un jour nous "guérira" de la mort. On nous parle même d'une inversion du temps qu'Einstein aurait évoquée en faisant semblant d'y croire. Un non-sens quand même du point de vue de la logique de la conscience : puis je me replacer à la première seconde où j'ai entendu Frédérick de Patti Smith pour la première fois tout en ayant à l'esprit toute la conscience de ce que j'ai vécu après (auquel cas ce ne sera plus vraiment le premier moment) ou m'y rendrai-je avec une conscience vierge (et dans ce cas comme ce sera toujours une première fois, je n'aurai même pas la possibilité de savoir si j'ai remonté le temps, donc ça n'aura aucun intérêt, comme l'Eternel retour nietzschéen, dans lequel nous vivons peut-être tous, mais dont la conscience ne peut avoir aucun impact sur nos vies puisque nous n'avons pas la conscience concrète d'un retour) ?
Ce soir, après mon bel effort "anthropologique" pour m'élever jusqu'à la conscience du monde qu'avaient les résistants de 40, je retrouve le goût de l'idiome, de la vibration sans équivalent, du "écrire pour tous et pour personne". Marc-Aurèle et ses "Pensées pour moi-même". Pourquoi ce titre ? Voulait-il vraiment n'écrire que pour lui ? L'idiome. L'envie de ne rien faire pour personne, pas même pour soi-même. Juste de séjourner dans le souvenir d'une sensation, d'un instant. Pour rendre à l'instant ses droits, être fidèle à des singularités absolues. C'était un peu ça le projet des philosophies du 20ème siècle contre lesquelles Luc Ferry dans ses jeunes années s'était tant énervé (quel idiot ce Ferry !) Curieuse idée quand même quand on y repense. Ce qu'a osé dire Heidegger par exemple : que seul le langage du Dasein pouvait accueillir l'ouverture de l'être (ce qui faisait de lui le "berger de l'être"). Un peu comme si sur le fond de non-sens total de l'univers (ou des multivers), il se nouait là une familiarité particulière netre lettre et le primate parlant (car Heidegger a eu beau combattre l' "anthropologisme" son éloge de langage parlait bien de l'humain). (Tiens il parait que la gauche allemande s'énerve contre L'insurrection qui vient parce que c'est trop heideggerien).
Fallait-il donc qu'à l'époque les philosophes croient au langage, et aux particularités de notre espèce ! Nous en sommes bien loin aujourd'hui. Quelqu'un à Brosseville me disait la semaine dernière : "Pour notre conférence sur l'agent orange au Vietnam on pourrait partir du fait que l'agent orange a détruit un écosystème". Les bombes américaines ont anéanti un écosystème vietnamien, et, au milieu de cet écosystème, tout un tas d'espèces ont été touchées : les moustiques, les cochons sauvages, les calaos, les hévéas, les homo sapiens, les araignées géantes, les... On ne croit plus que les êtres humains vietnamiens et leur langage aient pu avoir plus de rapport particulier à l'être que les coccinelles. La preuve est qu'on répare leur ADN comme celui des coccinelles. De la mécanique tout ça.
Marlena watches from the wall, her mocking smile says it all.
Ce soir en tout cas est la soirée de l'idiome, n'en déplaise aux anthropologues.
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