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Le blog de Frédéric Delorca

Le refus de la résilience, la mort des ennemis, le souvenir de Manuel Fraga

5 Février 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes

photo-023-retouchee.jpgUn des aspects les plus détestables de notre époque est la manière dont elle réduit toute la vie humaine à sa dimension fonctionnelle : nourriture, sexualité, plaisirs en tous genres ne sont plus conçus que comme des manières de "faire tourner la machine", redynamiser le corps, en évitant les moments désagréables pour éviter que le face à face avec lui-même n'aggrave la névrose. Dans cette économie de la fonctionnalité, la mort, comme tout le reste, est réduite à du presque rien, une série de procédures (celles de la "fin de vie", à l'hôpital, celle du rituel funéraire pris en charge par de sociétés commerciales), et une lourde obligation de "résilience" imposée aux survivants.

 

Cette confiscation de la mort fait partie de la montée de l'insignifiance dont parlait Castoriadis il y a 15 ans, et il est de notre devoir le plus impérieux de nous y opposer par tous les moyens. Nous devons refuser de "faire notre deuil", refuser l'acceptation de la mort, par tous les moyens, et affirmer que les morts qui nous ont été chers sont toujours vivants pour nous, que nous vivons encore certains moments passé avec eux, que par beaucoup d'aspects le temps n'aura pas passé aussi longtemps que notre mémoire le retiendra. C'est un devoir de résistance aussi bien politique qu'existentielle qui s'impose ici à nous. De même que, concernant les vivants, nous devons tenter de garder à l'esprit toujours leurs visages de jeunesse (à vingt, trente, quarante ans), et retenir les moments du passé que nous connaissons d'eux.

 

Valoriser les instants du passé, et la mémoire des morts aussi bien que celle des vivants, est une façon d'affirmer catégoriquement la valeur inaliénable et absolue de tout ce qui est vécu, comme de tout ce qui a vécu, et plus le monde actuel tente nous imposer le non-sens de son fonctionnalisme plus cela doit-être proclamé avec fermeté.

 

Nous devons appliquer le même respect et le même refus de la résilience au trépas de nos ennemis. Le 15 janvier 2012 Manuel Fraga, ex-président de la Xunta de Galice et ex-fondateur du Parti populaire espagnol est décédé à Madrid à l'âge de 89 ans. Des communistes s'indignent qu'un hommage lui soit rendu. Il avait été ministre de Franco (du tourisme, je crois), certains écrivent qu'en outre il serait responsable de la mort de cinq ouvriers basques (j'ignore dans quelles conditions et si même c'est exact).

 

Je crois que cet homme bénéficiait d'un fort capital de sympathie dans le système démocratique déjà vermoulu (vermoulu avant même que d'avoir vu le jour) de la nouvelle Espagne. Notamment parce qu'il s'était retrouvé embarqué dans le même bâteau que l'eurocommuniste Santiago Carrillo quand les Cortès avaient été pris d'assaut par les gardes civils. Je me revois, en 1994 dans une restaurant de luxe de Madrid, à la table de l'actuel porte-parole du Quai d'Orsay avec Pilar Cernuda, une sorte de Christine Ockrent espagnole, qui nous racontait cet épisode sur lequel elle l'avait interviewé. Je sais bien que les "bons" que nous présente le système médiatique espagnol ne le sont pas, à commencer par ce roi imposteur les archives d'un ex-ambassadeur allemand viennent de révéler les sympathies pour les pustchistes de 1981.

 

Mais déjà dans les années 1990 j'aimais à écouter les interviews de Fraga qui avait en outre un côté un peu "taureau du Vaucluse", et un peu pantagruélien, complètement effacé dans les vidéos de lui qui traînent sur Youtube et qui se rapportent au soir de sa vie, quand il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il était de ce monde de espagnol que j'avais détesté pendant l'enfance, des ombres de Cria cuervos, des manières insupportables de ma maître de conf d'espagnol au nom si aristocratique à Sciences Po (issue d'une vieille famille de la noblesse castillane, mais peut-être moins gerbante finalement que ce qu'on a fait d'Almodovar depuis lors...). Mais quelque chose émanait de son verbe, de ses intonations, qu'on ne pouvait réduire à des catégories simplistes.

 

Oui, je crois qu'on peut aussi refuser la mort de ses ennemis, d'autant que les individus sont rarement complètement responsables des crimes qu'on leur impute, à les supposer même établis. Pris dans des engrenages et des postures dont ils deviennent aisément prisonniers (à commencer par les engrenages des déterminations sociologiques), ils gardent tout de même des côtés "au delà" de la gangue du statut politique, tel ce Ben Laden dont on découvrait (sauf s'il s'agissait d'un mensonge de la propagande américaines, qu'il était fan de Whitney Houston). Cette capacité à "transcender l'engrenage", Fraga avait su la manifester dans les années 1990 dans son amitié indéfectible, assumée et affichée, pour Fidel Castro au moment où tout le monde diabolisait le dirigeant cubain. Le père de Fraga et celui de Castro venaient du même village galicien. Les deux anciens ennemis politiques communièrent à leurs racines communes comme deux vestiges d'un temps déjà mort pour eux, un peu comme Georges Clemenceau et Claude Monet si l'on veut.

 

fidel-castro.jpg

Je ne veux rien savoir de Fraga ni rien retenir sauf cet instant où il dépassa les entraves de son personnage public pour tendre la main à Castro. C'est cette infinie capacité de l'humain d'être au delà des déterminations de l'instant qu'il faut sans cesse célébrer dans le refus de voir les morts mourir. Cette capacité qui parfois ne se manifeste que dans un geste, un soupir, un battement de cil. De ces gestes de retrait, ou de transgression des convenances, qui se figent dans une éternité pour autant qu'on en commémorera le souvenir, comme y invitait Kundera dans sa propre métaphysique du geste. Je sais que tout cela est dur à avaler au point de dégoût que l'humanité atteint à son propre sujet - un dégoût qu'elle exprime plus qu'elle ne le dissimule dans le culte de victimes, et la religion de "droits de l'homme". Et pourtant j'ose croire encore en la capacité de l'humain à remonter, comme un saumon dans le fleuve, au delà du processus récent qui l'a fait se haïr lui-même.

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