"Le Destin de Rome", Marc-Antoine et Cléopâtre
19 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire
Fasciné par Rome depuis l'enfance, j'aborde toujours les documentaires et les "docu-fictions" contemporains, partagé entre Montaigne qui disait se sentir depuis l'âge de 7 ans plus citoyen de la Rome antique que de sa propre époque, et Roland Barthes qui raillait les acteurs américains des peplum, au front toujour dégoulinant de sueur comme des lawyers newyorkais au travail.
Le documentaire "Le destin de Rome" sur Arte hier soir (et rediffusé cet après-midi) était à maints égards fort séduisant, à commencer par son parti pris de faire jouer les acteurs en latin et en grec ancien. On pouvait même s'amuser de noter les petites différences entre l'acteur qui jouait Marc-Antoine et qui prononçaiet le "c" de César comme un "s" (et les "v" d'une façon moderne) alors que les autres disaient bien "kaesar" comme on nous l'apprenait au collège. Il paraît que es réalisateurs se sont même inspirés des fautes d'orthographe des graffiti pour mieux comprendre comment les gens parlaient en ce temps là.
Un historien dans la presse a garanti que le "docu-fiction" reflétait "à 95 %" ce qui s'était vraiment passé (sans doute en opposant cette production aux créations récentes comme la série britannique "Rome"), mais cette prétention me paraît surtout refléter l'arrogance de notre époque et j'ai été convaincu de son erreur en observant de près la façon dont Marc-Antoine et Cléopâtre étaient traités. C'est vrai que j'étais habitué aux dénigrements de Cicéron et de Plutarque contre le "neos dionysos" (ainsi se faisait appeler Antoine) d'Alexandrie. Je veux bien croire les réalisateurs du "Destin de Rome" quand ils affirment que tous les historiens qui ont traité le sujet étaient des propagandistes césariens qui ont donc caricaturé le couple alexandrin (enfin bon, Cicéron, lui, n'était pas du tout un césarien naïf, et le portrait qu'il fait du consul avant la mort de César fait plutôt froid dans le dos). Je veux bien qu'on rectifie certaines caricatures à la marge, mais dans le récit du "Destin de Rome", les défauts d'Antoine (notamment son côté provocateur et aventurier bien mis en valeur dans la série Rome) et de sa maîtresse sont si parfaitement gommés qu'ils deviennent une espèce de petit couple bourgeois paisible, qui élèvent tranquillement leurs enfants, plaisantent sur leurs parties de pêche, et ont même fondé un groupe "la vie inimitable" carrément assimilé à un club mondain. Il ne manque qu'un poste de télévision dans leur palais et l'on croirait reconnaître en eux le couple de télespectateurs d'Arte-type (celui qu'Arte voudrait avoir) confortablement installé dans son salon...
La thèse sous-jacente à cette mise-en-scène serait quelque chose du genre "Si le cruel Octave avait laissé Antoine mener se projets à bien avec Cléopâtre, on aurait eu une Rome grecque, un empire centré sur l'Orient plus beau et plus raffiné". C'est une idée que j'ai déjà trouvée chez des historiens. La tentation de la défense d'une histoire alternative nourrit toujours le fantasme du "ç'aurait été mieux si ça s'était passé autrement", mais il se peut que ce ne soit là qu'une vue de l'esprit.
Pour poser ce sujet correctement il faudrait se demander quel apport spécifique le modèle de civilisation romain "occidental" (déjà mâtiné d'hellénisme depuis quelques siècles) mi-républicain mi-monarchique tel que l'a construit Auguste pouvait fournir par rapport à la monarchie hellénistique. Des auteurs comme Hodgson sont convaincus que la vraie richesse et la vraie culture se trouvaient en Orient. C'est vrai pour la richesse économique, et aussi pour la culture lettrée (les arts et lettres). C'est moins vrai pour la culture concrète, celle du droit, à laquelle nous devons le système démocratique actuel (voir le bouquin de Sciavone à ce sujet). Je sais que la dynastie julio-claudienne au 1er siècle ap JC fut des plus impafaites. Mais au moins il y eut le droit romain pour continuer à faire "tourner" l'Empire, protéger ses institutions et ses citoyens, ce qu'il n'y avait pas dans le monde hellénistique. Certains comme Paul Veyne pensent même que c'est le droit qui a rendu fous les empereurs julio-claudiens parce qu'il les maintenait dans un équilibre politique intenable entre la plèbe et la noblesse sénatoriale. Bien sûr en France le droit intéresse peu les esprits littéraires et nos historiens ont tendance à croire qu'il pèse peu face à la philosophie grecque, mais c'est là une idée très contestable.
A l'inverse quand j'observe l'abjection politique et morale des derniers Ptolémées en Egypte (mais aussi des derniers Séleucides en Syrie), je ne suis pas du tout convaincu de la grandeur de ce modèle de civilisation. Même si Cléopâtre était à même de le regénérer, rien ne dit que ses successeurs auraient maintenu cet héritage.
Les pères de notre démocratie, les philosophes des Lumières (de Montesquieu à Marx), ont toujours considéré avec un certain mépris tous les absolutismes orientaux, de l'empire perse jusqu'au sultan turc, un ensemble qui inclut les monarchies hellénistiques. Les historiens contemporains tentent de contrer ce préjugé, réhabiliter les mal-aimés, mais cette facilité du contre-pied ne doit pas être menée trop loin.
Je ne crois pas du tout que l'empire façon Marc-Antoine et Cléopâtre eut valu mieux que celui d'Auguste. Il aurait constitué une avancée si Marc-Antoine avait réfléchi à un compromis entre la civilisation juridique romaine et l'absolutisme oriental (comme Octave, lui, avait dessiné un compromis entre monarchie et Répubique), mais il n'y a pas songé une seule seconde. Quoi qu'en disent les réalisateurs du film, il était affectivement, politiquement et culturellement prisonnier du système de pensée de Cléopâtre. La propagande d'Octave ne mentait pas là-dessus. Antoine était devenu hellénistique jusqu'au bout des ongles, il se prenait pour un nouvel Alexandre. Sauf qu'il n'avait même pas les moyens de son ambition. Il n'avait pas les moyens d'être un grand souverain hellénistique. Pour cela il eût dû conquérir la Perse gouvernée par les Parthes. Or il s'est cassé les dents sur les Parthes comme tous les Romains avant lui, et n'aura réussi qu'à conquérir l'Arménie. Incapable de saisir politiquement et militairement les possibilités historiques qui lui étaient offertes à partir, disons, de 40 av. JC, il s'enfermait désormais dans le rôle du velléitaire. Et son enfermement dans le piège d'Actium en 31 n'a fait que confirmer son échec. Si un coup du sort lui avait permis de remporter la victoire et finalement de marcher sur Rome, il aurait dû ensuite réfléchir (un peu tard) à un nouveau compromis politique entre l'Orient et l'Occident (un compromis d'autant plus nécessaire qu'il n'avait pas le contrôle de la Perse pour appuyer davantage son pouvoir sur l'Orient). Lui et ses successeurs en eussent-ils été capables ou auraient-ils tout simplement à nouveau perdu l'Occident à la faveur d'une nouvelle guerre civile ? Je penche plutôt pour la seconde hypothèse. A mon avis il n'y avait pas, dans le projet d'Antoine et Cléopâtre les moindres prémices d'une viabilité historique.
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