L'extrême gauche socialiste française en 1899-1900
Voici ce qu'écrit dans ses Mémoires (p. 296) Romain Rolland (qui avait semé une sacrée pagaille avec sa pièce de théâtre dreyfusarde "Les Loups" en 1898) à propos du Parti socialiste qui était l'extrême-gauche de cette époque (et dont il était proche) :
"La fièvre des passions politiques, qui brûlait en ces temps-là les veines de la France, me donna le goût des spectacles du Forum. Je fus un abonné des grandes séances de la chambre. Je complétais là mes expériences de Théâtre Populaire. Le Palais-Bourbon était alors, à mon sens, le premier théâtre de Paris. Sa troupe était hors pair. Jaurès se montrait dans tout l'éclat allègre de ses premiers succès : il menait à l'assaut sa troupe bien exercée, alerte, réjouie, sûre de vaincre, du parti socialiste. Que j'assistai à de beaux tournois ! Un peu plus tard, je devais voir Jaurès et Clemenceau rompre les lances. Mais en ces années d'avant 1900, toute l'Extrême-gauche, Jaurès, Millerand - (l'âge des trahisons* n'avait pas encore commencé) - marchaient ensemble contre les droites et contre le centre, que présidait le petit Méline, tout blanc, tout menu, fort de sa routine, de son astuce, et des gros intérêts capitalistes dont il était le commis.
L'Extrême-Gauche était le seul parti qui parût vivant. Elle vivait, avec fracas. Tout le reste de la Chambre semblait assoupi, indifférent ou absent : - (il n'en était rien, comme on verra : leur décision était prise d'avance, ils laissaient dire). - Il ne pouvait sortir de leurs rangs un mot, qui ne fût relevé par les sarcasmes, les apostrophes, les hurlements del'Extrême-Gauche. Pas une maladresse de discours, pas une équivoque malencontreuse, qui ne fût happée au vol par l'ironie violente et la malignité toujours en éveil de ces soixante hommes d'attaque. La voix bruyante de Jaurès menait la meute en s'exclamant :
- C'est admirable !.. C'est Hénaurme !... Il est bouclé ! cloué !... enferré!...
Quand on les voyait ensuite à la tribune, on n'avait pas de doute qu'ils ne triomphassent. Aucun scrupule ne les arrêtait. Ils faisaient flêche de tout bois, des complaisances et des attaques de leurs adversaires, de la menace et de la flatterie, de la violence et du patelinage, de l'appel au peuple et (pourquoi pas ?) de l'appel à la droite; ils s'appuyaient, au besoin, sur le ministère contre le ministère. Ces hommes étaient d'aptitudes très diverses, et ils savaient se partager la tâche : chacun venait, au bon moment, fixer son dard, ébranler ou forcer la conviction. Les deux plus marquants étaient Millerand et Jaurès.
Millerand avait les cheveux gris taillés en brosse, les joues et le menton rasé, une moustache petite et noire, qui semblait déplacée sur ce visage d'homme de loi; portait lorgnon; était vêtu d'une jaquette grise; tenait la tête un peu baissée, écoutait avec une attention singulière, - fixe et hostile; ne regardait pas l'interlocuteur, et prenait notes sur notes. Quand il parlait sa façon était âpre, précise, retorse, pressante, agressive. Je lui trouvais (sans le connaître) un je ne sais quoi d'inquiétant, de fort, de pas très franc, de dangereux. Sa parole était à double tranchant; il était toujours armé, et cherchait le défaut de la cuirasse ; il ne frappait jamais au hasard. Il devait être bilieux, et ne souriait guère. Cette tension continue et hostile faisait impression.
