La fin de l'apeiron
25 Novembre 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes
Tout le monde peut être d'accord sur ce diagnostic, bien que celan'implique hélas rien quant aux solutions à apporter (car les solutions sont absentes). La tristesse de notre monde tient à ce que nous avons liquidé l'apeiron, cette notion qui travaillait (et angoissait) tant les présocratiques. L'apeiron : l'infini, ce qui reste ouvert.
Avec cette vision du "village-monde" qui a travaillé la globalisation, cette obsession d'exploiter intensivement et rationnellement chaque millimètre carré jusqu'à ruiner l'écosystème, et de réduire (par le réductionisme biologique) les dernières formes de résistance (comme la dépression, grande résistance du début des années 2000, voyez "Tomber sept fois, se relever huit" de Labro), l'espace est aujourd'hui complètement clôturé : il n'y a plus d'Odyssée possible. Dans ce huis clos dont les issues ont été soigneusement bouchées, toutes les rancoeurs et les méchancetés peuvent se déchaîner : elles seules même peuvent donner une raison de vivre. C'est pourquoi dans ce monde sans fenêtre Bernard-Henri Lévy et Caroline Fourest sont rois.
C'est aussi, par la force des choses, un monde où les femmes, habituées à gouverner des espaces clos, respirent mieux que les hommes, autrefois éduqués au don quichottisme. Tout notre passéisme se nourrit de cela du reste : il n'est plus d'horizon de conquête que dans le temps écoulé, celui qui vient ne promettant que toujours plus de paralysie de nos gestes.
Dans ce monde fini où tout est quantifié (même les séries TV : il suffit d'aller voir sur wikipedia à chaque fois qu'on souhaite savoir combien d'épisodes il nous reste à voir) l'instant manqué est une fraction du quantum d'instants de même nature qui nous étaient alloués (par exemple, le nombre de fois où je vois mes parents est un nombe de fois fini), et donc chaque instant se vit comme un arbitrage entre diverses pertes possibles, ce qui de toute façon le prive de toute saveur.
Bien sûr on est là à l'opposé de tout ce qui fut la culture des enfants gâtés des années 60-70, culture dont je suis héritier (je m'en rendais compte encore ce soir en lisant un séminaire de Castoriadis sur Platon daté de 1986). Le livre de Tobie Nathan dont j'ai déjà dit beaucoup de bien ici est très sincère sur l'esprit de conquête qui présida à cette époque. Il dit notamment des choses très belles sur ce qu'était la conquête sexuelle à ce moment-là qui était vécue come un réel horizon métaphysique et pas du tout comme aujourd'hui comme un simple enjeu d'optimisation du bien-être.
Je sais bien que, de nos jours, beaucoup de jeunes gens sont prêts à se saisir d'Internet et des outils de leur environnement pour "réussir des coups" ainsi que je l'ai remarqué dans un précédent billet, mais ces coups n'ont pas plus de valeur que des stratégies à deux balles à une table de poker. Le système est bien trop normé, y compris dans les pertes prévisibles, pour qu'on puisse encore y parler du moindre esprit de conquête, encore moins d'une errance.
Il me semble que la fermeture de l'apeiron se ressent sur chaque aspect de nos modes de pensée. Par exemple sur la manie de la pondération et de la vérification que nous avons introduite en philosophie et en sciences humaines (pour autant que cette dernière expression ait un sens), là où jadis l'esprit de conquête en dispensait tout le monde. Le bougisme qu'on impose à tout le monde, y compris à nos enfants en les amenant visiter des musées à trois ans... reflète aussi l'inquiétude généralisée de vivre dans un monde où en fait il n'y a plus aucun moyen de se projeter dans quoi que ce soit, et donc plus rien à faire (au sens profond du terme) : un monde devenu un immense camp d'internement à ciel ouvert.
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