Ivo Andric, les Balkans, la Turquie
14 Septembre 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Lectures
A l'heure où Erdogan est accueilli au Caire comme un nouveau Nasser, il faut lire Le pont sur la Drina, chef d'oeuvre écrit en 1945 par un homme devenu prix nobel de littérature en 1961... et seulement traduit en 1994 (faut-il que la France méprise les Balkans pour avoir attendu si longtemps !).
Je ne sais si Kusturica sera à la hauteur au niveau de l'adaptation cinématographique, mais c'est vraiment de la grande littérature, très fine, en empathie avec les groupes et les individus qu'elle fait évoluer sur quarante ans (des années 1870 à la première guerre mondiale). Un livre qui non seulement vous fait ressentir profondément l'histoire et la mentalité des Balkans (ce mélange d'univers turc et slave) au delà de la vision abstraite des cartes géopolitiques, mais aussi, qui à travers les particularités de cette région parvient à une approche si attachante de l'humain qu'elle en devient universelle - l'on voudrait même que chaque partie du monde pût avoir son "Pont sur la Drina" qui eût permis au reste de l'humanité de se reconnaître en elle. Il faut dire que l'endroit s'y prêtait. Visegrad sous la botte autrichienne, à quelques kilomètres à la fois de la frontière turque et de la frontière serbe. Ce pont, magnifique et magique, "le rêve d'un Vizir" natif de la région.
On comprend tout : l'occidentalisation par les Habsbourg, les remous politiques qu'elle entraîne avec l'émergence des nationalismes (serbe, musulman, juif), et cela vous est raconté à travers les regards, les silences, la nouvelle façon qu'ont les jeunes gens de parler, de séduire, de se battre. Ce nouveau rapport au temps quand l'administration autrichienne vient tout mesurer et fait construire un train qui relie la région à Sarajevo. Et la réaction des paysans, ces oubliés de l'histoire, cette chair à canon, ces gens qui ont leur façon à eux d'entendre, de commenter, et de se taire, qu'ils croient en Allah ou en Dieu - quelque chose qui me fait penser, moi, aux paysans du Béarn que j'ai connus, ceux d'avant la télé et d'avant les automobiles. Et en même temps, on sent qu'il y a autre chose : le rapport à la terre, à la vie en plein air, certes, à ces bourgeois qui aiment se moquer de vous et vous tromper en vous faisant croire que le train est déjà parti alors qu'il ne s'en va que dans trois heures, mais aussi ce rapport aux valeurs orientales "le doux silence" indolent vertu cardinale de l'empire ottoman (je me souviens de mon passage à Belgrade quand mon ami à Kalemagdan me disait "allons marcher en devisant tranquillement, fichir bei comme disaient les intellectuels turcs). Pensez à la belle endormie qui était la forme de la Turquie sous la plume de nos dessinateurs d'avant-1914, pensez par contraste à L'Homme sans qualité de Musil dans cette Vienne trop rationnelle, trop inquiète (notre modernité, des écrits de Trotski réfugié en Autriche à ceux de Freud, qui la quitta vient de là).Tout cela est captivant. On aurait voulu un Pont sur la Drina "tome 2" : sur le Visegrad de la première Yougoslavie, celui de l'occupation nazie, celui de la Yougoslavie communiste, celui de la guerre civile de Bosnie (qui a sans doute éradiqué ce qu'il y restait d'oriental et de turc).
On voudrait visiter Visegrad, en pélerinage, comme une Mecque de la littérature, une ville qui a permis le miracle littéraire de ce roman d'Andric, qui a permis à l'humanité de chacun de grandir à travers le roman de Visegrad. On aurait voulu le voir avant que Kusturica n'y construise son parc d'attraction (le décor de son film qui est destiné à perdurer pour "attirer de devises" dans la région). Kusturica a-t-il conscience de la lourde responsabilité qu'il prend en tournant ce film et en laissant ce parc d'attraction ? Est-il conscient du risque de transformer cette ville en Dysneyland ? Veut-il par ce biais recréer le Visegrad multiethnique ? Un multiethnisme sous l'égide des dollars (ou des yuans) et de la consommation, ce n'est pas bon du tout. Peut-être la seconde mort du vizir qui construisit le pont, la deuxième mort de la culture ottomane en Serbie orientale. Une mienne correspondante turque dont les ancêtres étaient de Sarajevo me faisait part récemment de son scepticisme "instinctif" à l'égard du projet de Kusturica. A juste titre je pense. Il faut dire aussi qu'elle n'aime pas l'ambiance de foire de ses films (que moi pourtant j'apprécie bien). Il est certain que cette ambiance serait elle aussi, par elle-même, un crime contre le "doux silence". Kusturica est-il capable de faire un film silencieux ? C'est ce qu'il faudrait à Visegrad.
Je parle de tout cela d'autant plus tranquillement que je me suis désengagé de mon intérêt de Balkans progressivement depuis 2001. C'est pourquoi j'ai attendu 10 ans avant de lire Andric. Mon point de vue est donc désormais détaché et assez impartial, je crois. Je salue la générosité d'Andric, le Croate, lui aussi étranger à l'égard de la Bosnie orientale, qui a trouvé tant d'inspiration pour parler des gens de cette terre comme s'il étaient ses propres ancêtres. C'est la même générosité - une générosité lucide du point de vue des valeurs universelles -, je suppose, qui lui fit prendre le parti des serbes résistants, quand son propre pays était gavé d'exaltation nazie.
Aujourd'hui M. Erdogan devient "néo-ottoman" et va porter la bonne parole turque de la Somalie affamée à la Tunisie incertaine. Tant mieux pour les habitants de Gaza qu'il veut aider avec sa flotte de guerre, mais ce n'est pas sans danger. En même temps je comprends que la Turquie veuille reconstituer son empire, ou un crypto-empire, quand nous mêmes, de Clinton à Obama et de Jospin à Sarkozy, nous comportons de façon impériale. L'impérialisme suscite d'impérialisme. Rien de nouveau sous le soleil. Bella ciao, qui a eu la bonté de publier mon dernier billet sur le Nicaragua, édite aussi des passages des articles de Jaurès dans la Dépêche du Midi sur la conquête de la Tripolitaine. Jaurès faisait remarquer au début du XXe siècle que la conquête de Tripoli suscitait l'indignation de tout le monde musulman. Dans Le pont sur la Drina il y a un passage où les jeunes musulmans de Visegrad coiffés d'un fès interpellent un ouvrier italien à propos de l'invasion de Tripoli. Aujourd'hui tout le monde musulman n'est pas soulevé car nous avons habilement mêlé notre ingérence à la rhétorique de la solidarité avec les "printemps arabes". Mais chacun en Méditerranée orientale sait ce que nos multinationales feront de l'or noir libyen. Pour cette raison tous encourageront M. Erdogan a reprendre pied en Libye, comme il se sont plus ou moins ouvertement félicités de voir M. Ahmadinejad reconquérir de l'influence en Irak face aux GI's. La concurrence des empires est bien embarrassante pour les peuples, mais c'est un pis-aller par rapport à l'hégémonie d'un seul.
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