Tout autre était Jaurès. Large, fort, vulgaire d'aspect et de façons, rouge et barbu, les traits larges et charnus, négligé dans sa mise, jovial et rayonnant du plaisir de lutter, il gravissait d'un pas lourd et pressé les marches de la tribune, et commençait par s'ingurgiter un grand verre de vin rouge. Sa voix avait un timbre éclatant, trop élevé, jusqu'à l'aigu, fatigant; il aurait pu en diminuer de moitié le volume, sans cesser d'être entendu des derniers rangs des tribunes ; mais on sentait que c'était pour lui une allégresse de la donner dans son plein; et il la tenait, sans fatigue, à ce haut diapason, pendant tout son discours, durât-il une heure et demie à deux heures ! Il l'abreuvait, verre après verre. Il avait un très fort accent du Midi, non pas celui chantant et rigolo de Marseille, mais le lourd accent, méridional et montagnard tout ensemble, du Tarn. Ses intonations tenaient parfois du prêche. Quand il débutait, c'était vraiment le ton du sermon, monotone, avec la montée de la voix vers le milieu de la phrase et la retombée sur les finales. Constamment, il déviait du sujet vers les développements oratoires; et il se complaisait à certaines images de panthéisme matérialiste : la mort, la terre où notre chair se fond. Mais il avait un calme, une maîtrise de soi, qui s'imposaient. Point de notes écrites, et aucune interruption n'était capable de troubler le déroulement de sa pensée. Bien au contraire, toute interruption lui fournissait un élément nouveau, l'excitait et el renouvelait. Dès qu'il s'enflammait ou s'irritait, - (en parfaite conscience), - les périodes prenaient une ampleur énorme; elles roulaient comme un boulet rouge; un mot jaillissait, enflammé, inattendu, qui clouait sa pensée dans les esprits les plus hostiles. dans la riposte à un adversaire, il jouait avec lui, comme un gros chat avec une souris, il le caressait, le faisait sauter, à gauche, à droite, sous les rires de l'auditoire, et, au dernier mot, il lui assenait un lourd coup de patte, il l’assommait. Au reste, point méchant, - alors même qu'il menaçait de représailles prochaines. Le type des Danton, larges, puissants, joviaux, généreux et politiques : personnellement, ils tendaient la main à leurs adversaires abattus ; mais pour le triomphe de leur cause, ils sont prêts à tout, et ils plastronnent.
La souris blanche, avec laquelle le gros chat jouait, pour la joie de mes voisins de tribune et pour la mienne, était le président du Conseil, Méline, ce petit vieillard, à la figure douce, étroite poitrine, qu'une taloche du Pantagruel aurait jeté par terre. et la souris, cependant, résistait, depuis plus d'une année; et, finalement, elle l'emporta.
Car c'était le plus frappant pour moi, de ces tournois : - les coups de lance, les discours, la valeur propre des joûteurs, ne jouaient, en fait, aucun rôle dans les décisions de l'Assemblée. On pouvait déployer devant elle toutes les ressources de l'éloquence, ou s'évertuer à lui offrir les raisons les plus irréfutables : l'Assemblée écoutait, n'écoutait pas, applaudissait, n'applaudissait pas, elle en pouvait penser tout ce qu'elle voulait, ou n'en rien penser du tout : - au bout du compte, chacun votait dans le sens qui avait été fixé d'avance. En vérité, si un ministère tombait, il fallait qu'il l'eût bien voulu : car il avait une majorité, immuablement décidée à le soutenir, quoi qu'il fît. - Quant au public, le plaisir qu'il éprouvait à voir démolir un ministère était comique. Il jubilait. Même si c'était ses intérêts propres qu'on démolissait, du même coup. Ainsi, les enfants qui rient, lorsque Guignol rosse le commissaire.
J'étais alors très détaché des partis politiques. Je n'avais pas une confiance bien solide en le parti socialiste. Mais il m'apparaissait que l'avenir était de son côté, ses idées avaient, auraient raison, et ses champions savaient donner de la grandeur aux débats : leurs adversaires en manquaient tout à fait ; la vie les avait fuis.
Je participai au Congrès du parti socialiste, en 1900, salle Wagram. J'y assistais, avec une carte de délégué du syndicat ébéniste de Cette! Je m'étais rangé à gauche, avec les Jaurésistes, et je votai avec eux. - Je venais surtout pour étudier une foule révolutionnaire : (j'écrivais alors Le Quatorze Juillet). Je fus déçu. Je m'y attendais : (imagination passe réalité). La foule que je vis là était l'éternel peuple de Shakespeare, braillard, irréfléchi, sans aucune suite dans les idées. Au plain d'un débat, qui le passionnait, tout le public se levait et tournait le dos à l'estrade; tous les regards se portaient vers l'entrée de la salle; tous riaient et acclamaient : c'était un sous-officier en uniforme, qui venait se mêler aux débats. Si le camp adverse interrompait la parole d'un orateur, ses partisans, pour rétablir le silence, faisaient un vacarme effroyable; et c'était alors un déluge d'injures sans saveur, où toute la salle était noyée. La journée entière, neuf heures du matin à six heures du soir, fut un chenil de chiens hurlants : les faces étaient congestionnées, les poings menaçants,les bras tendus, style David dans ses "Horaces" et ses "Curiaces". dans l'atmosphère épaisse et chargée de fumées de tabac, seul circulait, paisible, parmi le charivari, le garçon de café, portant un plateau chargé de bocks. Des deux côtés, de faux socialistes charlatans, comme le fameux Edwards, directeur du Matin, pour faire l'ouvrier, avaient posé bas leur veston.
Jaurès faisait plaisir à voir, avec sa grosse face, calme et joyeuse, sa robuste vigueur, et sa bonté dans ses yeux. Il était à l'aise dans ce chaos. A le bien regarder, je lisais en lui certaine faiblesse morale : sa force était de tempérament, plus que de volonté. - De l'autre côté de l'estrade, se dressait Guesde, l'irréductible, figure d'ascète fanatique, une grande barbe et des lunettes. A ses côtés, Lafargue vociférait. Et je vis, pour la première fois, Aristide, qui était l'organisateur du Congrès : Briand, le fin renard, le rhéteur ironique et déjà las; son astucieuse indolence soulevait des tempêtes dans le camp des Guesdistes. Le vieux Communard Vaillant, lourd, mal ficelé dans uen redingote au col gras de pellicules, les yeux cachés sous des lunettes noires, parlait d'une voix forte et bafouillante; et par une fausse bonhomie, il tentait d'entortiller également amis et ennemis : (je dis l'impression qu'il faisait à mon entourage).
En dépit des efforts de Jaurès, qui, seul, par intermittences, émergeait du chaos des criailleries, on ne parvint pas à réaliser l'unité. Le Parti Ouvrier, quand il se sentit décidément en minorité, prit le premier prétexte (une rixe entre deux socialistes), pour quitter tout à coup bruyamment la salle. Guesde marchait en tête, les drapeaux rouges déployés.
Malgré l'admiration que m'inspirait Jaurès et sa puissance incontestable, qui reposait d'une part, sur les intellectuels, de l'autre sur les Fédérations des provinces, j'avais l'instinct que les Guesdistes étaient plus forts. Moins intelligents, moins sympathiques, ils me parurent moralement supérieurs; leur intransigeance les défendait contre les compromis de la politique, auxquels les Jaurésistes étaient plus disposés. Ce devait être la cause prochaine de la grande fureur de Péguy contre Jaurès, qu'il avait idolâtré : son amour pour lui se mua en haine; j'ai assisté, plus tard, avec stupeur, à ses éclats. J'en reparlerai. J'ai conscience moi-même d'avoir été injuste pour le bon pantagruel, dont le gros péché, aux yeux des fanatiques de tout poil, fut d'avoir une trop vaste intelligence, qui était capable de tout comprendre, qui eût voulu concilier l'irréconciliable, et qui tendait sa large main aux concessions mutuelles, qu'il était le seul à consentir, par sens profond de l'humanité.
Mais c'était là une vertu qui, dans les temps convulsés qui allaient suivre, a dû s'exiler du monde."
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* Millerrand et Briand allaient rejoindre la droite par la suite.
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